Poésies (Éphraïm Mikhaël)/La Forêt sacrée

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ŒuvresAlphonse Lemerre (p. 110-116).

LA FORÊT SACRÉE

féérie
Le Prince, à la Nymphe.
Vierge, ton nom ?


La Nymphe.
Vierge, ton nom ? Je suis la Nymphe des fontaines.

Je ne suis qu’une enfant divine et je frémis
Dans ces bois saccagés par des brises hautaines
Qui blessent sur les lacs mes nénufars amis.
Je ne suis qu’une enfant immortelle et peureuse
Et je me sens captive en mes propres forêts ;

Mon urne de déesse épand l’eau douloureuse,
Mais j’ignore à jamais ses sonores secrets.

Le Prince, à un Sylphe.
Toi ?


Le Sylphe.
Toi ? Les menthes des champs naissent de mon haleine,

Les baisers dispersés dans le vent du printemps
Suscitent les grands lys triomphaux dans la plaine,
Ma pitié met des fleurs sur le deuil des étangs.

Le Prince.
Dis-moi, Sylphe, pour quelle ineffable venue

Tu prépares les clairs chemins ? Pourquoi cet or,
Et ces tapis couvrant au loin la terre nue ?
Attends-tu chaque année un dieu qui tarde encor ?

Le Sylphe.
Je ne sais pas. Je vis. J’empourpre les ramures,

Car c’est la tâche inexpiable que je dois ;
Je ne sais pas pourquoi je fais saigner les mûres
Des branches et s’ouvrir les roses sous mes doigts…

Le Prince, à un Gnome.
Toi, Gnome en noir qui ris avec des dents méchantes,

Pourquoi dans ton poing dur cette serpe de fer
Et quelle est la chanson mauvaise que tu chantes ?


Le Gnome.
Je ne sais. Ma chanson fait la mort et l’hiver,

Et je ris de songer aux tempêtes prochaines.
Je suis seigneur des gens et seigneur des pays
Et cette serpe abat la royauté des chênes,
Mais je ne suis qu’un pâle esclave et j’obéis.

Les bêtes merveilleuses, s’approchent du Prince.
Nous sommes les dragons gardiens de l’or stellaire,

Notre griffe retient les astres dans le soir.
Nous attendons couchés au seuil crépusculaire
Et nous veillons le vaste ciel sans rien savoir.

Le Sylphe.
Voilà nos vains secrets, ô Prince, qu’on te livre.

Nos vils trésors sont entassés à tes genoux :
Tu vois, nous vivons tous dans la stupeur de vivre
Et nous sentons parfois la honte d’être nous.
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Hélène.
Ami, les fleurs de nuit qui veillent les palais

Frissonnent sous un vent de deuil ; respire-les.
N’est-ce pas qu’elles ont, ce soir, un parfum triste ?
Aujourd’hui, quand tes chiens royaux suivaient la piste
Des sangliers parmi la fête des forêts,
Lasse et prise de peur plaintive, je pleurais.
Ton cor de bronze avait de sombres sonneries,

Tu semblais annoncer les neiges aux prairies
Et proclamer, mon doux et funèbre sonneur,
L’automne de l’amour et la mort du bonheur.

Le Prince.
Hélène, Hélène, vers les mers orientales,

Vers les jardins aimés et les forêts natales
Nous partirons avec des lilas dans les mains,
Et d’enfantines fleurs le long des clairs chemins
Neigeront sous les doigts épris des fiancées…
Pourtant voici qu’un glas de mauvaises pensées
Retentit longuement dans mon âme, et j’entends
Une voix d’ironie insulter le printemps.
Pardon, pardon, ma blanche et joyeuse princesse,
Car près de toi je songe à l’antique sagesse
Des centaures lointains qui m’aimaient autrefois ;
Je me souviens des soirs fabuleux, dans les bois
Réveillés par les cors d’étranges chasseresses ;
Je songe aux nuits où les grandes enchanteresses
Cueillaient les fleurs de mort éparses sur les monts.
Je le sais bien, je le sais bien, nous nous aimons
Et nous marchons parmi les princes de la terre,
Mais mon désir s’en va toujours vers le mystère
Du pays merveilleux que je n’ai pas foulé,
Et même près de toi je me sens exilé.

Hélène.
Quand nous rêvions parmi les treilles endormies,

N’aviez-vous pas laissé vos tristesses amies

Comme de vains trésors rouler à mes genoux ?
Avec des mots de paix, avec des gestes doux
N’ai-je pas su chasser votre mauvais génie ?
Vers quel pays nocturne, ô prince d’Ionie,
Fuirez-vous les palais magiques et cléments
Et le rare jardin fleuri de talismans ?

Le Prince.
Ô mon Dieu ! je suis las de ma cour de folie !…

Tes chères mains ont fait le signe qui délie ;
Pourquoi suis-je captif des vieux enchantements ?
Je suis ton maître, et vers la gloire des amants
Nous marcherons sacrés de clarté liliale.
C’est pour moi qu’a fleuri la rose nuptiale
De tes lèvres, ô ma princesse, et c’est pour moi
Que mûrissait ta chair royale… Hélas, pourquoi ?
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La Reine des fées.
C’est moi qui mêle au bruit des lames et des vents

Une longue rumeur de clochers décevants.
Avec des cris, avec des chants, dans les nuits claires,
Des princes d’Orient sur de riches galères
Sont passés insultant la mer de leurs gaîtés.
Et des femmes parmi les candides clartés,
Penchant leurs seins impurs vers les vagues nocturnes,
Raillaient le deuil sacré des lueurs taciturnes.
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Le Prince.
Reine dont les pieds blancs foulent l’orgueil des nues,

Pitié pour eux, pitié pour mes sœurs inconnues,
Pour mes frères suivant humblement leur chemin
Sous ce pâle soleil d’hiver, l’amour humain.

La Reine des fées.
Eh ! que t’importe, à toi, Seigneur des vastes rêves,

Si là-bas, par delà les vagues et les grèves,
En un soir de baisers tristes, quelques amants
S’éveillent et sont pris de longs frissonnements
En écoutant sonner parmi les mers austères
Le grave appel de mes clochers vers les mystères ?

Le Prince.
Ô Reine de la mer, pitié, pitié pour eux !

Ne trouble pas le clair sommeil des amoureux,
La paix des doux, la paix des gloires enfantines,
Et qu’ils ne sonnent pas les mauvaises matines,
Tes durs clochers parlant trop haut des cieux lointains.
Ô pays parfumés de menthes et de thyms,
Ô vergers puérils, langoureuses venelles,
Voici que le regret des vierges éternelles
Va faire mépriser des hommes le printemps.
Ils ne vont plus savoir les rires éclatants
Et les baisers heureux sur les gorges éprises.
Ne livre pas tes cheveux saints aux viles brises…
Les enfants vont mourir du péché de te voir.

Sois bonne, sois clémente, et fais le ciel si noir
Que nous ne puissions plus contempler nos pensées ;
Étends la nuit sur les sagesses insensées,
Et ne fais pas crouler les pierres de nos murs
Par ta terrible voix criant des mots trop purs.
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1887.