Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne – Thomas Campell

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Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne – Thomas Campell
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 761-795).

POETES


ET


ROMANCIERS MODERNES


DE LA GRANDE-BRETAGNE.




XIII.

THOMAS CAMPBELL.


Life and Letters of Th. Campbell (Vie et Lettres de Th. Campbell), par W. Beattie. Londres, 3 vol. in-8o, Moxon, 1849.




S’il est un fait patent, en quelque sorte écrit sur toutes les pages de l’histoire, c’est la rapidité avec laquelle vieillissent souvent les renommés, chez nous peut-être plus encore qu’ailleurs. Un homme vient à mourir, toutes les voix n’étaient occupées qu’à le glorifier ; l’admiration générale le proclamait comme le génie de la poésie, le roi des peintres, le philosophe et le réformateur par excellence, et à peine quelques -années se sont-elles écoulées que ses chefs-d’œuvre ou ses théories politiques nous semblent surannés. Nous avons perdu le sens de ces déploiemens de paroles ou de couleurs ; nous ne concevons plus comment un homme a pu s’exprimer de la sorte, ni quel a pu être l’homme qui s’est ainsi exprimé. — Si cela était général, nous serions à même de l’expliquer par la croissance de l’humanité, qui, chaque jour, apprend à être mécontente de ce qui la satisfaisait la veille ; mais point. À côté des morts qui vieillissent vite, il y en a d’autres qui paraissent doués d’une jeunesse inaltérable ; leurs œuvres ont beau porter pour nous les signes d’un temps qui n’est plus et qui ne reviendra jamais, elles ont beau nous apparaître comme des images qui n’exprimeraient plus tout ce que nous pensons et sentons nous-mêmes : elles conservent un air de vie ; nous y reconnaissons vite quelque chose qui a dû se produire dans une ame humaine.

D’où vient donc cette différence entre les destinées de ces deux classes d’hommes célèbres ? d’où vient que les premiers arrivent si vite à sembler presque ridicules comme une ancienne gravure de mode ? Ne serait-ce parce qu’eux aussi ont été comme des gravures de mode ? parce que leurs œuvres ou leurs pensées, au lieu d’être la définition précise d’une individualité, c’est-à-dire le portrait exact d’un être réel tel que Dieu, a jugé bon de le faire, n’ont été que la traduction d’une non-réalité, d’un type abstrait, d’une mode, c’est-à-dire d’une sorte de moyenne entre les diverses individualités d’une époque, peut-être de quelque chose de moins : d’une formule que des êtres tout différens sont convenus pendant un temps d’accepter comme l’emblème banal de leurs manières de voir toutes différentes ?

La question est importante ; elle touche à bien des problèmes littéraires ; elle est intimement liée d’ailleurs avec la question vitale de notre époque : — Quelle valeur faut-il attacher au suffrage universel ? Oui, quelle valeur ? que signifie l’approbation témoignée par le plus grand nombre ? — Tantôt nous répétons que le propre des prophètes est d’être lapidés, ce qui signifie que le propre de la vérité est de ne point être évidente ; tantôt nous répétons que le propre de la vérité est d’être évidente, ce qui signifie que le propre des prophètes est de ne point être lapidés. Auquel de ces deux axiomes faut-il ajouter foi ? Je crois que cette discordance même devrait nous avertir que nous avons confondu sous une même dénomination des choses fort dissemblables, et qu’il serait urgent de faire une distinction entre les grands hommes qui finissent par rester seuls dans la mémoire des peuples et les hommes grands ou petits que le suffrage général se hâte d’acclamer.

Pour employer une comparaison familière, nous n’avons qu’à ouvrir les yeux, et nous reconnaîtrons autour de nous deux espèces d’êtres ceux qui mettent leur ambition à suivre mieux que tous la mode du jour, à s’habiller plus que tous, à la mode, et ceux qui sont irrésistiblement entraînés à se faire un costume à eux, un costume suivant leurs goûts, leurs habitudes, leur commodité. — Les écrivains et les philosophes, comme tous les autres hommes, pourraient être classés dans ces deux catégories, ces deux nations, dont chacune du reste a son δημοσ et son aristocratie, ses masses et ses supériorités. Il faudrait donc reconnaître qu’il existe deux espèces d’hommes supérieurs : les uns dont le mérite consiste à énoncer plus complètement que personne les idées et les tendances du jour, à posséder plus que d’autres la faculté de traduire en actes ou en paroles tout ce qui est déjà né et qui cherche le moyen de se formuler à la fois ; les autres, dont la supériorité consiste au contraire à percevoir ce que nul autre n’avait encore perçu, à éprouver de nouvelles craintes et de nouveaux désirs, à se former en un mot des idées, des goûts, des mobiles qui sont en avant de l’époque, qui seront confirmés plus tard par les faits, qui le lendemain rendront mieux compte aux hommes nouveaux de ce que la force des choses les aura amenés à voir et à sentir. Avec cette seule distinction, bien des difficultés s’évanouiraient. Nous n’aurions plus de peine à nous expliquer les morts qui vieillissent et ceux qui restent jeunes. — Dans les célébrités qui subjuguent tout de suite leur époque, nous verrons les organes du jour, les talens qui sont applaudis parce qu’ils viennent donner raison à toutes les opinions et à tous les goûts, bons ou mauvais, de leurs contemporains. Dans les grands hommes de l’autre espèce, nous verrions au contraire les organes du lendemain, ceux qui scandalisent d’abord, mais qui restent, — sans doute parce que ce qui est de Dieu ne passe pas, et que leurs œuvres à eux, étaient l’œuvre de Dieu, la confession honnête et sincère des conceptions et des sentimens qui s’étaient réellement engendrés en eux sous l’influence des réalités de l’univers.

Toutes ces réflexions sont en quelque sorte la préface nécessaire d’une étude critique sur le poète Thomas Campbell. Dans laquelle des deux catégories que j’ai citées faut-il le ranger ? Je crois que l’oracle a déjà prononcé. De son temps, nul écrivain peut-être n’a été reçu avec plus d’enthousiasme. Tandis que Byron était attaqué, tandis que Wordsworth et Coleridge et Southey étaient tournés en ridicule, Thomas Campbell n’a eu qu’à paraître pour être proclamé un génie ; il a été le poète glorifié par la Revue d’Édimbourg ; il a été l’espoir de l’Angleterre ; chacun de ses ouvrages de prose ou de vers a été pour lui l’occasion d’une ovation. Et voilà que maintenant après si peu d’années, c’est à peine déjà si nous pouvons distinguer en lui aucun trait de physionomie individuelle. Dans les transformations qu’a subies son talent depuis ses Plaisirs de l’Espérance jusqu’à Gertrude de Wyoming et aux Lectures, nous ne retrouvons plus que les transformations subies par l’opinion et le goût publics de l’Angleterre, depuis l’époque om parurent les Plaisirs de l’Espérance jusqu’à l’apparition de Gertrude de Wyoming. Au lieu de conduire, nous voyons que Campbell a suivi : comme homme spécial, il n’existe plus.

Cela même toutefois ne fait qu’ajouter à l’intérêt de ses mémoires. Les souvenirs de Campbell sont curieux, parce qu’ils nous permettent d’apprécier en lui un caractère de son temps, le grand mouvement intellectuel qui a marqué chez nos voisins le commencement de ce siècle ; ils méritent surtout d’être étudiés, parce qu’ils sont non-seulement un document pour servir à l’histoire littéraire de l’Angleterre, mais encore une page de l’histoire européenne, car, il n’y a pas à en douter, le mouvement intellectuel de l’Angleterre a conquis l’Europe. L’Allemagne avait pu la première se mettre en révolte ouverte contre le XVIIIe siècle. En cela, comme en tout, elle n’avait su renverser un système que pour le remplacer par un autre ; et, comme les systèmes ne fondent rien, l’Allemagne a bien vite été rejetée en sous-ordre. En fin de compte, c’est en Angleterre que se sont lentement et naturellement élaborées les choses qui, devaient rester. Comme au XVIIe siècle la France avait servi de prototype aux nations, c’est sa voisine qui, de notre temps, a fourni les formes poétiques, littéraires et politiques où tendent à se couler nos pensées, nos sentimens et nos sociétés. Voyons donc ce que pourra nous apprendre sur toutes ces choses la vie littéraire de l’homme qui n’a guère été qu’une image fidèle de son temps.

Thomas Campbell naquit à Glasgow le 27 juillet 1777. Par ses ancêtres paternels, il descendait des anciens chefs du clan des Campbells, et son grand-père possédait même encore le domaine de Kirnan sur la frontière du comté d’Argyle ; mais depuis lors la famille avait déchu, et le père du poète, après avoir d’abord acquis une riche aisance dans le commerce, avait été réduit par des revers à une position assez gênée. Dans l’enfance du futur écrivain, je ne vois à relever que la liaison de son père avec le docteur Reid, le philosophe. Par la suite, nous verrons Thomas Campbell entrer en rapports d’amitié avec Thomas Brown et surtout avec Dugald Steward, et peut-être y a-t-il plus d’une analogie entre la poésie du poète et l’espèce d’éclectisme de l’école écossaise. Fils d’une nombreuse famille et chéri comme un dernier enfant, Thomas Campbell resta jusqu’à huit ans sous la surveillance de sa mère, qui aimait à lui chanter les ballades de l’Écosse. Après avoir commencé ses études avec grand succès dans le grammar school de M. Allison, il entra dès l’âge de treize ans à l’université de Glasgow ; il devait y rester cinq années ou du moins pendant cinq sessions, car dans les universités écossaises la période scolaire ne va que d’octobre à mai. Durant tout le cours de ses études, le jeune homme se fît remarquer entre tous, surtout dans les classes de langue. Sa facilité était grande, et le goût de la poésie s’était annoncé chez lui de fort bonne heure. À dix ans, il composait déjà des vers, entre autres des vers destinés à faire partie d’un Poème sur les saisons ; on peut juger par là de quel côté soufflait le vent : Campbell commençait par être un disciple et un admirateur de Thompson.

Avant de quitter l’école préparatoire de M. Allison, il s’était pris pour les classiques grecs d’un enthousiasme qui ne l’abandonna plus. À douze ans, il traduisait en vers des passages d’Anacréon qui formaient le sujet de ses devoirs. Pendant ses cinq années d’université enfin, non-seulement il rimait des satires, des pétitions, des morceaux de circonstance, il rédigeait encore en vers ses versions, ses narrations, et même ses compositions de philosophie. Tout cela lui attira beaucoup d’éloges, beaucoup d’honneurs académiques. Il grandit littéralement ares l’habitude d’entendre ses maîtres et ses collègues le proclamer facile princeps. Bien plus, d’autres louanges vinrent encore se joindre à celles de ses professeurs. À seize ans, une épître sur l’origine du mal lui valut dans sa ville natale le titre de Pope de Glasgow.

Ce qui me frappe dans ses premiers essais poétiques, c’est leur parfaite convenance : ils sont étrangement bien faits, tout y est déjà presque en équilibre, et, avant d’avoir vu le monde, le poète parle des hommes comme s’il avait acquis une vieille expérience. Je cite ces faits pour ce qu’ils valent ; peut-être comme une preuve de plus que la précocité n’est point le signe des natures originales, bien entendu que je parle de cette précocité qui consiste moins dans le besoin d’apprendre que dans le talent d’exprimer. Les animaux les plus complets sont les plus lents à atteindre leur maturité. Il se pourrait aussi qu’une raison trop printanière fût simplement le signe de ces esprits habiles et expansifs qui, au lieu d’être tourmentés par leurs sensations, amassent vite des manières de voir, et chez qui il y a plutôt tendance à combiner des idées qu’à s’en former. Chez Campbell, tout me semble confirmer ce point de vue. Dans sa jeunesse, je ne découvre rien de saillant, rien d’immodéré et d’irrésistible ; nulle exaltation religieuse, nulle de ces mélancolies ou de ces sauvageries qui entraînent parfois la jeunesse vers les ombres et les solitudes. Il aime la nature avec calme ; il ne s’enivre ni de sensualité ni de vin. Il a bien quelques amours, mais je les soupçonne fort d’être quelque peu des prétextes de rimeur. Quand il adresse des épîtres à de jeunes beautés, c’est pour leur souhaiter « de couler doucement leur vie champêtre et de trouver dans chaque hôte une ame sympathique. » Plus loin il leur dira : « Tous les charmes que l’enthousiaste peut lire sur la face de la nature, à vous de les goûter plus intenses et plus raffinés, avec une joie inconnue aux ames vulgaires… » On sent bien là le jeune poète qui tient à honneur d’avoir l’ame délicate.

Je continue le portrait : Campbell est spirituel et vif, impression stable et fort discuteur. Il est bon et affectueux, quoique mordant et cherchant parfois à afficher sa supériorité. Certains traits qui lui font honneur se mêlent à tout cela. Il respecte ses professeurs, il s’enthousiasme pour eux. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il est radical, républicain, et qu’il s’indigne vertement contre le monde de ce qu’il obéit à des nécessités que lui Campbell est incapable d’apercevoir. Un jour, en 1794, il assiste au jugement des réformateurs écossais Gérald, Muir et Gillie, et à prend en haine la société qui a pu condamner des hommes à la parole éloquente, aux intentions si héroïques. Pendant plusieurs mois, il garde une sombre misanthropie, qui le rend méconnaissable à ses amis. Toutes ces manières d’être ne sont guère néanmoins que les voies et moyens de la jeunesse en général. Chez le jeune Campbell en particulier, la seule chose qui fasse saillie, c’est la passion d’écrire des vers. Je me trompe ; dans ses lettres s’affiche une autre tendance, assez commune, il est vrai, aux premières années, mais qui, chez lui, domine à l’excès : je veux parler des protestations et démonstrations d’amitié qui les remplissent. Toutes ces affections sans doute semblent sincères, — dès son enfance Campbell paraît avoir été porté aux vifs attachemens ; — mais il est constamment préoccupé de l’effet que ses affections peuvent produire. Sans cesse il a peur que ses silences n’aient été mal interprétés, sans cesse il craint de n’avoir pas assez dit combien il aime. Il y a en lui un souci immodéré de l’approbation d’autrui.

J’ai parlé des universités écossaises et de leurs courtes années scolaires. Les étudians pauvres, si nombreux dans ces universités, ont coutume d’employer leurs longues vacances à donner des leçons, afin d’amasser ainsi les moyens de continuer leurs études. À la suite de sa quatrième session académique, Campbell suivit cet exemple. La perte d’un procès venait de réduire encore les ressources de son vieux père et les actives recommandations de ses professeurs lui procurèrent un emploi momentané de précepteur dans une des Hébrides, à l’île de Mull. Une maison solitaire à la pointe d’une île perdue aux limites du monde ; autour de lui, « la vague blanche écumant contre le ciel lointain,… les sombres rochers bleus entassant leur grandeur dénudée, la tempête sonore balayant les rivages hérissés[1] ; » au loin enfin, le sourd bruit d’un gouffre marin, et çà et là les aigles perchant sur la plage au milieu des nuages : — il y avait là de quoi mettre une ame jeune face à face de la nature. Campbell eut en effet des mouvemens d’enthousiasme : il fit provision d’images ; mais la tristesse et les regrets vinrent se jeter.à la traverse. « J’écrivis, dit-il lui-même, sur mon exil un poème aussi triste que les Tristes d’Ovide. » L’homme est là. Pendant toute sa vie, je retrouve bien plus chez lui la faculté de jouir par anticipation d’une espérance, d’une non-réalité, que la puissance de jouir virilement de la réalité, en s’intéressant à ses richesses, que nul œil ne comptera jamais. À l’avance, il rêve et il s’exalte à l’idée de trouver les choses conformes à un rêve qu’il s’est fait lui-même. Devant les choses telles que Dieu les a faites, il regrette le passé, il songe à ce qu’il n’a plus.

À sa sortie définitive de l’université Campbell recommença à Downie son existence de précepteur, mais pour peu de temps. Toute cette période est pour lui pleine d’angoisses. Il sentait la nécessité de se créer une position indépendante, et il ne savait trop de quel côté se tourner. Après tant d’éloges reçus à l’université, il lui restait à apprendre la vie, et il y entrait avec bien des exigences et des espoirs immodérés, avec une appréciation bien peu exacte de ce que les hommes devaient faire pour lui, et ne pouvaient manquer de faire. Ce n’est pas là un reproche à son adresse, mais bien à celle de la jeunesse, des succès de collège et du rôle immense que nous donnons dans l’éducation à l’émulation, c’est-à-dire à la vanité. Campbell avait compté sur des protecteurs qui lui firent défaut. Plus d’une fois il parla avec aigreur de l’égoïsme des hommes, long-temps il dut expier en lui les fautes des autres. — Tour à tour il songea à se faire ministre, médecin, commerçant, homme de loi, chimiste. Son biographe a pris grand’peine pour le défendre contre l’accusation d’inconstance. Jusqu’à un certain point il a raison. Ce n’est pas que le jeune homme fût inconstant, à proprement parler ; il y avait seulement en lui absence de toute vocation fixe. Avec les visées qu’on lui avait appris à se former, il était fort embarrassé pour trouver ce qu’il cherchait. Ici encore, l’idéal lui plaisait plus que la réalité. S’il s’éprenait de telle ou telle profession, c’était parce qu’il y voyait quelque chose de poétique, parce qu’il évoquait en esprit la position qu’elle pouvait lui donner. Alors qu’il songe au commerce, il est amusant de le voir se prouver à lui-même et prouver à un ami comment le commerce est une noble chose, un puissant instrument de civilisation. S’il avait eu l’idée d’étudier le droit, c’était après avoir assisté aux cours du professeur John Miller, dont les opinions libérales l’avaient entraîné, et à qui il attribue en grande partie les prédilections politiques de toute sa vie. La philosophie du droit lui paraissait alors un magnifique champ pour le déploiement des capacités humaines ; mais quand, au lieu d’atteindre de prime-saut le but, il fut question d’y arriver en travaillant dans une étude, le découragement vint. Il prit en haine et le droit et la longue route à parcourir, et peut-être aussi la position du clerc qui doit vivre avec l’idée que, dans sa spécialité, il a tout à apprendre et est inférieur à tous. Ce qu’il y a de terrible dans les succès de collège, c’est qu’ils développent chez le lauréat la douce conviction que, tel qu’il est, il est déjà digne de la renommée ; avec cette foi-là, on est prédestiné à devenir littérateur, par cela seul qu’on est incapable de se plier aux longs noviciats de toute autre carrière.

De meilleurs jours cependant approchaient. Édimbourg comptait alors au nombre de ses hommes de marque le docteur Anderson, auteur des Vies des Poètes anglais. Par hasard, Campbell rencontra dans la rue un ami qui allait faire visite au docteur, et il l’accompagna jusqu’à la porte de ce dernier. À ce moment, les filles d’Anderson se trouvaient à leur fenêtre : elles aperçurent Campbell, qui était un beau jeune homme. Naturellement le visiteur fut questionné sur son compagnon : il parla de la position précaire de Campbell et de ses talens ; il montra au docteur une de ses pièces de vers qu’il avait sur lui. La pièce de vers séduisit Anderson. Il témoigna le désir que le jeune poète lui fût présenté, et Campbell, amené chez lui, eut bientôt achevé sa conquête. À partir de ce jour, on peut dire que sa destinée fut arrêtée dans le grand livre du ciel. Peu de temps après, il était en rapport avec le libraire Mundell, pour le compte duquel il entreprenait un abrégé de l’ouvrage de Bryan Edwards sur les Indes occidentales, au prix de vingt livres (500 francs). C’était le docteur qui l’avait abouché avec son éditeur. Anderson ne s’en tint pas là ; patron zélé de la littérature et centre d’un cercle d’écrivains, il introduisit son jeune protégé dans le monde lettré d’Édimbourg.

Le vent était alors à la poésie, où, pour parler plus juste, il y avait partout un sourd travail intellectuel. Moitié capitale, moitié ville du province, la métropole de l’Écosse avait d’ailleurs beaucoup plus gardé que Londres les goûts du XVIIIe siècle, ou du moins les causeries de salon y avaient conservé, ce me semble, plus d’importance. L’heure n’avait pas encore sonné pour les coteries avec leurs prétentions, pour les petits hôtels Rambouillet avec toute la vie factice et tous les échanges de mensonges qui y fleurissent. On se faisait une réputation avec des vers en manuscrit ; on consultait les juges éclairés sur ses épîtres et ses poèmes. Sans doute on admirait souvent pour se persuader à soi-même qu’on avait bon goût, et on louait souvent parce que cela était de bon ton. On eût trouvé fort brutal un homme qui se fût fait un devoir de blâmer tout haut ce qu’il blâmait tout bas, et de décourager des prétentions qui, dans sa pensée, ne pouvaient servir qu’à faire une victime. Au milieu de toutes ces bonnes intentions si fâcheusement employées, Campbell ne pouvait guère trouver qu’un aliment à son idée fixe. Heureusement pour lui les encouragemens qu’il reçut devaient le conduire au succès et non aux tourmens d’une ambition impuissante. Tout en donnant des leçons pour vivre, il acheva son poème des Plaisirs de l’Espérance. Chaque jour, il se promenait, récitant presque à haute voix ses vers ; on le regardait passer ; ou bien il allait, sur une hauteur voisine d’Édimbourg, s’entretenir avec sa muse et recevoir le vent à la face. Trois mois avant que son œuvre parût, ses amis ne le désignaient que sous le nom de chantre de l’espérance. Son manuscrit avait passé de mains en mains il avait été discuté et longuement corrigé d’après les conseils des amis éclairés. Anderson était fier de son protégé ; il croyait sincèrement au génie de Campbell, et il prédisait un succès éclatant. Le poème enfin terminé, le docteur le fit accepter par Mundell, qui acheta la propriété de l’œuvre au prix de 50 livres (1,250 francs).

Thomas Campbell avait alors vint et un ans, et on était en 1799. La date ici est importante. En 1799, Pope et son école régnaient encore en Angleterre : Pope, c’est-à-dire notre poésie classique avec plus de sérieux, avec beaucoup moins de bel esprit badin. Pour donner une idée plus nette des écrivains d’alors, je ne saurais mieux faire que de recourir aux manifestes des novateurs qui suivirent bientôt : « C’est une chose digne de remarque, dit Wordsworth dans la préface supplémentaire de ses Ballades lyriques, qu’à l’exception de la Nocturnal Reverie of lady Winchelsea, et d’un passage ou deux dans le Windsor Forest de Pope, toute la poésie, depuis Milton jusqu’à Thompson, ne contient pas une seule image nouvelle de la nature extérieure.. Bien plus, de toutes les images déjà connues qu’elle emploie pour la peindre ; il n’en est pas une d’où l’on puisse inférer que le poète eût attentivement fixé ses yeux sur l’objet dont il voulait parler ; encore moins que ses impressions eussent déterminé chez lui un effort de véritable imagination pour le reproduire. À quel bas degré était tombée la connaissance des phénomènes les plus importans et les plus en évidence, on peut en juger par la manière dont Dryden a exécuté une description de la nuit dans une de ses tragédies, ou par la traduction que Pope a donnée de la scène du clair de lune dans l’Iliade. Pour peu qu’un aveugle eût l’habitude d’écouter attentivement ce qui se dirait autour de lui, il n’aurait nulle peine à peindre avec plus de vérité tous ces aspects de la nature. »

Cela porte coup. À quelque temps de là surgit la fameuse controverse excitée par Bowles et sa théorie. Bowles prétendait frapper de réprobation toutes les images empruntées aux choses artificielles, en ne reconnaissant de véritable poésie que dans les peintures des choses naturelles. Nul doute qu’il ne sût fort mal définir ce qu’il sentait. Campbell lui répondit fort justement qu’un vaisseau lancé à la mer pouvait être un sujet de très haute poésie. Nous pouvons beaucoup mieux formuler la pensée du novateur qu’il ne le pouvait lui-même. Ce qui le choquait, lui et bien d’autres, c’est que la poésie n’était plus une langue, un effort pour exprimer des impressions, des émotions, des troubles d’ame ; c’est qu’elle ne se donnait pas pour but de traduire ces espèces de phénomènes intérieurs que les objets artificiels peuvent déterminer aussi bien que la nature, mais qui ne sont aucunement des idées, des jugemens. « L’école régnante, comme l’a mieux dit Coleridge, était caractérisée non pas tant par des pensées poétiques que par des pensées traduites dans le langage de la poésie ; l’excellence du genre consistait, comme fond, dans des observations justes et fines sur les hommes et les mœurs au milieu d’un état social artificiel (je n’aime pas ce mot), — comme forme, dans la logique de l’esprit reproduite en distiques coulans et épigrammatiques. Lors même que le sujet s’adressait à l’imagination ou à l’intelligence, on s’attendait à un trait à la fin de chaque second vers, et l’ensemble d’un morceau était comme une conjonction disjonctive d’épigrammes. » Le style de Voltaire est un exemple familier de ces chapelets d’axiomes. Des phrases sentencieuses, voilà ce que l’on prisait, et on tuait une comédie en lui reprochant de ne pas renfermer de maximes.

La poésie se proposant ainsi d’exprimer ce qu’exprime la prose, des opinions et des réflexions, sa seule ambition était de les exprimer autrement, d’une certaine façon, qui n’était pas la façon la plus simple et la plus précise. L’art du rimeur était donc exclusivement l’art de bien dire, l’art d’habiller toute idée suivant un certain type immuable de phraséologie qui était la règle générale et absolue du beau. Maintenant, quel était donc ce type que la poésie avait pour unique mission de reproduire systématiquement ? Si je ne me trompe, toutes les paroles et tous les actes du XVIIIe siècle sont là pour nous l’apprendre. La grande prétention de l’époque était de faire tenir la mer dans une coquille de noix, de faire rentrer des milliers de faits dans une grande catégorie. On n’aimait que le générique, et le beau style consistait à désindividualiser les objets, à éviter tous les traits précis et toutes les images qui eussent pu mettre sous nos yeux un fait dans ce qu’il avait de particulier. On disait les essaims ailés au lieu de dire les abeilles ; on s’extasiait devant une femme aimable, spirituelle, belle, ravissante, en se gardant bien d’indiquer quelle était sa manière propre d’être ravissante, et en quoi elle différait de toutes les autres manières d’être ravissant ; on chantait sur une certaine intonation donnée, qui évitait soigneusement d’accentuer les nuances distinctives du sentiment chanté. À l’exemple de la pensée, la diction s’efforçait de donner une idée des choses, en les représentant toujours comme des variétés d’un genre infiniment vaste. La métaphysique était partout. Les abstractions surtout faisaient rage. On écrivait des odes à la peur, à la pitié, au contentement ; on faisait des poèmes sur l’amitié, l’imagination, la mémoire, l’enthousiasme. Les individualités et les réalités avaient été solennellement abrogées. On avait décidé que le monde ne serait plus à l’avenir qu’un prototype d’univers servant de théâtre à toute espèce de prototypes, de catégories et d’être de raison. C’était un nouveau platonisme ; c’était un bel et bon polythéisme à l’antique[2]. Les allégories étaient tellement adorées, que la France, Robespierre en tête, s’en était fait décidément des dieux officiels ; elle avait décrété le culte de la Raison, de la Liberté, etc.

À la fin cependant le mal avait engendré lui-même son remède. À force de réduire la poésie à l’art de déguiser des axiomes génériques et des types impersonnels sous une diction générique et incorporelle, le factice était arrivé jusqu’à devenir intolérable. La nature avait fini par s’apercevoir qu’elle était fort gênée sous toutes les règles décrétées par le bon goût général, et qu’elle aurait plus de bénéfice à faire à sa guise en se passant de l’approbation du suffrage universel. De tous côtés, on se mettait en révolte. Après les mœurs conventionnelles que l’on avait long-temps subies, il commençait à devenir de mode de célébrer les sabots et les bergeries, de déblatérer contre la civilisation et les fauteuils. Ce n’était encore là qu’une nouvelle mode ; mais elle indiquait une grande transformation Par dégoût sans doute pour les grandes maximes sur l’homme en général et sur la manière dont on se fait aimer des femmes en général, Walpole et Percy en étaient venus à remettre en honneur le moyen-âge et la poésie populaire. Comme Marchangy chez nous, on faisait de l’opposition en admirant le gothique et le chevaleresque. Le goût et l’étude des antiquités du nord gagnait peu à peu. Dans la chaire de littérature qu’il occupait à Oxford, Thomas Warton, l’auteur de l’Histoire de la poésie anglaise, ramenait ses élèves aux auteurs du XVIe siècle. L’un de ses disciples, W. Lisle Bowles, allait bientôt publier (en 1789) les sonnets qui firent une révolution dans l’esprit de Coleridge. D’un autre côté, Burke livrait au public son Essai sur le beau, et la théorie dans laquelle il glorifiait le vague et l’indéfini n’était, après tout, qu’une certaine façon rudimentaire de demander que la poésie exprimât des émotions et non des idées, car le propre des impressions est de renfermer l’infini et de se lier sympathiquement à tout ce que nous avons senti, comme le propre des idées est d’être le défini, le circonscrit. D’un autre côté encore, Cowper avait conçu et fait aimer un style déjà assez nouveau de poésie, un de ces styles de transition comme il ne s’en produit qu’en Angleterre. Chez lui, il y avait eu une tentative naturelle, non pour rompre avec le passé, mais pour adapter les vieilles formes à ses propres besoins. Profondément sérieux, il avait cherché à parler en homme, à dire nettement ce qu’il voulait dire, et, sans s’en douter, il avait grandement changé la diction poétique. Enfin Burns était venu, et les Ballades lyriques de Wordsworth faisaient leur apparition, un an avant la publication des Plaisirs de l’Espérance.

Comme on en peut juger, c’était à un moment de transformation que Campbell était descendu dans l’arène. Il y fit un éclatant début. Je n’irai pas jusqu’à dire que nulle œuvre ne produisit jamais autant de sensation que son poème ; mais je n’ai certainement souvenir d’aucune œuvre qui, du premier coup, ait porté aussi haut un inconnu. Les exemplaires des Plaisirs de l’Espérance furent littéralement enlevés. Plusieurs éditions se succédèrent en une seule année. En 1803, le livre avait déjà été réimprimé sept fois. Pour en obtenir la propriété, un libraire de Londres en offrit à l’auteur une rente viagère de 200 livres (5,000 fr.). Rien de plus éloquent que ces chiffres. Malheureusement Campbell avait vendu ses droits d’auteur, et, sans la générosité de son éditeur, il n’eût pas tiré grand profit de sa popularité ; mais M. Mundell fut généreux. Pour chaque édition nouvelle, il offrit au poète un remerciement de 50 livres (1250 fr.) et plus tard il lui abandonna le droit de publier deux fois son œuvre par souscription[3]. Le droit, dans ce cas, avait son prix, car la seconde fois il rapporta au-delà de 1,000 guinées à Campbell. La souscription avait presque été un événement national. Pitt y avait mis son nom ; le gros des sommités politiques, littéraires et aristocratiques avait fait comme lui. Lady Campbell s’était chargée de soulever son clan en faveur du poète, et en Angleterre comme en Écosse c’étaient des hommes haut placés qui avaient pris la chose en main.

Je n’ai encore indiqué qu’un côté du succès de Campbell. Un jour que le docteur Gregory, fort célèbre à Édimbourg, était entré chez le libraire Mundell, il trouva sous sa main un exemplaire du poème, et il l’ouvrit sans trop penser à ce qu’il faisait. « Parlez-moi de cela, voilà de la poésie, de la vraie poésie, monsieur Mundell ! » s’écria-t-il tout à coup, et, sans démordre, il acheva le volume. L’exclamation du docteur fut en quelque sorte répétée par tous ceux qui lurent les Plaisirs de l’Espérance. Le débutant fut recherché ; son œuvre le mit en rapports avec Scott, Henry Erskine, Dugald Stewart, Arch. Alison, l’auteur de l’Essai sur le goût, Sydney Smith, les Kemble. Déjà il était lié avec Jeffrey, Thomas Brown et Henry Brougham. À Londres et à Liverpool, il en fut comme à Édimbourg. La miraculeuse puissance du poème y procura à Campbell l’amitié ou la protection de Charles Fox, lord Holland, lord Minto, Mackintosh, Byron, Mme de Staël, etc. Il faudrait ajouter à cette liste presque toutes les illustrations anglaises et étrangères. Bien plus, avec le temps l’admiration ne fit qu’augmenter. Après les célébrités de la littérature, ce fut une princesse du sang qui désira être présentée à l’illustre auteur. Après les témoignages gaffeurs des journaux, ce fut le gouvernement qui rendit hommage au poète en lui accordant, sous Charles Fox, une pension de 200 livres (5,000 fr.). Je ne dis rien des legs que les Plaisirs de l’Espérance valurent à Campbell, ni des honneurs qu’ils lui procurèrent en Allemagne et dans sa patrie. Bref, au bout de dix ans, et sans avoir rien produit de nouveau, sauf quelques pièces détachées, il était encore maintenu au pinacle par la seule force de son coup d’essai. De son vivant, il avait été transformé en un de ces génies que nul ne se permet de juger.

Que renfermaient donc les Plaisirs de l’Espérance pour produire une pareille sensation ? Au début, quelques vers harmonieux chantent l’éloignement qui donne des charmes, à l’horizon et revêt d’azur les montagnes ; » puis le poète célèbre l’espérance comme la mère de l’activité, le mobile qui pousse le génie à l’accomplissement de sa destinée. Il dit comment elle inspire l’amour et embellit le bonheur domestique. L’idée de l’espérance évoque bientôt celle du progrès. En espérance le poète entrevoit l’avenir des peuples, la civilisation éclairant les sauvages, la liberté brisant les chaînes. Enfin, il nous montre l’espérance consolant le moribond par la promesse d’une autre existence de bonheur. Le genre adopté par le débutant, on le voit, n’avait rien de neuf, loin de là : son œuvre marchait de tout point dans les traces de l’ancienne école. Elle aussi faisait consister le rôle de la poésie à personnifier les explications que la raison se donne des choses, à développer une thèse métaphysique, et, pour développer sa thèse à elle, elle procédait comme l’ancienne école. Au lieu d’imiter la nature qui met sous nos yeux des phénomènes, des effets, et nous laisse la peine d’en deviner la cause, elle s’appliquait à mettre sous nos yeux des causes accomplissant leur besogne. Les idées énoncées par le poète n’avaient d’ailleurs pas grande valeur intellectuelle. « À cette époque, nous dit M. W. Beattie, la révolution française le partage de la Pologne et l’abolition de la traite étaient le sujet de toutes les conversations. » Ce qui occupait tous les esprits étau précisément ce qui avait occupé l’esprit du jeune écrivain. Il était philanthrope, négrophile, passionné pour la Pologne et radical ; il lançait des prophéties contre les tyrans, il s’indignait contre les philosophes qui réduisent l’homme au niveau de la brute en lui contestant une ame immortelle ; il avait, en un mot, toutes les manières de sentir et de pensée que l’on pouvait alors avoir à vingt et un ans, sans qu’il fût besoin de penser et sentir par soi-même. Quant à sa diction, à maints égards aussi elle ne faisait que reproduire les formules en usage. Elle prodiguait les tropes, les exclamations, les écoutez ; elle se montait souvent, à cet enthousiasme officiel du poète classique qui s’est dit qu’il devait chanter sur un certain ton ; par-dessus tout, elle aimait à faire intervenir dans les affaires des hommes l’olympe des abstractions et des êtres de raison. Je me hâterai d’ajouter cependant que le poème du débutant renfermait autre chose que des redites. Jusqu’à un certain point, le docteur Anderson était dans le vrai, quand il s’extasiait « sur les exquises modulations de ce style qui s’élève et s’abaisse avec le sujet, qui tour à tour s’attendrit avec les mélancoliques accens de la douleur, et s’élance sur l’aile d’une éloquence passionnée. » Le style de Campbell savait en effet s’exalter et s’attendrir. Je dirai plus : s’il nous semble guindé, il ne l’est que relativement au présent ; par rapport au passé, il était réellement un effort original vers plus de naturel et de sincérité : çà et là, la périphrase faisait place à une expression nette et imagée ; dans plus d’un vers, la nature était saisie sur le fait ; à travers les enflures circulait surtout une veine bien nette de douces émotions. Pour tout résumer, le jeune écrivain, je le crois, avait presque enrichi la poésie d’une faculté nouvelle en lui apprenant à traduire certains attendrissemens auxquels elle avait rarement donné une voix depuis long-temps.

Qu’est-ce à dire ? Que les Plaisirs de l’Espérance étaient de tout point le miroir du temps. Par ses innovations comme par sa fidélité aux usages, Campbell reproduisait exactement le goût général de cette époque, où le passé était en lutte avec l’avenir, où les traditions et les routines se confondaient avec de vagues aspirations vers quelque autre chose. J’ai comparé sa poésie à la philosophie de l’école écossaise. On peut mieux maintenant sentir leurs rapports. Les écrits de Reid, de Brown, de Dugald Stewart, étaient une première levée de boucliers contre le règne des grands axiomes et la manie des principes absolus, contre cet idéalisme qui statuait en tout du général au particulier. C’était une réaction, mais une réaction tiède, qui, au lieu de s’attaquer à la méthode géométrique du XVIIIe siècle, ne combattait guère que les conséquences auxquelles elle était arrivée. Les novateurs s’inscrivaient en faux contre le scepticisme de l’école radicale ; ils ne mettaient pas encore en cause l’esprit de système, la prétention de poursuivre l’absolu. Chez eux, il y avait un étrange amalgame d’inductions et de déductions, de principes et d’appels à l’expérience ; de même chez Campbell. À côté d’une image qui pose nettement sous nos yeux une réalité bien solide, arrivent des abstractions : la pitié qui veille au chevet de la souffrance, l’expression qui met la dernière main à la beauté de Vénus ! Quand le poète est parvenu à faire palpiter sous nos yeux des hommes de chair et dos, il ouvre leur cœur, et voilà que nous y voyons à l’œuvre le doute père de l’effroi. Cela même produit d’étranges combinaisons : sur la même scène s’agitent des habitans de notre monde et des êtres incorporels, des individualités et des catégories, si bien que l’œuvre dans son ensemble fait un peu l’effet d’un tableau qui présenterait sur le même plan des objets vus à des distances différentes. Étranges ou non, toujours est-il que ces contradictions existaient alors dans l’esprit de tous et y vivaient fort en paix. Je ne m’étonne pas que le jeune poète ait été accueilli avec tant d’enthousiasme : sur tous les points, il donnait raison à son temps. Les élémens hétérogènes de son style étaient un charme de plus : ils vibraient à l’unisson avec les définitions que l’on se donnait alors des choses ; avec son style, il avait su d’ailleurs exprimer les préoccupations dominantes ; par les modulations de ce style enfin, il avait su indiquer toutes les nuances que ses lecteurs avaient appris à voir dans leurs sentimens, et cela sans sortir de l’intonation réclamée par les habitudes poétiques de son temps, par les idées qu’on se faisait de la poésie. D’un seul coup il avait dit tout ce que l’esprit général avait à dire.

Encouragé par le succès de son livre, Campbell pensa bientôt à courir le monde. C’était alors vers l’Allemagne que se tournait la jeunesse littéraire ; ce fut vers l’Allemagne qu’il fut attiré. De Hambourg, où il débarqua et où sa réputation l’avait précédé, son projet était de se rendre à l’université de Iéna ; mais il avait compté un peu légèrement sans les circonstances. On était alors en 1800, et les hostilités engagées entre la France et l’Allemagne le forcèrent à se rabattre sur Ratisbonne. À Peine y était-il arrivé que les Français l’y suivirent. Du haut des remparts, il fut même témoin du combat qui ouvrit la ville à Grenier (juillet 1800). Il vit les décharges répondre aux décharges ; il entendit résonner le pas de charge des Français, et à côté de lui les boulets vinrent frapper plus d’une victime. « Ce fut là, écrivait-il bien des années plus tard, une des époques les plus importantes de ma vie sous le rapport des impressions qu’elle me laissa ; mais ces impressions causées par le spectacle de tant d’hommes morts, ou, ce qui est pis, dans l’agonie de la mort, sont si horribles pour mes souvenirs, que je fais mon possible pour les chasser loin de moi. Plus d’une fois, dans mes momens de malaise, j’ai été réveillé en sursaut la nuit par des cauchemars remplis de ces terribles images. » Je serais tenté de croire cependant que, sur le moment, le jeune voyageur n’était pas aussi exclusivement dominé par le sentiment des horreurs de la guerre. Les pompes des batailles semblent aussi lui avoir causé une sorte d’enthousiasme. S’il écrivit en Allemagne sa ballade du Rêve du soldat, ce fut aussi en Allemagne qu’il composa son Hohenlinden[4], et toute sa vie il aima les chants guerriers. Ce qu’il y a de certain en outre, c’est qu’à cette époque il était encore grand admirateur des Français. « Depuis l’arrivée des braves républicains, dit-il dans une de ses lettres, nous avons eu de magnifiques évolutions militaires. Des figures aussi martiales et des manœuvres aussi rapides que celles de ces petits soldats ne sauraient se rencontrer que chez les vainqueurs de Lodi et de Marengo. Tout votre enthousiasme jusqu’à la dernière étincelle vous monterait à la tête rien qu’à les voir marcher au chant de guerre de la liberté (la Marseillaise). »

On ne trouve guère d’autres traits à citer dans la correspondance du jeune voyageur. En général, ses lettres sont peu intéressantes, celles du moins qu’a recueillies son biographe : elles parlent beaucoup de ses désappointemens, de ses espérances ; elles nous le montrent tel que nous l’avons déjà vu : rêvant beaucoup, fort peu tourmenté du besoin d’arriver à la réalité des choses, fort porté, au contraire, à les idéaliser le plus possible, à les paraphraser en imagination, à faire sur chaque thème les plus belles variations auxquelles le thème puisse prêter. À ces enthousiasmes pour de doux mensonges succèdent naturellement les déceptions. Emprisonné à Ratisbonne par la guerre, il s’ennuie et finit par tomber malade. Après une courte excursion en Bavière, il revient enfin passer l’hiver à Altona, où il mène encore une vie toute d’hallucinations, de désirs et de regrets. Chose curieuse, en écrivant à ses amis, il ne dit pas un mot des Allemands qu’il a sous les yeux ; jusqu’au dernier moment, ses pensées sont toutes pour la Hongrie qu’il se flatte de visiter, pour les grands souvenirs attachés aux lieux qu’il doit voir, pour les associations d’idées qu’ils ne pourront manquer d’éveiller en lui. Des associations d’idées, nul mot peut-être ne s’est rencontré si souvent sous la plume de Campbell.

Cependant tous ces châteaux en Espagne étaient encore destinés à s’écrouler, et aux tristesses de son hiver à Altona vinrent se joindre des inquiétudes d’un autre genre. En entreprenant son voyage, il avait agi, comme il le fit souvent, sans trop calculer, sans trop s’inquiéter de mettre ses moyens en accord avec son but, ou son but en accord avec ses moyens, et l’argent lui fit défaut. Il en fut de même des inspirations qu’il avait compté trouver en Allemagne. Avant son départ, il s’était engagé à livrer à son libraire un volume ou deux de récits de voyage et un nouveau poème. Qu’il pût être incapable de tenir sa promesse, l’idée ne lui en était pas même venue ; il n’avait pas encore appris à douter de lui-même ; il en était encore à croire et à répéter qu’avec de la persévérance on vient à bout de tout. Force lui fut, hélas ! de s’apercevoir qu’il n’en était pas ainsi. Quoi qu’il fît, les récits de voyage et le poème ne voulurent pas venir au monde. Je ne crois pas qu’il ait eu plus tard à le regretter. Le poème, en tout cas, était une faiblesse de jeune auteur gâté de trop bonne heure, un de ces projets littéraires qui sont exclusivement inspirés par le désir de faire un beau livre : il devait y être question de l’Ecosse, de ses sites historiques et des souvenirs les plus propres à exalter le patriotisme de ses lecteurs écossais.

À son retour d’Allemagne, Campbell eut une nouvelle épreuve à traverser. Son père mourut, et avec le vieillard s’éteignit une pension viagère qui depuis long-temps était presque l’unique ressource de sa famille. Dès ce moment, le jeune poète prit avec lui-même l’engagement de soutenir sa mère et ses sœurs. Ce devoir, il le remplit noblement. Le dévouement était un des beaux côtés de son caractère : d’abord, il contribua avec un de ses frères à venir en aide à mistress Campbell ; puis, quand il eut amélioré sa propre position, il lui servit à lui seul une pension annuelle de 70 livres (1,750 francs) ; mais j’anticipe ici sur l’avenir : au moment où il perdit son père, Campbell avait encore tout à faire pour se mettre lui-même à flot. Sa plume était son seul capital. Faute de mieux, il fit marché pour écrire en trois volumes une continuation de l’histoire de Smolett, sous le titre de Annals of Great-Britain. L’ouvrage devait lui rapporter 2,500 francs par volume, et il avait été stipulé qu’il resterait anonyme. Campbell tenait infiniment à cette condition, de peur de perdre caste. Avec ce travail sur le métier, il ne tarda pas à venir planter sa tente à Londres dans l’espoir d’y trouver plus facilement à tirer parti de son talent. Quelques pièces de vers envoyées d’Allemagne l’avaient mis en rapport avec M. Perry du Morning Chronicle : c’était un premier débouché ; il comptait bien s’en ouvrir d’autres ; il voyait jour à écrire dans le Philosophical Magazine ; il voyait jour à tant de choses, qu’il ne tarda pas à épouser sa cousine, miss Matilda Sinclair, qui n’avait nul dot à lui apporter. Il avait alors vingt-six ans, et, dans sa joie, il écrivait à une de ses sœurs : « Quant à vos amicales questions sur mes espérances, je ne puis y répondre d’une manière positive ; mais ce que je puis vous dire, c’est que, à moins de traverses et de causes extraordinaires pour troubler ma paix d’ame, je me sens entièrement capable de me maintenir a Londres avec honneur et éclat. Ma position littéraire est telle qu’avec un peu d’argent, fort peu d’argent dans ma poche pour me dispenser de solliciter des travaux, elle me mettra à même de dicter mes propres conditions aux libraires. »

Tant de confiance voulait seulement dire que les déceptions du passé n’avaient pas encore fructifié, et que le poète était loin, fort loin, d’avoir appris à se connaître. Les plus rudes épreuves de sa vie, au lieu d’être finies, ne faisaient, au contraire, que commencer. Lui-même nous a laissé de douloureuses confidences sur les premières années de son séjour à Sydenham, où il s’était établi peu après son mariage :


« Je ne prétends pas dire, écrivait-il, que nous ayons souffert, à proprement parler, les privations de la pauvreté. Ce fut plutôt la crainte que la réalité de l’indigence qui vint peser sur nous ; mais je n’oublierai jamais ce que j’éprouvai le jour où mon frère aîné m’écrivit qu’à l’avenir l’état fâcheux de ses affaires ne lui permettait pas de continuer à soutenir ma mère, et que dorénavant je devais prendre sur moi seul le pieux devoir de la mettre à l’abri du besoin… Je me voyais ainsi deux ménages sur les bras : l’un à Édimbourg, l’autre à Sydenham ; et à cette époque on peut se rappeler que la vie était d’un tiers plus chère que maintenant… Pour faire face à ces nécessités, j’acceptai des engagemens littéraires ; mais je fus bientôt pris d’une maladie qui rendit impossible pour moi toute poésie, et même toute composition d’imagination. La crainte de ne pas m’éveiller assez matin pour me mettre à l’ouvrage me tenait éveillé toute la nuit, et peu à peu je perdis complètement le sommeil… Le loup cependant était à ma porte… Et en sus des dépenses ordinaires du ménage, j’avais à servir les intérêts usuraires d’une somme de 200 livres que j’avais été obligé d’emprunter pour payer notre ameublement et acheter jusqu’au berceau de notre enfant.

« Le sang à la tête et tout étourdi par le battement de mes tempes après des nuits sans repos, j’étais chaque jour obligé de travailler d’arrache-pied au seul genre de corvée qu’il me fût possible d’entreprendre, à des compilations, à de prosaïques abrégés C’est toujours un malheur pour un homme de lettres que de recourir à des travaux anonymes, quelle que soit l’innocence de ses motifs. Il abaisse son caractère en écrivant des choses dont son nom ne se porte pas responsable. Pour moi, j’écrivis sur toute espèces de sujets, y compris même l’agriculture.

«… J’arrivai à Londres comme un parfait aventurier je ne manquais pas d’engagemens littéraires ; mais l’écueil contre lequel je me brisai fut une appréciation exagérée des bénéfices que j’en pouvais tirer. J’ai observé que les auteurs et les artistes étaient sujets à de telles méprises. Un écrivain, je le sais par expérience, commence un travail qui doit lui rapporter tant par feuille : en un jour il achève peut-être un dixième de sa besogne, et, tout ravi, il fait à part lui ce calcul : Fort bien ; à ce taux, je puis compter sur un gain de tant de livres par jour ; — mais d’innombrables interruptions surviennent : ce qu’il a écrit aujourd’hui peut d’ailleurs demander à être écrit sur de nouveaux frais demain, etc.. »


La naissance d’un second fils, le seul qu’il conserva, vint encore augmenter les dépenses du poète, et sa santé s’altéra tellement qu’à diverses reprises il fut obligé de changer d’air ou d’aller prendre des bains de mer. Ce n’est pas cependant que ses gains fussent trop minimes, il recevait 100 francs par semaine pour traduire la correspondance étrangère du Star ; il fournissait des articles au Philosophical Magazine, et son poème de l’Espérance contribuait encore de temps à autre à augmenter la somme de ses revenus ; mais il aimait à vivre sur un certain pied, et il ne savait pas compter.

Toutes ces angoisses cependant eurent un terme. Si les premiers succès du jeune écrivain lui avaient été funestes en le lançant dans un monde trop élevé et peut-être en développant chez lui trop d’exigence, ils lui avaient aussi procuré des amis qui ne s’endormaient pas. Dès l’année de son mariage, Campbell, par suite de leurs bons offices, s’était vu offrir deux chaires de professeur : l’une à Vilna, qu’il avait refusée en raison de ses principes politiques ; l’autre en Angleterre, qu’il n’avait point acceptée non plus pour des motifs que n’indique pas son biographe. À ces premiers efforts pour le mettre à flot, succédèrent bientôt des tentatives plus heureuses : presqu’en même temps ses amis organisèrent, pour une nouvelle édition de son poème, la grande souscription qui lui rapporta plus de 1,000 liv. sterl., et une pension de 5,000 francs lui fut accordée par le gouvernement sans qu’il l’eût sollicitée, sans qu’il ait même jamais pu savoir à quel patronage il la devait. À partir de ce moment, la lutte du poète contre la misère était terminée. Peu après parut Gertrude de Wyoming ; plus tard, un de ses cousins, un Campbell, lui laissa en mourant 125,000 francs, par admiration pour le dévouement avec lequel il avait soutenu sa mère ; un ingénieur célèbre, Thomas Telford, lui fit un autre legs ; enfin ses écrits et ses lectures lui furent largement payés. Il est temps de passer de l’homme à ses œuvres.

Depuis les Plaisirs de l’Espérance jusqu’à Gertrude de Wyoming, c’est-à-dire pendant neuf ans, Campbell n’avait produit que des pièces détachées. À elles toutes, elles formaient un mince bagage, et l’enfantement n’en avait pas moins été une grande affaire pour le poète ; on en jugera par une anecdote. Pendant sa visite au château de Minto, Campbell roulait dans sa tête sa Ballade de Lochiel. « Une nuit qu’il s’était couché de bonne heure, il s’éveilla soudain en répétant : Les événemens à venir jettent devant eux leur ombre. C’était précisément là la pensée qu’il avait en vain poursuivie pendant toute la semaine ; il sonna à plusieurs reprises pour appeler. Enfin un domestique se décida à paraître. Le poète était assis un pied dans son lit et l’autre à terre, avec un air mêlé d’impatience et d’inspiration. — Monsieur est-il malade ? demanda le domestique. — Malade ! je n’ai jamais été mieux de ma vie. Laissez-moi de la lumière, et faites-moi le plaisir de me préparer une tasse de thé. S’élançant alors vers une table, il s’y assit et écrivit l’heureuse idée. Il était deux heures du matin. »

Les amis de Campbell étaient du reste comme le poète : son moindre manuscrit les mettait tous en émoi. Lord Minto admirait et prenait la plume pour exprimer des doutes sur un mot. Telford, l’ingénieur écrivait (1802) au docteur Alison : « Il n’y a jamais eu rien comme lui ; il est la quintessence même du Parnasse. Avez-vous vu son Lochiel ? Il surpassera tout, anciens ou modernes. Je n’attends rien moins de lui qu’un Milton écossais, un Shakspeare ou quelque chose de plus grand encore. » Les pièces détachées, qui excitaient tant d’enthousiasme, peuvent,.comme autant de symptômes, nous permettre de saisir les transformations de la manière de Campbell. Dans celles qui avaient suivi de plus près la publication des Plaisirs de l’Espérance, on sent déjà l’influence de Walter Scott, peut-être celle des poètes allemands. Lochiel indique encore plus clairement que les temps avaient changé. Il n’était plus question de Pope ni de la poésie raisonneuse et systématique, et déjà, dans la jeune littérature, on voyait se dessiner deux écoles distinctes : , l’école méditative des lakistes, cherchant l’infini dans le réel, et l’école historique, amoureuse de pittoresque, de couleur locale, de traditions, de tout ce qui pouvait évoquer des hommes particuliers, en accentuant leur physionomie individuelle ; c’était cette dernière école qui avait entraîné Campbell dans son mouvement, comme c’était elle qui s’était emparée du public, — jusque-là du moins, car le Childe-Harold n’avait pas encore paru. — Le poète qui naguère raisonnait en vers écrivait maintenant des ballades et ressuscitait d’antiques traditions.

Un autre changement non moins notable s’était opéré en lui. Avec le gros de la jeunesse et des politiques de sentiment, il avait cessé d’être républicain. Aux exaltations humanitaires, aux enthousiasmes pour les théories absolues de la révolution, avait succédé la fièvre du patriotisme. Il s’était laissé gagner par l’élan des nationalités liguées contre Napoléon et contre l’esprit systématique et unitaire qu’il représentait. Il chantait à cette heure l’indépendance et les droits des peuples ; il s’enrôlait dans la milice dont il se faisait le Tyrtée. Lui qui, en Allemagne, s’était passionné pour les exilés d’Erin, c’est-à-dire pour les Irlandais insurgés contre l’Angleterre, il écrivait maintenant à lord Minto ces paroles remarquables : « En voyant les projets que les catholiques d’Irlande voudraient mener à fin avec l’aide des Français, je m’écrie : Peccavi, dans le fond de mon cœur. »

Quoique Campbell eût peu produit, on le voit, il n’était pas moins resté en communication, en correspondance plutôt de sentiment avec son public. Gertrude de. Wyoming fut comme une ratification plus solennelle et plus explicite de cette alliance. Un enfant de race anglaise sauvé par un chef indien, qui vient, au péril de sa vie, le remettre à un ami de son père ; une vallée fortunée où l’enfant, devenu grand, s’éprend de la fille de son protecteur ; le mariage des deux jeunes gens et leurs amours longuement savourées en face de la nature ; puis, à côté de ces tableaux de bonheur, la guerre et ses fureurs ; les Indiens déchaînés comme des démons par les Anglais sur l’heureuse colonie de Wyoming ; Oulassi, le chef indien, sortant de ses solitudes pour avertir du danger qui s’approche celui qu’il a autrefois sauvé ; Gertrude enfin frappée d’une balle devant son époux, et Oulassi entonnant sur son cadavre un chant de menace : tel était le sujet du nouveau poème. Cette fois il n’était plus question des hauts faits et des miracles d’une abstraction ; il s’agissait d’une histoire d’amour ; d’un récit pittoresque et pathétique, cherchant même la couleur locale et la poésie particulière du sauvage avec son stoïcisme, ses croyances et son costume.

L’histoire pathétique et pittoresque de Gertrude mit le comble à la gloire de Campbell. Les éloges furent presque sans réserve. « Tant d’applaudissemens, lisons-nous dans une lettre de Thomas Telford, vont donner le délire à Campbell, ou lui faire compléter son poème épique sur Bruce. » - « Jamais, écrivait au même Telford le docteur Alison, jamais vous ne nous avez fait une aussi grande faveur qu’en nous envoyant Gertrude ; je redoutais de la voir paraître, mais je l’ai vue, et elle est plus angélique encore que je n’osais l’espérer, et aussi immortelle que son auteur… Dugald Stewart avait insisté pour la lire d’abord en à parte ; il rentra au salon, pâle, comme un fantôme et littéralement malade d’avoir pleuré. Le ravissement de mistress Stewart croissait à chaque vers. Quand je me hasardai à suggérer que peut-être un peu plus de développemens n’aurait pas nui, elle déclara positivement que l’œuvre était parfaite, et que, pour tout l’univers, elle n’eût jamais pu lire une page de plus. »

La Revue d’Édimbourg ne fut pas moins prodigue d’enthousiasme « L’œuvre nouvelle, disait-elle, est à la hauteur du Château de l’Indolence et des plus belles portions du Fairie Queen ; avec plus de sentiment que n’en montre Thompson, avec plus de condensation et de fini que n’en possède Spencer. » Faisant alors allusion aux poèmes populaires du jour, l’écrivain continuait : « Plus d’une fois nous avons eu occasion de rendre justice à la puissance et à l’originalité de ces brillantes productions ; mais, nous ne pouvons nous empêcher de le dire, la Gertrude de M. Campbell se rapproche encore bien davantage de ce que nous concevons comme la pureté et la perfection idéale de la poésie. » un peu plus loin : « Il y a deux nobles espèces de poésie, la Poésie pathétique et la poésie sublime ; nous pensons que l’auteur a fait preuve d’un talent supérieur pour ces deux genres. » Dans le même article, je trouve une phrase qui mérite d’appeler l’attention. « De telles productions, est-il dit ; ne frappent pas, il est vrai, aussi fortement que les véhémentes effusions de nos trouveurs modernes ; mais elle sont faites, nous le pensons, pour causer un plaisir plus profond et pour éveiller, avec une puissance plus durable, ces veines d’émotions dans lesquelles consiste le charme de la poésie. » Sans prétendre en rien rabaisser le mérite de Gertrude, qui est grand, je crois que nous touchons là une des causes secrètes de la popularité de Campbell. Sa position rappelle assez celle de notre Casimir Delavigne. Son succès tint surtout à ce qu’il n’avait pas été trop loin, à ce qu’il n’avait pas trop choqué les idées qui, bien qu’elles s’en allassent, n’étaient pas encore tout-à-fait parties. S’il fut aimé parce qu’il avait le don de charmer, il le fut aussi un peu parce qu’il pouvait servir d’arme pour venger et satisfaire certaines rancunes, certains dépits, comme il s’en mêle toujours à la surprise que nous cause ce qui est trop inattendu. Les novateurs de l’époque avaient bien des exagérations de jeunesse, ils possédaient aussi bien des qualités qui avaient le grave tort d’être des combinaisons jusque-là inouies, contraires à tout ce que l’on avait vu et même soupçonné comme possible. Devant de telles nouveautés, la vanité est souvent blessée, elle reçoit en quelque sorte un démenti, et pour ne pas s’avouer une supériorité chez autrui, elle aime à pouvoir opposer aux novateurs un talent moins insolite, un type de perfection qui ne présente pas les étrangetés qui l’offusquent chez eux, et qui d’ailleurs n’a rien des vieilleries qu’eux-mêmes reprochent au passé. Ces deux mérites se rencontraient au plus haut point chez l’auteur de Gertrude. Il n’avait plus la froideur cérémonieuse et le ton guindé de l’ancienne école, il n’avait pas davantage ce qu’on nommait le prosaïsme des lakistes. Il était naturel et pourtant fleuri ; il avait de la couleur sans tomber dans cette minutie qui faisait ressembler parfois les tableaux romantiques à un catalogue ou à un étalage de vieilles garde-robes. Éclectique dans tous les sens, il était enfin à la fois de l’école intime et de l’école historique.

Ce n’est que justice d’ajouter qu’il avait d ailleurs son originalité à lui. J’ai tâché de la montrer, en germe dans les Plaisirs de l’Espérance. Dans Gertrude, l’aurore était devenue grand jour. Toutes les pages du poème étaient pleines de douces émotions et de tendres sensibilités qui n’avaient jamais jusque-là trouvé une expression aussi mélodieuse et aussi harmonieuse. Le récit entraînait, il émouvait, il mettait dans un état d’ame où il ne laissait presque rien à désirer. Il a encore conservé tous ces privilèges. Il charme, on peut préférer un autre genre de poésie, mais dans son genre il est bien près d’être parfait. On ne peut guère lui reprocher que de légers défauts, qui sont du reste fort bien précisés dans une lettre de Francis Jeffrey, à qui je cède la parole.

« J’ai vu votre Gertrude, écrit-il à Campbell ; elle renferme de grandes beautés, beaucoup de sentiment et d’imagination. La conclusion est exquise de pathétique, et l’œuvre entière est nuancée de ces teintes douces et aériennes de pureté et de vérité qui sont un ravissement pour tous les esprits capables d’apprécier toutes ces choses… Mais vous avez aussi des défauts pour lesquels vous devez être grondé. Tout d’abord, l’ouvrage est trop court, non-seulement pour le plaisir du lecteur, mais encore pour le développement de la fable. Il y a des lacunes qui ne permettent pas aux scènes de produire tout leur effet. Il semble même que vous ayez fait de grandes coupures, et que les fragmens conservés n’aient été qu’imparfaitement ressoudés… Vos plus dangereuses erreurs cependant, ce sont vos fautes de diction. Il reste beaucoup d’obscurité dans certains passages, et dans d’autres l’expression est contrainte et peu naturelle ; on y sent l’effort pénible du travail. Le métal a été battu par endroits jusqu’à perdre sa ductilité.

« Ce ne sont là que de légères taches ; mais, comme le premier sot pourra les découvrir, les niais les verront quand on les leur aura montrées. Je souhaiterais que vous eussiez le courage de les corriger, ou plutôt de les éviter. Votre timidité, votre goût trop difficile, ou quelque autre maligne qualité, vous empêchent de nous donner vos conceptions telles qu’elles se présentent, avec tout leur éclat et toute leur hardiesse. Il faut que vous les polissiez, que vous les raffiniez, que vous les tempériez, jusqu’à ce que les coups de ciseau leur aient enlevé la moitié de leur grandeur et de leur caractère. Croyez-moi, mon cher Campbell, le monde ne saura jamais combien vous êtes grand et original comme poète, tant que vous n’aurez pas jeté devant lui quelques-unes des perles brutes de votre imagination. Écrivez une ou deux choses sans songer à la publication ou à ce que l’on en pensera, et faites-les-moi voir, à moi au moins, si vous ne voulez pas les aventurer plus au large. Je serais plus mauvais prophète que je ne l’ai jamais été de ma vie, si elles ne sont pas deux fois plus hautes de taille que tous vos enfans en grand costume. »

Jeffrey avait frappé juste, et sa critique ne s’applique pas seulement à Gertrude même dans les pièces les plus courtes et les plus complètes de Campbell, il y a quelque chose d’écourté ; les élémens qui les composent s’accordent bien entre eux, ils sont bien des fragmens d’un même ensemble, seulement il manque à l’ensemble quelques-uns de ses membres nécessaires : on s’aperçoit que le poète n’a pas tout dit. Il entendait en lui une harmonie, un accord de plusieurs voix ; mais il s’est tellement fatigué à noter certaines parties du concert, qu’il en a oublié d’autres ; pour lui, chaque partie notée produisait l’effet désiré, parce qu’elle était accompagnée par les sous-entendus : pour le lecteur, les sous-entendus n’existent pas, et l’ensemble des voix paraît maigre.

Campbell travaillait et retravaillait sans cesse, tous ses contemporains l’affirment ; la production pour lui était pénible, si pénible que sa vie ressemble à un long martyre : il la passa à vouloir écrire et à ne pas le pouvoir. Pendant les neuf années qui avaient précédé l’apparition de Gertrude, sa correspondance nous le montre sans cesse en recherche d’un sujet : tantôt formant des projets pour ne pas les réaliser, tantôt priant Walter Scott et d’autres de lui indiquer des poèmes à traduire des ouvrages à composer. La lutte fut si rude, qu’elle fit de lui un vieillard avant l’âge, et que bien souvent elle le réduisit à des états de défaillance pendant lesquels un repos absolu devenait une nécessité pour sa santé. C’est un curieux phénomène psychologique que ce mal d’impuissance ; il est si commun et si peu connu, qu’il y a un puissant intérêt à l’étudier partout où il se montre, et surtout chez un homme qui en fut affecté aussi gravement que Campbell. Si l’auteur de Gertrude eût été une de ces natures complexes au sein desquelles s’agitent des amas d’impressions qui cherchent à se tirer au clair, sa difficulté à produire n’eût rien eu d’extraordinaire. Quand un homme a eu un commerce plus intime que d’autres avec les choses et n’a pas trouvé en elles ce qu’on lui avait appris à y voir ; quand il a beau manier et remanier tous les élémens qu’on lui a définis comme entrant dans leur composition, et quand, de quelque manière qu’il les combine, il ne parvient pas à composer des images qui soient conformes à ce que les choses ont été pour lui, aux propriétés qu’elles ont manifestées à son égard, aux effets qu’elles ont eu la puissance de produire sur lui-même, il faut bien qu’il se fasse en lui une création. Avant qu’il puisse parler, il faut que le chaos des forces indéfinies se coordonne, et que chacune d’elles trouve une forme qui puisse l’exprimer sans nier les autres : or les créations ne s’accomplissent pas en un jour, c’est la loi de tous les mondes ; mais chez Campbell il ne se passait rien de pareil : il avait des mots tout faits pour (lire ce qu’il avait à dire ; la difficulté pour lui était-simplement celle (le mettre en œuvre des élémens déjà définis, déjà formulés. D’où venait donc son impuissance ?

Évidemment les embarras pécuniaires et les inquiétudes plus ou moins préparées par son manque de prudence contribuèrent grandement à fatiguer son esprit. Je crois aussi qu’une faiblesse physique de constitution fut pour beaucoup dans ses lassitudes ; il était nerveux, prompt à monter et prompt à retomber. Il y avait plus en lui du Celte que de l’Anglo-Saxon, et, par suite sans doute de ce tempérament capricieux, l’inspiration ne lui était mesurée qu’avec parcimonie ; il entendait passer un son dans l’espace, mais à peine avait-il prêté l’oreille que le son s’était déjà éteint, et alors il fallait recourir au travail, au propos délibéré qui fatigue tant, parce que le plus rude effort ne peut pas donner le don de revoir en esprit l’ensemble de l’œuvre qu’on a entrevue. Était-ce là tout cependant ? Je ne le pense pas. Campbell avait une appréhension maladive de l’opinion d’autrui ; il ne s’était pas retourné, comme le Teufelsdrockh de Carlyle, pour faire bravement face aux frayeurs et aux monstres qui le traquaient dans la rue d’Enfer ; il n’avait pas frappé du pied en s’écriant : « Après tout, ils ne peuvent que me dévorer ! » et il était un peu comme la jeune fille qui ne trouve rien à dire, tant elle a peur de ne pas briller. C’est là certainement ce que donnait à entendre Jeffrey dans son appréciation de Campbell ; c’était là aussi l’opinion de Walter Scott, et peut-être avait-il mis le doigt sur une des causes principales de cette maladie, quand il disait à un ami commun : « Le fait est que Campbell est un épouvantail pour lui-même ; l’éclat de ses premiers succès tend à paralyser chez lui tout nouvel effort : il a peur de l’ombre que jette devant lui sa propre renommée. »

Cela touche à des questions bien graves. Depuis long-temps on parle beaucoup des encouragemens à donner aux beaux-arts, à la peinture, à la poésie dramatique ; peut-être nous apercevrons-nous enfin que le meilleur moyen d’encourager les arts ; c’est de ne point encourager les artistes. Le génie tout d’abord n’a droit à rien. Je ne trouve pas mauvais qu’un jeune homme refuse de s’adonner aux professions rétribuées, parce qu’il se croit capable de faire mieux ; mais, comme l’artiste n’est utile que s’il est un homme supérieur, il n’est pas mauvais non plus de lui rappeler que, puisqu’il a dédaigné de se consacrer à la satisfaction des besoins reconnus, c’est à lui de livrer sa bataille et de faire ses preuves. Un génie en germe peut ainsi être étouffé, dira-t-on. Voe victis ! Un génie qui ne peut pas parvenir est un mal mille fois moindre qu’un être qui a des prétentions sans aptitudes. S’il avait en lui l’étoffe du génie, c’est qu’il était arrivé avant les autres au point où les autres doivent arriver. Ce qu’il n’a pas fait, un autre le fera. D’ailleurs la première chose nécessaire pour le former, c’est qu’il soit abreuvé de dépit, afin que le dépit finisse par s’user en lui ; c’es qu’il lutte sans succès d’abord, afin qu’il s’efforce d’acquérir et qu’en même temps il apprenne à se soumettre aux volontés de la nécessité souveraine ; c’est qu’enfin il soit long-temps condamné à se voir dédaigné, tandis qu’il se croit digne d’admiration, afin qu’il arrive ainsi à dédaigner les joies de l’approbation d’autrui, à n’en pas faire le but de ses efforts, à vivre en vue d’être honnête et consciencieux, et non de se faire admirer. Le mépris de l’opinion générale, tel est le premier degré de l’initiation. Le génie ne visite que l’esprit libre, et l’esprit n’est libre que quand il a cessé de craindre. Tant qu’on a pour but la gloire, au lieu de sentir et de s’interroger soi-même, on interroge le goût général. Du même coup c’est la paralysie, comme c’est le mensonge et la banalité. Et voilà où conduisent les encouragemens ; car avec eux, si on peut développer le désir de produire, de bien dire n’importe quoi, on ne peut pas donner ce qui fait le vrai talent, à savoir l’individualité qui a quelque chose à dire, chez qui s’engendrent d’irrésistibles êtres qui ont besoin de venir au monde ; bien plus, avec des encouragemens on l’empêche de se développer. « Pour avoir la foi, a dit Luther, commence par désespérer de ta raison et de ta volonté. » Cela est vrai du génie : la volonté de produire une belle œuvre contraint les facultés et les empêche, en leur dictant la loi, de trouver la direction qui serait la résultante de toutes leurs forces[5].

Cela est peut-être trop général. Il se peut qu’il existe des natures qui aient besoin d’être encouragées ; mais je crois qu’elles sont rares, et d’ailleurs il y a quelque chose de plus important que de s’occuper d’elles : c’est d’éviter les funestes effets que produit le patronage des arts. Le malheur de notre France est de les encourager beaucoup trop. Au lieu de quelques supériorités individuelles qui ne sont poussées à jouer un rôle que par la tyrannie intérieure d’une faculté déjà née ; nous avons des milliers de prétendans aux honneurs de la peinture, du drame, de tout cet qui peut mettre un homme en évidence. Au lieu de n’avoir qu’un Reynolds, qui, à lui seul, formerait le goût général en y mettant l’empreinte de sa supériorité, nous avons des myriades de rapins et de bacheliers ès-lettres qui ne servent qu’à empêcher les vrais talens d’exercer une influence salutaire, à dégrader le goût général par leurs œuvres et à enseigner aux masses à déraisonner. L’histoire, au besoin, pourrait être invoquée. À l’époque où l’on se faisait une réputation avec un madrigal, les poètes n’étaient plus que d’habiles menuisiers ou des marchandes de modes. Faire preuve de bon ton, employer les élégances à la mode, viser à bien dire, tel était le plus noble idéal qu’on eût pu se faire du rôle de l’écrivain. La littérature était l’art de plaire ; elle continuera, j’en ai peur, à ne pas être autre chose, tant que l’on parlera de patronage. Toutes les fautes sont punies, et c’est ainsi que l’on est puni en particulier, quand, par vanité et pour avoir l’air d’aimer les arts, on vote des subventions pour des théâtres sans valeur ou des allocations pour de misérables copies.

Si je ne me trompe, ces remarques ne m’ont pas éloigné de Campbell. Qu’il ait été victime des encouragemens et de l’admiration qui lui ont été prodigués, qu’il ait été également victime d’une époque où les cercles littéraires étaient encore trop de mode et où l’écrivain n’était pas assez abandonné à l’isolement qui fait la dignité comme la force, je n’en voudrais qu’une preuve. Dans une de ses lettres à W’alter Scott se trouve le premier jet de sa Bataille de la Baltique. Telle qu’elle est, l’esquisse est autrement puissante que le dernier remaniement admis par Campbell dans ses œuvres. On y reconnaît une inspiration telle qu’elle a pu se dérouler dans une ame d’homme ; mais le fantôme de l’opinion publique passa devant les yeux du poète : il ambitionnait la gloire d’être un modèle de perfection classique, et, à force de repolir et de condenser sa belle ébauche, il ne nous a laissé que quelques strophes, remarquables sans doute, mais pénibles et composées de fragmens violemment rapprochés.

Dix sept ans après Gertrude parut Théodoric (1824), et, peu avant sa mort, Campbell publia un autre poème, the Pilgrim of Glencoe (1842). De tous ses ouvrages, ce furent là les deux qui eurent le moins de succès ; ils passèrent pour ainsi dire inaperçus. L’auteur pourtant regardait le premier comme la meilleure de ses productions, et a plus d’un égard il n’avait pas tort, à mon sens. Quoique Théodoric embrasse deux épisodes qui ne s’accordent pas parfaitement et des événemens dont les uns paraissent trop minutieux à côté des autres, l’histoire y est contée avec une continuité et une simplicité qu’il n’avait pas montrée dans Gertrude. Il y a moins de recherche théâtrale, il y a plus de cette naïveté qui distingue à la fois les hautes têtes et les simples, l’enfance et la vieillesse, tandis qu’au milieu s’étend la région des prétentions, l’âge où l’on veut, où, au lieu de se laisser sentir comme on sent, on décide comment on doit sentir. Gertrude était encore la poésie de l’espérance, et du désir, Théodoric est davantage celle des souvenirs et de l’expérience ; le poète ne compose plus ses héroïnes avec ce qu’il a rêvé ; il les compose bien plus avec les traits de caractère qu’il a vus, qui lui ont causé une douce émotion, qui lui ont révélé expérimentalement leur divine nature : Incessu patuit dea. Chose notoire d’ailleurs, il a une plus grande élévation morale, un idéal plus haut placé ; il a appris à voir rayonner la majesté de ce qui autrefois n’eût pas attiré son respect. Le poème de Théodoric était appelé histoire domestique. Il renfermait en effet plus d’un passage qui rappelait bien Wordsworth, si long-temps dédaigné par le poète, et qui prouvait que Campbell avait encore marché avec le goût général ; mais l’heure était passée ou des qualités comme les siennes pouvaient remuer toute l’Angleterre.

Un insuccès pour lui était une grande nouveauté. L’épreuve néanmoins ne semble pas lui avoir été nuisible. En tout cas, qu’il faille l’attribuer à ce premier abandon du public ou aux années qui étaient venues, son âge mûr fut moins tourmenté par la fièvre des volontés impuissantes. « A l’époque où j’écrivis mes Plaisirs de l’Espérance, a-t-il dit lui-même, la réputation était tout au monde pour moi ; si on m’avait prédit combien je deviendrais indifférent par la suite à la gloire et à l’opinion d’autrui, je ne l’aurais jamais cru. » Peut-être se faisait-il plus stoïque qu’il ne l’était réellement ; toujours est-il que les terreurs primitives avaient perdu de leur intensité, et dans la seconde moitié de sa vie il fut assez fécond, du moins pour une nature aussi capricieuse et facile à distraire. Désormais, toutefois, la poésie ne devait plus lui faire que des visites « douces et longuement espacées, » comme ces visites d’anges dont il a parlé dans un vers charmant. Bien qu’une bonne partie de ses poésies détachées, et à mon sens les meilleures, aient paru après Gertrude, — Gertrude peut être considérée à la fois comme l’apogée et la fin de sa phase poétique. Pour lui commençait l’ère de la prose. « La période de vingt-cinq à trente ans, a-t-il écrit, est l’âge où la sensibilité et la réflexion se rencontrent simultanément avec le plus d’intensité. » Sa propre correspondance confirme cette opinion. Jusqu’à la fin de sa jeunesse, ses lettres étaient peu intellectuelles. On y trouverait à peine cinq ou six passages qui ressemblent à des jugemens, et on n’y voit pas bien clairement qu’il se fût fait une opinion distincte du caractère de ses divers correspondans. Les lettres qui suivent deviennent plus intéressantes ; elles renferment des observations, elles disent plus de choses en moins de mots. Fort jeune, Campbell était déjà fort érudit en matière d’antiquité classique ; « son esprit avait roulé à travers des mondes de littérature, » comme disait Sydney Smith. Vers vingt-cinq ans, il entreprit de sérieuses études sur les poètes anglais, italiens, français ; il lisait les volumes par centaines. De tous ces travaux sortirent ses Lectures, ses Spécimens des Poètes anglais et ses Lettres sur l’histoire de la littérature. La pensée première des Spécimens datait de 1803, et Walter Scott était d’abord convenu de collaborer pour moitié à ce recueil, qui, outre des extraits choisis dans tous les poètes célèbres, devait renfermer leur biographie et un essai critico-historique sur la poésie anglaise jusqu’à Pope. Walter Scott se retira bientôt, et Campbell mena seul à fin l’œuvre projetée. Tandis qu’il y travaillait, il reprit en outre une idée long-temps caressée, celle de prononcer en public des discours d’histoire littéraire. Le plan de ses lectures était vaste ; il embrassait d’abord des vues théoriques sur la poésie et ses trois élémens, le beau, le sublime, le pittoresque, puis une longue revue de la littérature hébraïque et grecque, des troubadours et des romans chevaleresques, des poèmes italiens, du théâtre français et de tout le Parnasse anglais. Le Royal Institution ouvrit avec empressement ses salles au lecturer (1812) en lui offrant 2,600 fr. pour cinq séances. Comme orateur, Campbell produisit autant de sensation qu’il en avait produit comme poète. L’enthousiasme fut si grand, que le Royal Institution l’invita à recommencer ses lectures, et que de tous côtés, de Liverpool, de Manchester, d’Édimbourg, on lui écrivit pour solliciter l’honneur de l’entendre. À Liverpool, c’était Roscoë qui l’avait appelé en lui assurant que le montant des souscriptions dépasserait 3,400 fr. Campbell, du reste, remaniait sans cesse ou plutôt complétait ses premiers discours en y ajoutant les fruits de nombreuses études. Son but, qu’il atteignit en partie, était de ne laisser de côté aucune des grandes littératures de l’Europe.

En 1821, l’orateur populaire prit la direction du New-Monthly Magazine, qu’il garda jusqu’en 1830. Ses fonctions lui rapportaient 12,500 fr., sans compter le prix de ses articles ; mais elles étaient rudes, et à la fin il y renonça par fatigue après avoir donné une assez grande valeur à ce recueil, surtout dans le principe. Un autre magasine, the.Metropolitan, l’eut également pour éditeur pendant quelque temps. Comme dans le New-Monthly, il y sema d’assez nombreux écrits, peu importans toutefois. Avec son goût pour le monde et avec le tourbillon des littérateurs qui se pressaient autour de lui, il voyait fuir ses journées sans pouvoir s’arrêter à rien, et ce fut seulement, après avoir recouvré sa liberté qu’il composa les trois ou quatre ouvrages qui ferment la liste de ses productions, à savoir la Biographie de miss Siddons, une édition de Shakspeare, les Lettres du Midi (sur l’Algérie) et la Vie de Pétrarque.

Comme prosateur, Campbell possède d’assez grandes qualités. Dans ses biographies et ses Lettres du Midi, il a un style vif, agréable, pittoresque, et il est généralement exact. Ses ouvrages de critique ont encore plus de mérite. Sans doute il n’y montre pas beaucoup de profondeur, il n’est pas un découvreur qui sait décomposer les choses en élémens nouveaux : pour juger un écrivain, il ne l’appréciait guère qu’au point de vue des qualités qui avaient déjà reçu un nom, de l’esprit, du pathétique, du sentiment, de l’imagination ; mais, d’un autre, était savant : il avait mille points de comparaison, et il a montré à un haut degré la faculté de résumer toutes les pièces du procès, de voir son homme de divers côtés, de bien saisir et présenter tous les traits que l’on pouvait distinguer de son point de vue. Si ses critiques n’étendent que peu l’horizon intellectuel, elles n’en sont peut être que plus justes et plus utiles pour conduire à une saine appréciation comme pour faire connaître les œuvres que l’on ne connaissait pas. Ici finit, à proprement parler, la vie de Campbell dans ce qu’elle peut avoir d’intéressant pour nous, sous l’aspect que j’ai voulu considérer. Si abondans qu’aient été les autres épisodes de sa carrière, ils demandent seulement à être rappelés en passant. Je ne ferai donc que mentionner plusieurs changemens de résidence, des excursions et des voyages en France, en Allemagne et en Algérie. Quelque part que le poète allât, il n’était pas seul : sa réputation le précédait pour lui préparer des triomphes. En Écosse, les femmes se mettaient aux fenêtres quand il passait, et, sur les bateaux à vapeur comme dans les lieux publics, on le saluait d’acclamations. Un peu partout, on lui offrait d’enthousiastes banquets. À Paris, en 1814, ce fut Mme de Staël qui le fêta ; à son second voyage en France (1834), ce furent les Polonais qui lui rendirent de brillans honneurs.

Plus d’une amertume pourtant se mêla aux douceurs de la coupe. Il avait perdu son plus jeune fils en bas âge ; il vit son fils aîné atteint d’un dérangement cérébral. En 1828, la mort de sa femme le réduisit à un isolement qui souvent fit de lui une âme en peine. À cette époque, il était recteur[6] de l’université de sa ville natale. Malgré l’opposition des professeurs, peut-être même à cause de leur opposition, les étudians de Glasgow l’avaient élu à l’unanimité pour honorer en lui le poète de la liberté, le patriote, le whig inébranlable. Chose inouie, il fut continué trois années de suite dans ses fonctions, qu’il prit, du reste, fort au sérieux.. Tandis que ses prédécesseurs avaient à peine fait acte de présence, lui, au contraire, ne ménagea pas les déplacemens ; il vérifia scrupuleusement les comptes des professeurs ; il fit maintenir aux élèves le droit, qu’on voulait leur enlever, le nommer leur recteur ; il offrit de sa bourse des médailles pour les meilleures compositions poétiques ; enfin il accepta la présidence d’un cercle que les étudians organisèrent sous le nom de Club-Campbell, moitié en vue de défendre les privilèges de l’université, moitié dans une intention politique. N’y eut-il pas un peu de légèreté dans toute cette conduite ? Si Campbell encouragea, par exemple, le goût des vers, est-il bien sûr que ce fût uniquement parce qu’après y avoir bien réfléchi, il avait pensé que c’était là la meilleure chose à faire ? J’en doute. Lui-même, après avoir ouvert des concours poétiques, se prononçait plus tard dans une de ses lettres pour une instruction positive. Sa vie, du reste, est pleine de telles contradictions, et il laisse assez voir en outre combien il était flatté par les ovations des jeunes étudians de Glasgow : elles l’avaient tellement charmé, qu’il voulut en consacrer la mémoire par un ouvrage spécialement dédié à ses électeurs (History of learning), et que souvent il parla de son rectorship comme de l’événement le plus important de sa carrière.

Peut-être eût-il eu des motifs plus dignes pour s’applaudir du rôle qu’il joua dans une autre circonstance. Je veux faire allusion à la part qu’il prit en 1825 à la fondation du London-University. L’Angleterre n’avait alors que les universités d’Oxford et Cambridge, toutes deux fermées de fait aux dissidens par suite des sermens exigés des élèves. À la suite de son second voyage en Allemagne, Campbell conçut le plan d’un nouvel établissement académique qui réunirait les avantages des systèmes allemands et écossais. Non content de concevoir, il mit à exécuter une persévérance assez rare chez lui. Il s’ouvrit de son projet à lord Brougham, il convoqua des meetings ; il alla étudier sur place l’université de Berlin ; et grace à ses efforts, Londres eut une école supérieure ouverte à toutes les communions.

Depuis la fin de son rectorat jusqu’à sa mort, Campbell fut comme le patron officiel de tous les réfugiés politiques et l’aumônier de toutes les misères. De même qu’il s’était passionné pour les nègres et pour les exilés d’Erin, il se passionna successivement pour les Grecs, pour les patriotes espagnols, pour les patriotes italiens, pour les patriotes allemands, pour la Pologne surtout. L’ardeur avec laquelle il embrassa la cause polonaise tenait du délire : il paya de sa bourse, il paya de son temps. Lors de la grande insurrection, ce fut lui qui fonda le comité polonais pour réunir des souscriptions en faveur du peuple soulevé. Après la chute de Varsovie, ce fut encore lui qui fonda le Polish-Literary-Association, pour rappeler constamment la cause polonaise au souvenir de l’Europe. Le nombre des misères qu’il soulagea est immense. Qu’un hommage respectueux lui soit rendu pour sa générosité et sa bonté, ce n’est que justice ; seulement ce n’est que justice aussi d’ajouter que sa philanthropie elle-même révèle où s’arrêtait son intelligence : elle atteste les limites d’un esprit chez qui une noble pitié cherchait aveuglément à se satisfaire, sans tenir compte de rien que d’elle-même. Un jour, à vingt-quatre ans, il écrivait à un de ses amis : « Toussaint Louverture a été servi sur notre table pendant toutes ces dernières semaines ; je l’adore comme un second Kosciusko, et lord Minto va jusqu’à dire qu’il serait bien naturel de sympathiser avec lui, si l’on pouvait oublier les horreurs qui doivent probablement résulter de son triomphe. » Cette clairvoyance qui voit d’avance dans les choses leurs conséquences, ou qui dans les faits accomplis aperçoit les causes dont ils sont sortis, Campbell ne l’eut jamais. Il n’était qu’un homme dépressions ; il crut toujours que c’était une excellente règle de se décider pour une cause., parce qu’elle était la plus poétique : A soixante ans comme à vingt, il fut un, peu de ceux qui tiennent à honneur d’avoir des principes immuables, c’est-à-dire de juger à priori, de rêver, par exemple, un système de gouvernement constitutionnel, et de marcher quand même avec quiconque le réclame, fut-ce pour des nègres ou des Arabes. À soixante ans comme à vingt, il refléta exactement tous les enthousiasmes successifs de cette classe d’hommes qui est comme l’organe imaginatif des nations. Nous avons vu qu’il avait été le candidat des étudians, il fut le poète des femmes. Lui-même disait souvent : « Les hommes sont trop froids, les femmes seules savent sentir ; rien de ce qui est noble et brillant n’est perdu pour elles. » Cela donne la mesure de Campbell. Comme il n’avait pas eu de jeunesse, il n’eut pas de vieillesse. Jusqu’au bout, il resta fort attaché aux vanités de ce monde : il aimait la société, les gais festins gaiement arrosés ; il organisait des cercles littéraires ; il adorait les enfans, et pour lui c’était péché d’habitude que de s’éprendre un peu en riant de toutes les belles. J’ai déjà dit jusqu’où allait l’imprévoyance de sa générosité : elle fut telle que, malgré ses gains considérables, malgré les legs qu’il avait reçus et les 12,500 francs que ses poésies continuèrent à lui rapporter annuellement jusqu’à une époque fort voisine de sa mort, il se vit presque réduit sur ses derniers jours à publier de nouveau ses œuvres par souscription. Il fallut qu’un nouveau legs bien inattendu vînt l’arracher à cette nécessité et à ses embarras pécuniaires ; encore ne lui épargna-t-il pas une grande épreuve : celle de mourir loin des siens, à Boulogne, où il s’était retiré pour vivre plus économiquement avec une de ses nièces, dont il s’était chargé.

Ce fut le 15 juin 1844 qu’il s’éteignit. Sa fin fut digne, elle fut rehaussée de résignation et de sérénité. Je ne me le déguise point : en tâchant de mettre en lumière les traits qui m’ont paru dominer dans la physionomie de Campbell, j’ai été forcé de laisser de côté plusieurs lignes secondaires, ou du moins de ne pas leur donner une attention proportionnée à leur valeur relative. À tout prendre, les choses agréables abondaient dans sa nature. Campbell était gai, affable, spirituel et plein de saillies. Il soutint avec dévouement sa famille et aima avec constance ses amis. On aurait fort à faire, si on voulait compter tous les bons momens que les autres lui durent. Sa vieillesse surtout, malgré ses demi-teintes d’étourderie, le présente sous un aspect fort attrayant. Les lettres où elle a laissé ses confidences ont les nuances riches et fines de l’automne ; elles sont reconnaissantes de la moindre joie ; elles reflètent les longues perspectives du soir et toutes les indicibles visions de l’intelligence qui connaît ses limites et qui entrevoit ainsi le Dieu mystérieux dont la main mesura à chacun son rôle. Mieux que la poésie même de l’écrivain, elles peuvent nous révéler le secret de son talent, le sens dans lequel son organisation était vraiment poétique, car tout y est plus vrai, plus tempéré. Les souvenirs des émotions passées y contiennent chaque chose dans sa juste valeur relative, et, en saisissant mieux la nature sur le fait, on voit plus clairement comment sa vie était toute faite de sensations, comment il vivait pour attendre et savourer des sensations, comment c’était pour lui un bonheur de se sentir attendri par des souvenirs, animé par de joyeux propos, exalté par une bouffée d’enthousiasme.

En résumé, que faut-il penser de son œuvre ? Pour commencer par ce qu’il n’eut pas, sa poésie ne traduit point de ces profondes émotions où se condense toute une existence. En lui, je n’aperçois nullement ce qui me semble l’alpha et l’oméga du génie, ce réalisme impatient de tout mensonge, qui veut voir les choses comme elles sont, et qui cherche en elles la poésie, non pas en les idéalisant, c’est-à-dire en les appauvrissant, en y supprimant ce qui déplaît, mais en s’efforçant de découvrir leurs mystérieuses utilités, les liens qui les rattachent à l’infini, les divines missions qu’elles ont à remplir dans l’ordre général. Tout au contraire, Campbell ne fut en général que le chantre des brillantes illusions et les douces méprises du cœur, le poète épris des mirages et des belles apparences, qui sont comme un univers à côté de l’univers. Il se plaisait aux variations que l’on peut broder sur le thème de la réalité : quand il ne chantait pas ses rêves, il était porté à ces dénigremens de l’idéalisme qui s’indigne parce que les faits ne sont pas conformes à ses types de perfection, et parce qu’il ne prend pas lui-même la peine d’étudier les nécessités auxquelles ils répondent. Sous plus d’un rapport, il fut un Byron adouci. Si dans sa poésie on considérait seulement les facultés intellectuelles et.morales qu’elle manifeste, le degré de développement auquel l’être humain était arrivé chez le poète, il faudrait dire qu’elle a peu de valeur, car il n’eut certainement pas à un haut point la supériorité qui consiste à sentir plus gravement que d’autres, à apercevoir des grandeurs dignes de respect là où la foule n’apercevait rien, à faire jaillir enfin la poésie de ce qui semblait vulgaire aux yeux vulgaires. Si, au contraire, on envisage dans ses vers le talent de transmettre des impressions et de retracer des tableaux, tout change, et Campbell apparaît comme un grand maître. Il a souverainement le don de choisir et d’harmoniser. Comme mise en scène, ses petites pièces sont le comble de l’art. Son Hohenlinden, son Vaisseau de haut bord lancé à la mer, et les premières strophes de son Bateau-Fantôme (Death boat of Heligoland) n’ont peut-être pas été dépassés. Veut-il peindre une bataille par exemple, il pourra n’être frappé que par des traits qui auraient pu frapper d’autres que lui ; mais il saura voir à la fois tous les traits que d’autres n’auraient point vus du même coup, il saura laisser de côté les inutilités, et il produira un tableau qui saisira, qui résumera, évoquera mille émotions, et qui, dans l’esprit du lecteur, produira ainsi une harmonie.

C’est beaucoup : c’est bien là de la poésie authentique ; est-ce assez pour que le succès immense du poète n’ait pas aujourd’hui quelque chose d’extraordinaire à nos yeux ? Je ne le pense pas. La gloire ne peut plus être à si bon marché. Autrefois, quand les écrivains ne songeaient : qu’à bien dire ce n’était pas la parole qui gouvernait. Tandis qu’ils s’amusaient à cultiver leurs belles fleurs, les capitaines et les princes fâchaient d’être des hommes. Maintenant, c’est la parole qui gouverne, elle fait planer sur nos têtes de grands dangers, elle nous inspire des craintes, et par la force des choses nous sentons vaguement la nécessité d’organiser comme un vaste système de surveillance, pour la forcer à se prendre au sérieux. Dieu sait qu’à l’heure qu’il est, il ne manque pas d’hommes tout disposés à passer leur vie sans lui donner de but plus élevé que celui de plaire. Dieu sait que les masses sont aussi disposées que jamais à réserver toute leur admiration pour ceux qui n’ont que les idées de tous, les goûts de tous, la conscience de tous ; mais audessus de la foule il y a les législateurs invisibles de l’opinion, l’aristocratie intellectuelle qui décide des réputations, et ce tribunal-là ne permettrait plus ce qui était possible autrefois. S’il n’a pas encore bien senti ce que doit être l’écrivain, déjà au moins il ne se laisse plus enthousiasmer par celui qu’il eût porté au pinacle il y a cinquante ans.

Un mot seulement du biographe de Campbell. M. Beattie est consciencieux, mais plein de réserves et de réticences fâcheuses. Bien que Campbell ait été en contact avec toutes les célébrités de son temps, ses mémoires renferment à peine une anecdote digne d’être citée. Somme toute, les trois volumes de M. Beattie, quoique bien écrits, laissent beaucoup à désirer. Qu’il n’ait tenté aucune appréciation critique de son ami, peut-être n’est-ce point un mal ; mais il eût pu compléter ce qui n’était qu’indiqué dans les lettres, il eût pu chercher à retracer les hommes et les choses qui figurèrent dans la vie de Campbell, et il ne l’a pas fait. Heureusement son œuvre se relève par une importance d’un autre genre. Comme Émerson l’a fort bien remarqué, le principal intérêt de toute étude individuelle et de toute chose humaine réside surtout dans les renseignemens qu’elle a à nous donner pour nous aider à concevoir où nous allons et d’où nous venons ; — J’aimerais mieux dire : pour nous aider à concevoir de quel côté nous nous dirigeons, en nous faisant comprendre dans quelle direction nous nous sommes éloignés du passé. Où allons-nous ? Les prophètes se contredisent assez et les esprits sont assez tourmentés d’inquiétudes pour qu’il soit bon d’écouter ce que la littérature peut nous apprendre à cet égard. Il n’y a pas à s’y méprendre : pendant le demi-siècle dont Campbell a si fidèlement reproduit toutes les phases, la poésie a marché, beaucoup marché, et ce n’a pas été pour se rapprocher de l’esprit de système. Par une étrange confusion d’idées, nous nous sommes habitués à croire qu’il existait une intime parenté entre l’esprit d’ordre et l’ancien classicisme, entre les théories socialistes et les nouvelles formes littéraires. Il importe que de telles erreurs s’en aillent, car elles nous feraient interpréter, à contre-sens tout ce qui s’est passé. Si la jeunesse s’est trouvée figurer à la fois dans les émeutes romantiques et dans les rangs des néo-montagnards, c’est uniquement parce que la jeunesse sera toujours à la fois de toutes les oppositions du jour. Voltaire, Chénier et tous les radicaux du passe étaient des classiques fanatiques, il ne faut pas l’oublier, et à bien regarder, il n’est pas difficile de reconnaître que, parmi nos novateurs littéraires, ceux qui se sont montrés le plus systématiques en politique n’ont été dans leur poésie que des classiques d’une autre espèce. Eux aussi ont procédé par déduction : au lieu d’appliquer quand même les vieilles formules, ils ont appliqué quand même les formules moyen-âge ou shakspeariennes.

Laissons de côté les vieilles dénominations d’écoles. Oublions les mots de classique et de romantique pour ne voir que la méthode intellectuelle, qui bien certainement cherche à remplacer l’ancienne, qui bien certainement a gagné du terrain, et nous apercevrons des choses de nature à étonner bien des gens. Assurément, ce qui a triomphé et ce qui triomphe en poésie, ce n’est ni le règne du suffrage universel, ni l’esprit unitaire du XVIIIe siècle. Ce qui a passé ou ce qui tend à passer, c’est le radicalisme qui poursuivait le beau absolu universel, comme il poursuivait la morale naturelle universelle et le prototype absolu du meilleur gouvernement applicable à l’universalité des hommes. Ce qui s’en est allé, c’est l’idéalisme qui prétendait découvrir les principes éternels de la poésie pour en déduire la forme de poésie où toutes les inspirations individuelles devaient se couler, — absolument comme il prétendait découvrir les droits de l’homme pour en déduire la forme de société à laquelle toutes les nations devaient être ramenées. Ce qui a été vaincu, c’est la méthode géométrique qui statuait toujours du général au particulier, qui décrétait un type ou modèle abstrait, et qui prétendait organiser une tragédie ou une société de la même façon en empêchant les individus ou les impressions de se grouper suivant leurs propriétés. Tout cela est grave et curieux, car les hommes et les époques sont tout d’un bloc ; ce qui se fait en poésie n’est que le symptôme de l’être intérieur qui fait tout ce qui se fait. Tout cela est grave, ai-je dit ; oui, sans doute, et fort brave, car tout cela tendrait à prouver que la révolution de 93, loin d’être une aurore, n’a été dans plus d’un sens qu’un coucher de soleil, la queue ou l’agonie du XVIIIe siècle. et que les besoins nouveaux, les tendances nouvelles ne marchent pas avec ceux qui voudraient la ressusciter. Est-ce là pour nous un motif de nous rassurer ? Ce n’est pas précisément ce que je veux dire, car, si les augures indiquent ainsi que le mouvement nécessaire de l’humanité ne va pas du côté du communisme, ils n’indiquent pas que nous, Français, nous serons capables d’aller où il va, et ceux qui ne peuvent pas suivre meurent en route ; mais au moins toutes ces choses peuvent aider à prévoir, et elles n’annoncent pas, je crois, que ce soit au communisme qu’appartiendra le monde, ou que reviendra l’honneur d’apporter aux sociétés leur rénovation


J. MILSAND.

  1. Fragmens d’une élégie écrite à Mull.
  2. Il serait infiniment curieux de montrer comment le polythéisme n’a jamais cessé d’exister. On avait cru que les anciens Romains s’étaient laissé convertir, mais point : ils avaient conservé leurs anciennes facultés et leurs anciennes impuissances ; il avait bien fallu qu’ils continuassent à sentir et penser comme par le passé. Faute de pouvoir embrasser plusieurs choses à la fois, ils ne pouvaient concevoir toute chose que comme l’effet d’une seule cause, la manifestation d’un seul type. Dans tout phénomène, ils ont donc été condamnés à ne voir que l’opération, l’acte d’un agent spécial dont le propre était exclusivement de produire de tels effets. Tout amour, à leurs yeux, n’a été qu’une forme de l’amour ; tout souvenir a été l’acte d’une faculté-mémoire, toute pensée l’acte d’une faculté-intelligence ; toute volonté a été le fait d’une faculté-liberté, absolument comme autrefois l’amour venait de Cupidon, le commerce de Mercure. Ainsi s’est complété tout un panthéon de causes personnifiées, de divinités-facultés. J’ai désigné cette manière de concevoir les choses comme une nouvelle forme de l’esprit romain. Je n’ai pas parlé juste. De fait, les races du Nord, qui ont le plus de tendance à s’élever au-dessus de cette phase intellectuelle, l’ont traversée d’abord comme le mammifère commence par être poisson et reptile l’état embryonnaire. On connaît les poèmes allégoriques du moyen-âge. Tout l’olympe des abstractions y était certainement descendu ; seulement, dans le XVIe siècle, nous voyons Shakspeare échapper à l’illusion des abstractions, comme Bacon allait y arracher la philosophie Bientôt cependant la gloire de Louis XIV, l’influence française, le cartésianisme, etc., vinrent rouvrir l’Angleterre elle-même à ce polythéisme métaphysique, que la renaissance avait remis en honneur comme l’autre. Maintenant encore, tant s’en faut que nous, Français, nous en ayons fini avec ces fantômes. Dans la plupart de nos théories sociales, au lieu de trouver des pensées telles que les réalités peuvent en inspirer, je ne vois guère qu’un chassez-croisez d’abstractions qui se nomment le travail, le capital, le crédit, le peuplé, etc. Pour réformer ce monde de réalités, nos prétendus réformateurs font comme Homère : ils font descendre des nuages les dieux-allégories pour qu’ils viennent faire des miracles parmi les hommes, et empêcher partout les faits d’être les résultats des nécessités à l’œuvre dans notre univers.
  3. La propriété des Plaisirs de l’Espérance finit par revenir à Campbell.
  4. C’est à tort qui on a représenté Campbell comme ayant assisté au combat de Hohenliuden. Lorsque ce combat fut livré, le voyageur était déjà loin du théâtre des hostilités.
  5. Campbell lui-même disait un jour dans une de ses causeries : « Bien des perles de poésie ont été perdues, ou plutôt n’ont point été créées, parce que les poètes en général n’ont pas l’ame assez ouverte aux nombreuses occasions qui pourraient les inspirer. Le plus souvent, ceux qui seraient appelés par leur nature à décrire telle ou telle scène ont, dés leur début, arrêté dans leur esprit le plan de quelque poème dont ils sont décidés à faire leur grande œuvre, et, absorbés dans cette idée, ils laissent passer sans les voir de multitudes de belles images. »
  6. Élu annuellement par les élèves, le recteur, dans les universités d’Écosse, a pour fonctions de vérifier les comptes de l’établissement et d’exercer un contrôle (assez mal défini du reste) sur l’administration et les études.