Poésies (Éphraïm Mikhaël)/L’Inspiratrice

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ŒuvresAlphonse Lemerre (p. 207-212).

L’INSPIRATRICE

I


L orsque le palais neuf fut bâti, lorsque le dernier peintre et le dernier sculpteur se reposèrent — l’œuvre des statues et des fresques étant accomplie, — le duc Tarquin vint parcourir les hautes galeries, suivi de son habituel cortège. Devant lui, douze hérauts d’armes boiteux s’essoufflaient à sonner dans des conques discordantes ; derrière lui, se pressaient en un tumulte puéril les soixante pages de la cour, des nains velus qui portaient au poing des gerfauts mutilés et des colombes difformes. Et le peuple, lâché ce jour-là dans le palais, fourmillait au loin.

Sur une muraille les peintres avaient représenté des singes ivres qui festoyaient parmi des vignes saccagées ; sur une autre, en des fresques monstrueuses, foisonnaient des hydres et des crapauds, et des reptiles sans nom. Partout, sur les bas-reliefs et sur les plinthes et sur les tympans des grandes portes, c’étaient des orgies d’avortons et d’infirmes, des accouplements de bossus, des danses hideuses de femmes enceintes. Et rien en tout cela n’avait l’horreur tragique d’un enfer en folie ; tout était d’une laideur médiocre, d’une froide et grise obscénité.

Le duc Tarquin contempla longuement, et le cortège derrière lui répétait des louanges. Un long murmure d’assentiment traînait parmi la foule dans les galeries, les salles et les escaliers. De temps à autre, le duc s’arrêtait devant quelque œuvre, et, ravi en extase, il demandait le nom de l’artiste. Alors les hérauts appelaient à voix haute l’élu ; et le grand argentier, puisant en des corbeilles pleines, lui donnait abondamment des perles rares et des gemmes. Les conques sonnaient, plus discordantes, et une grande joie, à travers la foule, éclatait.

Mais tout à coup, parvenu dans une salle reculée, une salle basse qui servirait sans doute d’office ou de cellier, le duc Tarquin poussa un grand cri d’indignation. Impudemment un sculpteur avait orné cette salle d’une insolite statue : c’était une belle vierge demi-nue, frissonnant d’ineffable espoir et jetant des fleurs merveilleuses vers les chemins où sans doute surgirait l’amant. Une main puissante avait animé le marbre ; on croyait respirer dans l’air le parfum des cheveux épars sur les froides épaules blanches, et la vierge resplendissait, victorieusement vivante.

Le duc Tarquin, bien qu’il fût d’humeur débonnaire (il avait gracié le matin des incendiaires et des parricides), ne put contenir sa colère. Certainement la statue était coupable de lèse-majesté, et celui qui avait oublié ainsi le respect dû à la grande laideur sacrée méritait un châtiment sévère. Vite on chercha l’insolent artiste ; il fut amené, poings liés, devant le duc Tarquin, et tout de suite il fut jugé devant le peuple. Les nains velus qui portaient au poing de monstrueux oiseaux firent office de magistrats ; le peuple devait ratifier la sentence.

L’interrogatoire fut bref. L’accusé — qui était un beau jeune homme à la barbe légère — dit aux nains et à la foule : « Je me nomme Clélio et je suis né très loin d’ici, en un pays lumineux et triste, dans une ville en ruine près d’un clair océan. J’ai passé ma vie à rêver et à créer. Et si Dieu le permet je sculpterai toujours de belles vierges heureuses et jamais des singes ni des pourceaux. » Ces paroles entendues, une clameur s’éleva de la foule. Clélio fut condamné. Sur-le-champ la statue fut brisée à coups de hache et l’artiste fut expulsé du palais par les valets du chenil.

Mais Clélio ne souffrit pas de l’insulte, et si des fouets le cinglèrent, il ne le sut pas. Car ce jour-là il avait reçu le message longtemps souhaité, le message de la lointaine bien-aimée qu’il osait à peine nommer au silence. Ce soir Marcia l’attendrait dans le Jardin du Fleuve, parmi les arbres d’Asie et les fleurs étrangères. Oubliant le hideux palais et les juges et la statue détruite, Clélio errait anxieux et ravi dans le Jardin caressé de lune. Enfin sur les gazons bleus, près de l’eau d’ombre et d’argent, Marcia parut. À partir de cette nuit, ils se revirent toutes les nuits dans le Jardin du Fleuve. Et dans les solitudes envahies d’herbes violentes, ils s’aimèrent d’un sauvage amour.

II

Marcia était veuve. Son vieux mari était mort dans l’année nuptiale et elle vivait loin du monde dans l’antique palais, solitaire désormais, où l’on avait célébré naguère les fêtes du mariage. De silencieux serviteurs l’entouraient ; des chevaux noirs paissaient en liberté dans les cours herbeuses de sa maison ; des oiseaux rares chantaient dans ses volières, et la grande salle du palais, la salle où l’on n’entrait plus depuis la mort du maître, était pavée de porphyre et d’or. Selon la coutume des patriciens du pays, Marcia daignait s’enrichir encore. Et des flottes faisaient pour elle de lucratifs commerces dans les mers orientales. Tout ce luxe triste d’une seigneuriale maison en deuil, elle le contait à Clélio tandis qu’ils erraient le soir dans le Jardin du Fleuve. Mais parce qu’elle était d’une race très ancienne, enviée dans tout le duché, elle ne pouvait permettre à son amant de venir au palais. Bientôt pourtant, très aimante, elle ne put plus se satisfaire des courtes veillées du Jardin. Elle voulut venir chez Clélio. Elle passa des journées dans l’atelier aux murailles froides parmi les statues ébauchées. Alors Clélio, malgré l’adorable présence, se laissa ravir à ses rêves d’art[1]

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1888.
  1. Sous l’inspiration de la femme, Clélio, devenu insensiblement semblable aux autres artistes, se met à sculpter, lui aussi, des singes et des pourceaux. (Note de l’Éditeur.)