Poésie (Charles Guérin)

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Poésie (Charles Guérin)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 20 (p. 862-872).
POÉSIE


I


Dans le verger que juin pavoise de cerises,
Trois vierges, de vingt ans à peine, sont assises.
Une immense lumière occupe le ciel blanc.
Un arbre dont les fruits sont bas couvre le banc
Où, tranquilles, la tête en arrière inclinée,
Elles laissent couler l’heureuse matinée.
Caché dans la charmille obscure, je les vois.
Sans pouvoir distinguer les mots, j’entends leurs voix.
D’un mouvement distrait, tout en causant entre elles,
Elles creusent le sol du bout de leurs ombrelles.
Sous le balancement léger des grands chapeaux
Leurs visages baignés d’un demi-jour sont beaux,
Et la fleur de leur âge éclate sur leurs joues.
Leurs bouches, par instans rêveuses, font des moues,
Ou s’ouvrent sur des dents candides en riant.
Une tête se tourne et montre un cou friand,
Et la perle qui brille au lobe de l’oreille
En rehausse la grâce et la nacre vermeille.
L’aérien tissu des étoffes d’été,
Répandu sur ces corps de chaste volupté,
Flotte en nuages frais de la gorge pudique
Aux genoux que la robe insinuante indique.
Il arrive parfois qu’une jupe soudain
Remonte en découvrant un bas de jambe fin.
L’une de ces enfans se lève, et d’une branche
Elle approche son bras qui colore la manche,

Fouille la feuille, atteint, détache et goûte un fruit
Dont le lustre répond à sa lèvre qui luit,
Et se rassied au creux du banc où ses amies
Languissent, de chaleur vaguement endormies.
A chacune elle donne un baiser dans le cou,
Puis pose en le flattant sa main sur leur genou,
Et d’une brusque étreinte enlace leurs deux tailles ;
Et ce sont des éclats et de tendres batailles.
Et ces jeux leur sont doux et leur semblent charmans,
Parce que l’été rit à leurs premiers vingt ans,
Et parce qu’elles sont contentes d’être heureuses.

Beau groupe environné de jour, chères joueuses,
Je reconnais le dieu qui vous anime ainsi :
Il fut, il est ma joie et souvent mon souci ;
Je ne vois mon destin qu’à travers son image.
Pour vous seules encore il reste sans visage.
Vous ne prononcez point son nom, même entre vous,
Tant ses pressentimens rendent les cœurs jaloux.
Mais ce n’est pas en vain que vous rêvez ce maître :
Il vous guette, il attend son heure de paraître.
Demain, l’une après l’autre, il saura vous ravir.
Des larmes, un sanglot, une plainte, un soupir,
Ses bras se fermeront sur vous, vous serez femmes ;
Et, vous mêlant à lui, respirant dans ses flammes
La plus vaste espérance et le suprême orgueil,
Vous prendrez le chemin de votre nouveau seuil.
Il épanouira vos âmes ingénues
A des félicités qui vous sont inconnues ;
Et plus tard, quelque soir de juin, dans ce verger
Où rayonne aujourd’hui votre bonheur léger,
Mes yeux vous reverront, ô belles jeunes filles,
Mères, et confondant à vos pieds trois familles.


II


Si jamais à mon seuil s’arrête le Bonheur,
Je lui dirai : Poursuis ta route, voyageur,
J’ai mes hôtes ; tu peux les voir par les fenêtres
Marcher dans ma maison qu’ils occupent en maîtres.

Ce sont la Volupté, la Tristesse et l’Orgueil.
Dès l’aube sous mon toit je leur ai fait accueil.
La Volupté d’abord est aussitôt venue
Au creux de mes genoux s’étendre toute nue.
J’ai senti la chaleur de son souffle à mes yeux,
Elle a jeté sur moi ses bras insidieux,
Et, se laissant aller mollement en arrière,
Ses regards, à demi perdus sous la paupière,
Troubles et languissans me désignaient le lit.
Or, tandis qu’au moment où la chair s’assouvit,
Ma compagne à dessein m’aveuglait de sa bouche,
La Tristesse entre nous se glissa dans ma couche.
Nos vains embrassemens ont duré tout le jour.
Le soir vient ; me voici réveillé de l’amour.
Mes hôtes, me sachant désormais sans défense,
Me tiennent asservis sous leur dure arrogance.
Ils ont mis dans mon vin les cendres du foyer,
Boue amère où mon âme a peur de se noyer.
Leur groupe inquiétant dans ma chambre circule ;
On les distingue mal déjà du crépuscule.
Ils chuchotent. Parfois l’un d’eux parle plus fort,
Et je comprends qu’ils sont à concerter ma mort.
Mais, dis, toi qui voulais visiter ma demeure :
Pourquoi ne pas avoir choisi la première heure ?
Il est trop tard ; l’Orgueil m’empêche de t’ouvrir.
Va donc, quitte ce cœur qui s’obstine à souffrir ;
Hâte-toi, car, là-bas, quelqu’un de moins indigne
Du seuil de sa maison t’appelle et te fait signe.


III


La douleur est un vin d’une âcreté sauvage ;
L’âme trop tendre encor qu’elle a rongée au vif
En devient insensible à tout autre breuvage
Qui n’a pas son goût corrosif.

Poison dont ma jeunesse avant l’heure fut ivre,
Ta morsure aujourd’hui peut seule m’émouvoir :
Ce n’est plus qu’en saignant que mon cœur se sent vivre
Ma force est dans mon désespoir.

IV


Je suis assis devant la porte de la ferme.
Il est tard ; le village à cette heure est oisif.
Aux travaux dont la fin du jour marque le terme
Succède un silence pensif.

On entend cheminer l’automne dans les nues.
Près de moi, sur le ciel étoile des beaux soirs,
Les marronniers, dressant leurs silhouettes nues,
Sont pareils à des coraux noirs.

Un souci trop poignant m’a chassé de la chambre
Où j’employais mes soins à l’idéal labeur.
Me voici frissonnant dans la nuit de novembre,
Solitaire avec ma douleur.

Tandis qu’autour de moi sommeille toute chose,
L’air frais accroît ma fièvre au lieu de l’apaiser,
Et, par momens, lascif, sur ma bouche il se pose
Comme un invisible baiser.

Mais pourquoi, lâchement attentif à moi-même,
Prétendre que ma plainte occupe l’Univers ?
Voici dans l’ombre un soc qui luit. Demain l’on sème :
Les sillons nouveaux sont ouverts.

Le laboureur s’endort content dans sa masure :
Qu’importe donc qu’en proie à l’horreur d’être né,
Je souffre d’un amour sans but et sans mesure
Et de mon cœur désordonné ?


V


J’ai croisé sur la route où je vais dans la vie
La Mort qui cheminait avec la Volupté,
L’une pour arme ayant sa faux inassouvie,
L’autre, sa nudité.

Voyageur qui se traîne, ivre de lassitude,
Cherchant en vain des yeux une borne où s’asseoir,
Je me trouvais alors dans une solitude
Aux approches du soir.

Tout à coup, comme à l’heure où le vent y circule,
L’herbe haute a frémi sur le bord du fossé,
Et, près de moi, sortant soudain du crépuscule,
Les deux sœurs ont passé.

Poursuivant sans répit leur marche vagabonde,
Des régions de l’ombre aux rives du matin
Elles portaient ainsi leurs œuvres par le monde,
Servantes du destin.

D’un sourire cruel m’ayant cloué sur place
Je les voyais déjà décroître à l’horizon
Que j’éprouvais encor, plein de flamme et de glace,
Un horrible frisson.

La dernière alouette a crié dans les chaumes,
Et j’ai repris, d’un œil craintif tâtant la nuit,
Le chemin où, parmi les pas des deux fantômes,
L’Inconnu me conduit.


VI


Si, contraint par l’amour à souffrir en secret,
Pour pleurer librement je gagne la forêt
Quand décembre en remplit les ornières de glace,
J’y rencontre parfois quelque pauvresse lasse,
Chancelant sous un faix inique de fagots.
Près de voir se croiser nos destins inégaux,
Elle lève sur moi du fond de sa misère
D’humbles yeux qu’une horrible écarlate lisère,
Et s’éloigne. Mes pas me portent plus avant
Sous les arbres sans feuille entre-choqués du vent.
Le bien-aimé fantôme à ma droite chemine ;
Mais de l’autre côté le spectre de famine,

Griffant de ses pieds nus la terre qui les mord,
Me couvre d’ombre avec sa charge de bois mort.
Je ne puis écarter cette image importune,
Il m’apparaît qu’au prix d’une toile infortune
L’amoureuse douleur n’est qu’un songe, et voici
Que j’ai honte de croire encore à mon souci.


VII


Il n’est rien de vivant qui ne vieillisse point.
Dans un tour de soleil tient un destin de rose.
La feuille, au mois de mars bourgeon vierge qui point,
En novembre se décompose.

A son midi, la femme est déjà près du soir.
Hélène, le funeste honneur des Tyndarides,
Insensible à Pergame en feu, dans son miroir
Considère en pleurant ses rides.

Les livres ont, hélas ! aussi leur lendemain ;
Le meilleur avant peu voit sa grâce offensée :
Le temps qui vient à bout du langage romain
Flétrit la plus fraîche pensée.

Cesse donc, ô mon fils, de poursuivre en tout lieu
Les courtes voluptés où ton désir se trompe ;
Reconnais humblement qu’il n’est point, hors de Dieu,
De beauté qui ne se corrompe ;

Et, sûr dès à présent que ton cœur se forgeait
Une espérance aux ans rapides mesurée,
Occupe ton amour enfin du seul objet
Qui domine sur la durée


VIII


Je retrouve, en rentrant ce soir à mon foyer,
Fidèle, hélas ! ma Douleur sombre,
Et je laisse aussitôt mon bel orgueil ployer
Auprès d’elle à genoux dans l’ombre.

Elle m’entoure alors le cou de son bras nu.
Et, m’élevant jusqu’à sa bouche :
« Vraiment ! cher pèlerin, te voilà revenu,
Me dit-elle, éprise et farouche.

Quelque lieu que tes pas sans but aient visité,
Près des mers ou dans la montagne,
Ne m’as-tu pas toujours sentie à ton côté,
Invisible et sûre compagne ?

C’est moi qui t’arrêtais de secouer au vent
Tes souvenirs, cendre tenace
Que le rêveur emporte en voyage souvent,
Mêlée au pain de sa besace.

Peut-être, malgré moi guéri de mon amour,
Ayant surmonté ta détresse,
N’es-tu qu’un amant las qui vient dès son retour
Rompre avec sa vieille maîtresse ?… »

Mais, me voyant baisser la tête sans oser
Répondre à son acre ironie,
Elle m’attire et m’offre à boire son baiser,
Source amère de tout génie.

Puis, me parlant avec une étrange douceur :
« Je demeure donc à moi seule
Ta muse, ô mon poète, et ta fille et ta sœur
Et ton épouse et ton aïeule !

Ne va pas en nourrir de haine contre moi,
Car je suis nécessaire et sainte,
Et je ramène à Dieu les cœurs de bonne foi,
Régénérés par mon étreinte. »

Or, tandis qu’elle parle encore en me berçant,
Je regarde, apaisé par elle,
Sourire son visage austère d’où descend
Une clarté surnaturelle.

IX


Crépuscule. Une étoile au Sud. Grillons. Soupir
De l’eau, de l’herbe et de la feuille.
L’Angélus d’un village au loin semble bénir
Le jour mourant qui se recueille.

D’un regard désolé j’embrasse le couchant
Où, plus vagues de lieue en lieue,
Les champs bruns, traversés de rivières d’argent,
Rejoignent la montagne bleue.

Lentement à mes yeux je vois se dérober
Toutes les formes de la plaine,
Et je sens ma raison et mon cœur succomber
Sous une angoisse souveraine.

Toi qui reviens ainsi chaque automne t’asseoir
Devant ce même paysage,
Ne sauras-tu jamais considérer le soir
Avec l’âme forte d’un sage ?

Souviens-toi que le jour sort éternellement
De l’obscurité passagère,
Et ferme ton esprit au noir pressentiment
Que la nuit fourbe te suggère.

A l’Orient poindra demain l’espoir nouveau :
Mon fils, en attendant son heure,
A l’ombre qui t’assiège oppose le flambeau
De la lumière intérieure


XI


Le forgeron, levé dès l’étoile du jour,
A l’heure où tout encore autour de moi sommeille.
Travaille dans sa forge ouverte sur ma cour,
Ombre noire au milieu d’une vapeur vermeille.

Moi-même, le sein nu, frissonnant de fraîcheur,
Joyeux de me sentir avec l’aube renaître,
Je m’assieds à la table où m’attend mon labeur,
La tête entre les deux vantaux de la fenêtre.

Ah ! l’outil, quel qu’il soit, honore l’ouvrier !
Tandis que le marteau voltige sur l’enclume,
J’écris, et, du feuillet au cœur de l’encrier,
Mes doigts font cheminer pensivement la plume.

Le forgeron robuste, affermi sur les reins,
Se cambre en contractant les muscles de son torse.
Il bat le fer avec des gestes souverains,
Et je goûte à le voir l’ivresse de la force.

« Compagnon, nos travaux, il est vrai, sont divers ;
Pourtant, quoique le tien où j’assiste m’ignore,
Il m’instruit à pétrir sans relâche mes vers,
Et les cadence au gré de son rythme sonore. »

Ainsi dis-je, et pendant que le son du métal
Aux strophes que j’assemble enseigne leur mesure,
La lumière gravit le ciel oriental,
Et, ma vitre riante à mes côtés s’azure.


XI


Le temps n’a point pâli ta souveraine image :
Telle qu’un jour d’été, jadis, tu m’apparus,
Debout, battant du linge au bord d’un sarcophage
Je te revois, fille aux bras nus.

C’est dans une prairie où la chaleur frissonne,
Où, comme un brasier vert, l’herbe s’incline au vent.
Un platane robuste à la belle couronne
T’abrite du soleil brûlant.

Je t’observe à travers les branches d’une haie
Sur l’auge de granit tu presses tes genoux.
Du bruit de ton battoir l’écho prochain s’égaie,
Et l’eau rejaillit sous tes coups.

La palette de bois s’abat, et tu te penches.
Ton bras monte, un côté de ta gorge le suit,
Et dans ce mouvement ta chemise sans manches
Découvre l’aisselle qui luit.

Un rayon de soleil mystérieux se traîne
Sous le feuillage où flotte un tendre clair-obscur.
Les toiles que tes mains trempent dans la fontaine
Semblent ruisselantes d’azur.

Et moi, le front soumis à l’immense lumière,
J’assiste, avec un plein transport de volupté,
Aux gestes que tu fais dans l’ombre, lavandière
Ignorante de ta beauté.


XII


Donc tu vas, hors des lieux où t’enchaînait le doute,
Dans les chemins du jour,
Ayant avec la Foi pour compagnons de route
Le Travail et l’Amour.

Soit ! Dès l’abord pourtant de ces pentes sublimes,
Veille à n’oublier pas
Que le devoir de ceux qui marchent vers les cimes
Grandit à chaque pas.

Monte, suis ton dessein, n’accorde aucun relâche
A l’effort qu’il prescrit,
Accrois par la vertu d’une incessante tâche
Ton cœur et ton esprit ;

Et, quand tu laisseras ton regard se répandre
Sur les sommets atteints,
Que ce soit pour n’y voir qu’un degré d’où prétendre
A de plus hauts destins.


XIII


Mais, restreinte au désir d’une gloire inhumaine,
Ta jeune ambition aurait trompé ta peine.
Aie avant toute chose, ô mon fils, le souci
De servir d’idéal, en t’élevant ainsi,
A ceux qui sont restés au bas de la montagne.
Leur regard à travers l’espace t’accompagne ;
Ils suspendent leur âme à tes pas, anxieux
Quand un détour soudain te dérobe à leurs yeux.
Leur courage est inerte à l’heure où tu fais halte,
Et te voir te remettre en marche les exalte.
Tu ravis avec toi dans un monde étranger
Ceux qui ne peuvent pas aimer ni voyager :
L’obscure multitude anonyme asservie
Par un commun destin à mériter sa vie,
Et ceux-là qui, déçus du but avant l’effort,
Subissent lâchement l’ennui d’un pauvre sort,
Et ceux qui, convoitant l’amour d’un vœu trop tendre,
Au coin de leur foyer vieillissent à l’attendre.
Donc tu portes pour eux la gourde et le bâton.
Ils n’ont pas à quitter le seuil de leur maison
Pour contempler en toi l’image de leur rêve,
Pèlerin qui gravis la montagne sans trêve.
Et lorsque enfin, posant le pied au bord du ciel,
Tu te seras fondu dans le jour éternel,
Tous ces fils de la nuit qu’enivre la lumière,
Rappelés sous leur toit par l’œuvre coutumière,
La reprendront d’un cœur aérien et sûr
Pour t’avoir regardé te perdre dans l’azur.


CHARLES GUERIN,