Poésie (Guyau)

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Revue des Deux Mondes3e période, tome 38 (p. 216-219).
POÉSIE

COUCHER DE SOLEIL.



Venise, octobre 1879.


Le soleil, au couchant, enveloppait Venise
D’un long manteau de pourpre : ainsi le Titien
Drape la blonde enfant d’un vieux patricien.
Le grand canal roulait des flots d’or sous la brise.

J’étais sur le clocher de Saint-Marc, et l’église
Brillait, parée en l’air comme un temple païen.
La cité, libre et fière, en sa lagune assise.
Tendait son front au chaud soleil italien.

Au loin, blanchis déjà sous les neiges d’automne.
Les monts s’arrondissaient autour d’elle en couronne,
— Plus pâle, le soleil commençait à baisser,

Et je croyais sentir, au sein des mers profondes,
La ville, ses palais, et ses coupoles rondes,
Et la tour, et moi-même, avec lui s’enfoncer.




LA MÉDITERRANÉE.


Pont Saint-Louis (Menton, 1877).



Enfin je te revois : salut, mer au flot pur,
Souriante au soleil, dangereuse et charmante,
Ma préférée, ô toi qui sais rester d’azur,
         Même dans la tourmente !

Je viens vers toi, lassé de l’océan brumeux,
De sa plainte éternelle et de son flot sauvage ;
Que toute la gaîté vivante en ton rivage
         M’entre au cœur par les yeux !

J’ai soif de voir au vent se bercer les fleurs blanches
Des orangers semés sur tes coteaux brûlans.
De voir tes oliviers, géans de deux mille ans,
         Pencher vers toi leurs branches.

Lorsque du sol brisé les Alpes de granit
Jaillirent, à leurs pieds elles virent, surprises,
Miroiter au soleil ton azur qui frémit
         Sous le souffle des brises.

Et depuis ce moment les grands monts sérieux,
Levant leurs sommets nus que la foudre déchire.
Arrêtés devant toi, du haut des vastes cieux,
         Te regardent sourire.

La montagne vieillit ; on sent du long hiver
Peser sur son front blanc et ridé la tristesse ;
Mais ne voyons-nous pas en toi bondir, ô mer,
         L’invincible jeunesse ?

Sous les rames ainsi tremblaient tes flots mouvans
Quand les flottes des Grecs, fuyant des ports d’Athènes,
S’envolaient en essaim vers tes profondes plaines,
         Enflant leur aile aux vents.


Pour mieux te regarder, j’irai sur la colline,
Sur la colline abrupte, où, dans les vallons verts,
Le pâle citronnier vers le myrte s’incline,
Penchant ses fruits amers.

De là je te contemple:inondé de lumière,
Ton horizon lointain se mêle avec les cieux ;
Je sens mon œil s’y perdre, et je t’admire, ô mère
De Vénus aux yeux bleus.

Au sein des flots déserts on voit un point qui tremble ;
Ce sont des alcyons en troupe, blancs oiseaux ;
On dirait un seul corps lorsque, bercés ensemble,
Ils dorment sur les eaux.

Soudain un bruit se fait, et la troupe s’égrène,
Effrayée et fuyant au plus profond des airs.
Et l’on voudrait comme eux monter à perdre haleine
Dans les cieux entr’ouverts.

Toi qui bornes le monde en nous ouvrant l’espace,
Toi qui suspends nos pas sans arrêter nos yeux,
C’est surtout sur tes bords que l’œil aime, envieux,
Suivre un oiseau qui passe.

Tu rends l’immensité si tentante qu’un jour.
Dit la fable, un enfant voulut d’un seul coup d’aile
Te franchir : ivre, il part ; son aile qui chancelle
L’emporte sans retour.

Il va:le vent des mers a rempli sa poitrine ;
Il voit devant ses yeux l’horizon s’élargir,
L’attirer en fuyant ; l’espace le fascine,
Grand comme son désir.

Il monte… il tombe, il meurt ; mais de sa longue ivresse
Quelque chose en nos cœurs, j’imagine, est resté :
Et c’est de là que vient, devant l’immensité,
Ce trouble qui m’oppresse.


Je te dédaigne, ô terre à l’étroit horizon ;
Ta montagne au front dur me semble une muraille,
Dans tes noires forêts comme en une prison
Mon cœur ailé défaille.

Ouvre-toi, mer : au loin je veux, audacieux,
Courir, comme au soleil courent tes flots de flamme.
Et le double infini de ton onde et des cieux
N’est pas trop pour mon âme.

Qu’il est doux de pouvoir sans regret s’élancer,
D’être libre, de voir l’horizon vous sourire,
D’aller sans retourner la tête, et de se dire :
Vivre, c’est avancer !


M. Guyau.