Poésies (Dujardin)/C’est assez pour vous rendre fou

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PoésiesMercure de France (p. 183-188).


C’EST ASSEZ POUR VOUS RENDRE FOU


On raconte que l’on proposa un jour à Beethoven quatre-vingts ducats pour composer des variations sur une valse de Diabelli. La valse de Diabelli était une très vulgaire « rosalie », et Beethoven refusa. Mais, un jour de bonne humeur, il se ravisa et écrivit, sur le pauvre motif, non pas cinq ou six, mais une œuvre de trente-trois variations (Op. 120), enseignant ainsi aux artistes que le plus humble motif suffit quand une émotion s’en empare.


THÈME


Un joli matin de printemps,
De fraîches chansonnettes
Vagabondaient dans les champs ;
Colas allait près de Colette,
Elle quinze et lui seize ans ;
Elle s’arrêta tout à coup

Et sourit en montrant la haie fleurie de roses.
… Un sourire de ses lèvres roses,
C’est assez pour vous rendre fou.

Elles ont souri, les lèvres roses,
Et le voilà qui pâlit comme un fou.

*

Un jour d’été épanoui,
Ils se sont retrouvés sur la berge ;
Las ! Colette a pris un mari,
Colas dut oublier Colette ;
L’un près de l’autre ils sont assis ;
En regardant je ne sais où,
Il effleura de ses lèvres ses lèvres roses.
… Un baiser de ses lèvres roses.
C’est assez pour vous rendre fou.

Il effleura les lèvres roses
Et le voilà qui se récrie ainsi qu’un fou.

*

Un soir, un triste soir d’automne,
Au coude du chemin les voici face à face,

Tandis qu’ils écoutent le bruit monotone
Des feuilles qui tombent et des jours qui passent.
Ah ! que le temps est donc cruel et doux !
Elle soupira… Oh ! parlons d’autre chose !…
… Un soupir de ses lèvres roses,
C’est assez pour vous rendre fou.

Elles ont soupiré, les lèvres roses,
Et le voilà qui pleure ainsi qu’un fou.


VARIATIONS


I

(INTRODUCTION)


Aubes angéliques
D’avril,
Heures fatidiques
Où l’âme éclôt,
Où les cœurs puérils
S’éveillent aux renouveaux !
Aurores,
Ors
Pâles des printemps,
Printemps
Divins, tendez vos ailes,
Semez les blanches étincelles,
Souriez,
printemps diaprés ;
Et vous, étés,
Soyez tièdes et soyez brûlants.
Soyez la force,
Faites crever par la sève l’écorce,
Et puis soyez le cours puissant des choses qui s’exaltent

Et la folle liesse
Et la folie enchanteresse
Des âmes impatientes de la halle !
Et qu’à son tour
Avide d’autres devenirs,
Septembre amène les mélancoliques jours
Où s’emmêlent
Les lueurs d’aurore
Et les midis d’or
Et les couchants de mort.
Pêle-mêle,
Dans la tristesse inexorable
Des souvenirs,
Ainsi qu’en un miroir.
Hélas !
Où se profile le fantôme insaisissable
De ce qui fut et qui n’est pas,
Et ce passé
Inexpiable
De n’être plus qu’un cœur qui a été.

Oui, passe,
Ô temps, forme du songe !
Espace,
Prestigieux mensonge !

Et que le monde
Coule,
El que les années
Comme des falaises amoncelées
Lentement s’écroulent
Et roulent
Sur la grève où l’âme
Au bord de l’infini s’agite et clame.
Ames,
Que le cycle d’es choses se déroule ;
Rien que de nécessaire
N’advient,
Rien
Qui ne vienne
Et ne revienne
Sans fin.
Rien
Qui ne soit dans le retour infini de notre destin.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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L’auteur s’est arrêté, non pas à la trente-troisième, mais, hélas ! à la première variation.