Poésies (1902)

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Poésies (1902)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 432-437).
POÉSIES


JEUNESSE


Pourtant tu t’en iras un jour de moi, Jeunesse,
Tu t’en iras, tenant l’Amour entre tes bras,
Je souffrirai, je pleurerai, tu t’en iras.
Jusqu’à ce que plus rien de toi ne m’apparaisse.

La bouche pleine d’ombre et les yeux pleins de cris.
Je te rappellerai d’une clameur si forte
Que, pour ne plus m’entendre appeler de la sorte,
La Mort entre ses mains prendra mon cœur meurtri.

Pauvre Amour, triste et beau, serait-ce bien possible
Que, vous ayant aimé d’un si profond souci.
On pût encor marcher sur le chemin durci
Où l’ombre de vos pieds ne sera plus visible ?

— Revoir sans vous l’éveil douloureux du printemps.
Les dimanches de mars, l’orgue de Barbarie,
La foule heureuse, l’air doré, le jour qui crie,
La musique d’ardeur qu’Yseut dit à Tristan,

Sans vous, connaître encor le bruit sourd des voyages,
Le sifflement des trains, leur hâte et leur arrêt.
Comme au temps juvénile, abondant et secret,
Où dans vos yeux clignés riaient des paysages.

Amour, loin de vos jeux revoir le bord des eaux
Où trempent, azurés et blancs, des quais de pierre
Pareils à ceux qu’un jour dans l’Hellas printanière
Parcoururent Léandre et la belle Héro,

Voir sans vous, sous la lune assise au haut du cèdre,
La volupté des nuits laiteuses d’Orient,
Et souffrir, le passé au cœur se réveillant,
Les étourdissemens d’Hermione et de Phèdre ;

Toujours privé de vous, feuilleter par hasard,
Tandis que l’acre Été répand son chaud malaise,
Ce livre où noblement la Cassandre française
Couche au linceul de gloire et sourit à Ronsard,

Et quand l’automne roux effeuille les charmilles
Où s’asseyait le soir l’amante de Rousseau,
Être une vieille, avec sa laine et son fuseau,
Qui s’irrite et qui jette un sort aux jeunes filles... ;

— Ah ! Jeunesse, qu’un jour vous ne soyez plus là,
Vous, vos rêves, vos pleurs, vos rires et vos roses,
Les Plaisirs et l’Amour vous tenant, — quelle chose.
Pour ceux qui n’ont vraiment désiré que cela...


PLUIE EN ETE


O soir lavé de pluie et balayé de vent,
O soir et lune !
Une heure se retire et l’autre va devant.
Belle chacune ;

L’air frais semble allégé de toutes les fadeurs.
De ces détresses
Qui dans le soir d’été montent de tant de cœurs
Qu’un cœur oppresse ;

Ces rêves, ces soupirs, dans l’air sentimental
Des crépuscules.
Comme ils s’étirent, comme ils touchent et font mal,
Comme ils circulent !

Mais la belle nuée a dans l’ombre laissé
Couler son onde
Sur la tiédeur du soir, de trop d’amour blessé.
O paix profonde,

Quel calme ! le silence et la bonne fraîcheur...
L’arbre s’égoutte ;
Nul bruit dans les maisons, closes comme des fleurs,
Rien sur la route ;

— Et dans l’air trempé d’eau où plus rien n’est assis
De l’âme humaine.
Il se lève une odeur de lierre et de persil
Qui se promène...


LES CAMPAGNES


Des champs de blé trop lourd, des champs de sainfoin rose,
La betterave aussi et les choux vifs sont là,
Le bourg, le cimetière où le corps se repose.
Et la colline bleue au bout de tout cela...

— Ah ! les êtres humains dans l’air et la brûlure,
Battus par l’âpre pluie, et du vent essuyés.
Qui dans la terre sèche ou sa molle mouillure
Vont chaque jour, traînant leurs âmes et leurs pieds.

O donneuse de pain, de vin, de fruits, de paille,
Terre où l’homme est courbé des mains et des genoux,
Cœur des plaines, ouvert d’une innombrable entaille,
Lamentable infini des champs verts, des champs roux.

Route longue qui suit des fossés et des ronces,
Petite église avec quelques maisons autour,
Chemins lourds et creusés où la charrette enfonce,
Cloche qui sonne un peu pour la mort ou l’amour.

O pauvreté profonde et chaste des campagnes,
Fatigue des corps las qui se couchent le soir,
Silence de la vie aride qu’accompagnent
Le sifflement des faulx et le bruit des pressoirs...

— Mon âme, voyez-les, ces marins de la terre,
Dans la houle des blés soulevés, ce matin,
Et que votre bonté aille vers ce mystère.
Vous qui ne connaissez des champs que les jardins.


LA CHANSON DE DAPHNIS


Je ne sais plus si l’air est tendre, si le jour
Est joyeux, le sel vif, la cannelle odorante,
Mon âme en toute chose est désormais errante
Sauf en la certitude heureuse de l’amour.

— Quand, pour prendre un citron, tu courbes une branche
Et te hausses un peu aux pierres du chemin,
Je ne vois le fruit d’or que si je vois ta main,
Et la couleur du jour que par ta jambe blanche.

Je sais que rien n’existe où ne sont pas mêlés
Ton désir et le mien asservis et farouches,
Et je n’ai soif de l’eau que si tu mets ta bouche
Au bord du beau ruisseau plein de cailloux roulés.

Je ne crois pas au temps, au soleil, aux orages.
Je ne crois qu’à l’amour triste et doux seulement.
— C’est le jour quand tu ris, et la nuit quand tu mens.
Et l’infini s’épuise au lac des deux visages
Quand mon tourment avide aspire ton tourment...


LE REPIT


O rude et consolant hiver, hiver de neige,
Hiver sans volupté, sans chant et sans odeur,
O saison sans semaille et sans ferment, protège
L’appesantissement étroit et las du cœur.

Que tes mains sans moiteur étreignent bien les têtes
Que les trop doux Juillets penchèrent de désirs ;
Clos les robes de fin que ses jeux ont défaites
Et donne aux prompts élans d’amollissans loisirs.

— Qu’ayant oublié l’air, les routes et l’espace,
Auprès du feu qui fait un bruit mouvant et bas,
On prenne du plaisir à boire dans la tasse,
A lire dans le livre, à ne se chérir pas...

Qu’on ait des soins du jour son ardeur occupée.
Qu’on soit plein de torpeur et de menu vouloir,
Qu’on quitte sans regret les heures échappées,
Qu’on écoute sans peur la musique, le soir.

— Mais tandis que sera si prudente la vie
J’entendrai s’apprêter dans les jardins du Temps
Les flèches de soleil, de désir et d’envie
Dont l’été blessera mon cœur tendre et flottant.


LES REGRETS


Allez, je veux rester seule avec les tombeaux ;
— Les morts sont sous la terre, et le matin est beau,
L’air a l’odeur de l’eau, de l’herbe, du feuillage.
Les morts sont dans la mort pour le reste de l’âge...
Un jour mon corps dansant sera semblable à eux.
J’aurai l’air de leur front, le vide de leurs yeux,
J’accomplirai cet acte unique et solitaire.
Moi qui n’ai pas joué seule, aux jours de la terre.

— Tout ce qui doit mourir, tout ce qui doit cesser,
La bouche, le regard, le désir, le baiser...
Être la chose d’ombre et l’être de silence
Tandis que le printemps vert et vermeil s’élance
Et monte trempé d’or, de sève et de moiteur.
Avoir eu comme moi le cœur si doux, le cœur
Plein de plaisir, d’espoir, de rêve et de mollesse
Et ne plus s’attendrir de ce que l’aube naisse ;
Être au fond du repos l’éternité du temps ;
— D’autres seront alors vivans, joyeux, contens,
Des hommes marcheront auprès des jeunes filles,
Ils verront des labours, des moissons, des faucilles,
La couleur délicate et changeante des mois.
Moi, je ne verrai plus, je serai morte, moi.
Je ne saurai plus rien de la douceur de vivre...
— Mais ceux-là qui liront les pages de mon livre
Sachant ce que mon âme et mes yeux ont été.
Vers mon ombre riante et pleine de clarté
Viendront, le cœur blessé de langueur et d’envie.
Car ma cendre sera plus chaude que leur vie.

Csse MATHIEU DE NOAILLES.