Poésies (G. Lafenestre)

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Poésies (G. Lafenestre)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 447-456).
POÉSIES


A SULLY PRUDHOMME
Salut et Adieu
I

AU QUARTIER LATIN

En écoutant ses premiers poèmes.


Comme une vierge prête aux douceurs du baiser
Qui s’agite au hasard sur la terre inconnue,
Demandant aux grands bois, à la mer, à la nue,
L’amant, le bel amant qui saura l’apaiser,

Sur des gouffres d’ennui trop longtemps suspendue,
Se débattait hier notre Jeunesse en deuil.
Cherchant dans l’ombre sourde une main étendue
Pour remonter au jour de son premier orgueil.

Le ciel n’est pas fermé : Dieu peut toujours descendre
Lorsque j’ai pu te voir, lorsque j’ai pu t’entendre,
Comme un arbre au printemps mon être a frissonné.

Un éclair d’espérance a calmé la tempête,
A cet appel viril j’ai redressé la tête :
Cueillez tous les lauriers, notre poète est né !

Café de Buci, 24 juillet 1862.



II

A CHATENAT

En lui offrant sa dernière médaille.


Où donc est le Bonheur ? Où donc est la Justice ?
En vain, dans ta poignante et tendre anxiété,
T’appuyant sur le bras charmant de la Beauté,
Ta sûre conseillère et ta consolatrice,

Tu voulus, avec eux, construire l’édifice
Solide et clair, où grandirait l’Humanité :
Ils ont fui, comme fuit l’errante Vérité,
Sans que, même pour toi, le rêve s’accomplisse.

Martyr par tous les dons de l’âme et ceux du corps.
Par l’amour, la douleur, par l’angoisse infinie
Qui t’oppresse, devant le mal, comme un remords.

Tu payas assez cher la rançon du génie
Pour espérer revivre, après tant d’agonie.
Sous le nimbe des saints dans la gloire des morts.

23 mars 1907.


MICROCOSME


Depuis soixante ans que je vis
Dans ce grand miracle des choses,
Que d’images y sout écloses
Devant mes yeux inassouvis !

Fleurs de rêve aussitôt cueillies.
Que, sous mon front, le souvenir
Se délecte d’entretenir
Ou persistantes ou pâlies :

C’est un pêle-mêle où les morts
Sous les pieds des vivans s’entassent
En des décors changeans qui passent,
Teintés de joie ou de remords,


Un défilé d’anciens visages,
Beaux ou laids, fixes ou furtifs,
Parmi des monumens pensifs
Et d’adorables paysages,

Chaos d’éclairs qui roule et luit
Dans ma cervelle illuminée,
Aussi profond que la traînée
Des astres à travers la nuit !

Etrange et superbe mystère
Qui, dans le coin d’un os grossier,
Agite l’univers entier :
Quelle ivresse, ô roi de la Terre !

Mystère étrange, horrible sort
Qui, demain, en une seconde.
Va dissoudre ce petit monde :
Quelle pitié, fils de la Mort !


RARA AVIS


L’heure exquise, le soir, c’est l’heure du silence,
Du cher silence, après les bruits de l’action,
Quand tout ce que le jour soulevait d’espérance.
D’illusion stérile et d’âcre passion

Retombe au fond de l’âme, ainsi que les poussières
Sur la grand’route où piétinaient les longs troupeaux,
Pour que l’horizon pur, sous l’adieu des lumières
S’éteigne en un sourire avant le grand repos.

Bleus ou noirs, tous les incidens de la mêlée,
Confusément, d’abord, et par gros tourbillons,
S’éparpillent dans la mémoire encor troublée.
Vol banal et fuyard d’inquiets oisillons :


Soucis, regrets, remords, vains efforts, lourdes peines,
Qu’avec leurs cris plaintifs repoussent lentement
Vers un oubli trop bref en des ombres lointaines
La bonne lassitude et l’assoupissement.

Mais parfois, s’échappant de la troupe morose,
Un souvenir plus rare a suspendu son vol,
Et, parmi les parfums réveillés de la rose,
S’attarde à roucouler ainsi qu’un rossignol :

Frais écho d’un instant de félicité pure
Surpris dans l’ennui morne et froid des temps perdus,
Baiser d’amour qui passe ou d’amitié qui dure,
Un beau site admiré, de beaux vers entendus.

Tandis qu’il vocalise et module en artiste
L’hymne mélodieux qu’il aime à répéter
La sombre nuit s’étoile et perd sa robe triste :
Et le sommeil est doux qui vient à l’écouter.


TARDIF RETOUR


J’avais peur de revoir ces bois aux pentes douces
Dont les sentiers dormans sous l’épaisseur des mousses
M’avaient connu tout jeune et vu suivre souvent
Leurs détours, à l’abri du soleil et du vent.
L’homme fragile en lui sent tout changer si vite !
Il se plaît à penser qu’ici bas tout l’imite,
Et que le monde entier, souffrant du même sort,
Chaque jour, comme lui, s’use et glisse à la mort.
J’avais peur de revoir, sous les fières hêtrées,
Ces clairières, par l’or des couchans diaprées.
Où, nonchalant, dans l’herbe odorante étendu,
Vers le ciel frais j’avais tant de fois entendu
Comme un vol d’étourneaux babillards qui se lève
Monter mes premiers vers avec mon premier rêve.

J’avais à ces buissons, familiers et discrets,
Etourdîment livré tant de désirs secrets,
Et, tout en effeuillant les églantines roses,
Imprudent et léger, confié tant de choses,
Prêté, dans mes élans naïfs vers l’avenir
Tant de sermens hardis que je n’ai pu tenir !



Vraiment, n’allaient-ils pas, ces chênes aux fronts rudes.
Si résolus dans leurs vaillantes attitudes.
Ces ormeaux grimaçans, cet inquiet bouleau.
Ce vieux saule éploré qui tremble au bord de l’eau,
Comme à l’enfant ingrat qui rentre, tête basse.
Me faire grise mine et, de mauvaise grâce,
Sous leurs rameaux caducs m’accueillant sans amour,
Se plaindre, et, me grondant d’un si tardif retour.
Me dire : « revenant pâle, aux lèvres fanées.
D’où viens-tu ? Sur ta route, en ces longues années,
Qu’as-tu fait de ton âme enfantine au fond clair
Où, comme le soleil dans la source en plein air,
Plongeaient et scintillaient en teintes variées
Les salubres conseils de nos fraîches feuillées ?
Comme tu marchais droit alors, visant les cieux
Trop petits pour loger ton rêve audacieux !
De quel œil confiant tu mesurais la vie,
Sans vouloir t’embourber dans la route suivie,
Prêt à lutter, prêt à souffrir, prêt à vouloir.
Heureux de tout aimer, espérant tout savoir,
Et ne pouvant douter de la proche victoire
Où d’un baiser bruyant t’enivrerait la gloire !
Eh bien ! te voilà vieux, tout blanc, perdant tes forces,
Plus ridé, plus flétri que nos dures écorces !
Peux-tu nous regarder maintenant sans rougir ?
Qu’as-tu fait ? Qu’as-tu vu ? Que sais-tu ? Pour agir.
Pour penser et créer, en quelle noble tâche
T’es-tu donc épuisé sans faiblesse ou relâche ?
En ces temps de bassesse où tous ceux qu’autrefois
Nous chérissions alors qu’ils écoutaient nos voix,
Peintres francs et joyeux, fiers et tendres poètes,
Aujourd’hui bateleurs escortés de trompettes ;

Débitent, à grand bruit, sur de sales comptoirs
L’extase frelatée et les faux désespoirs,
Parmi tous les hoquets de l’orgie ordurière
Es-tu resté debout, la tête haute et fière,
Dans le devoir, dans le travail, dans la vertu ?
Tu nous l’avais si bien promis, t’en souviens-tu ?
Va-t’en, va-t’en ! Retourne aux bourbiers où se vautre
Ton Paris ! Tu ne vaux vraiment pas mieux qu’un autre.
Va-t’en et laisse-nous, dans notre isolement,
Tout résignés, attendre avec recueillement
Les meurtriers prochains dont la hache s’affile
Pour jeter bas en nous la splendeur inutile.
Croyant, les sots, avec l’âge et la majesté,
Tuer l’indestructible et divine Beauté ! »

Hélas ! c’était bien là ce qu’ils me pouvaient dire.
Et j’avais peur, marchant courbé, n’osant sourire.
Sous les taillis noueux prêts à me fustiger.
Vers l’auguste futaie où l’on m’allait juger.

J’avais peur, j’avais tort ! O nature indulgente.
Tu vaux bien mieux que nous, toi que l’on croit changeante
Parce que les saisons alternent tes couleurs :
Comme tu sais toujours compatir à nos pleurs !
Non, non, mes vieux amis n’ont point pris de colère.
Il m’a paru que, pour me fêter, au contraire,
Un murmure plus doux courait par les halliers
Et qu’eux, plus qu’autrefois, touffus, hospitaliers.
Ces arbres, auxquels l’âge ouvre en haut plus d’espaces.
Tandis que chaque hiver courbe nos têtes basses,
M’accueillaient, sourians sous leurs manteaux d’été,
Avec plus de tendresse et d’affabilité.
Des parfums inconnus s’exhalaient des feuillées,
Plus d’oiseaux y mêlaient des voix plus variées,
Comme si tous mes sens, que je croyais usés.
S’étaient, dans les combats de la vie, aiguisés.
Pour l’oreille et les yeux, partout, mille surprises :
Jamais, dans l’herbe drue, en ombres plus exquises.
Sous les chênes massifs et les plus dentelés.
Des tapis endormeurs ne s’étaient déroulés

Jamais l’antique source, à travers le fouillis
Des broussailles, n’avait, d’un plus vif gazouillis,
Révélé sa fraîcheur à l’errante chevrette ;
Jamais non plus, avec le merle et la fauvette,
Et les bourdons ronflans et les ramiers plaintifs,
Les écureuils rongeurs, les lapereaux furtifs,
Pareil concert de bruits vivans, de gais murmures
N’avaient accompagné, sous des lueurs si pures.
L’hymne majestueux, le mâle accord des voix,
Par qui descend en nous l’âme heureuse des bois,
Et c’est presque à genoux, comme on tombe à l’église.
Que j’écoutai leur chant modulé par la brise :



« Vieil enfant, pauvre enfant qui craignais nos courroux,
Pensais-tu donc qu’en vain puissans, calmes et doux,
Les arbres, dont les pieds sondent au loin la terre,
Elèvent jusqu’au ciel leur penser solitaire,
Loin du bruit des mots creux, sonores et trompeurs
Dont vous exaspérez vos désirs et vos peurs.
Et qu’en vain dans l’air pur, au mépris des années,
Dans leurs têtes en fleurs ou leurs têtes fanées,
Ils reçoivent l’écho de vos cris fatigans
Apportés par le vol brutal des ouragans ?
Ils n’ont que trop loisir, en leurs longévités,
De plaindre le néant de vos sorts écourtés !
Bien d’autres, avant toi, piétinèrent ces herbes
En courant vers le monde, innocens et superbes,
Comme d’autres, après, joyeux, les fouleront,
Pour revenir un jour, en s’essuyant le front,
S’y plaindre de la vie ou s’y plaindre d’eux-mêmes.
Tout prêts à se coucher aux plis des linceuls blêmes
En des cercueils bien vite oubliés et pourris.
Jamais sur aucun d’eux, même les plus flétris
Par leurs vices autant que par d’injustes peines,
Nous n’avons déployé que les fraîcheurs sereines
De l’accueil amical et des tendres pardons.
Chez nous, aussi, l’on souffre ! Et quand nous entendons
Vos tardifs désespoirs nous raconter vos chutes.
C’est meurtris dès longtemps par l’effort et les luttes

Que nos bras fraternels vous tendent leurs pitiés.
Vous, au moins, vous n’avez pas de chaînes aux pieds.
Et vous ne savez pas de quelles douleurs sourdes
Par l’immobilité de nos racines lourdes
Nous expions l’honneur de dresser haut nos fronts
Et l’orgueil de braver tant d’hivers sans affronts.
En nous quittant ce soir, remporte en la mêlée
La hautaine vigueur d’une âme consolée.
Et si tu sens, plus tard, ce courage mollir,
Reviens-nous, cette fois, sans douter ni pâlir.
Tant qu’à l’assaut fatal des stupides cognées
Quelques branches de nous survivront épargnées.
Offrant l’ombre et la paix sous leurs derniers abris.
Nous répandrons sur ceux qui nous auront chéris,
Afin que, sans effroi, leur dur destin s’achève,
L’infini des espoirs dans l’infini du rêve ! »


REMBRANDT


Il ne vit qu’un pays, il ne connut qu’un livre,
Ceux qui gardaient la cendre et la foi des aïeux :
Sa petite Hollande, aux grands ciels anxieux,
Dont le soleil combat sous la brume et le givre.

Sa Bible de famille aux lourds fermoirs de cuivre
Où l’aveugle est guéri par l’Ange radieux.
C’est là, sans plus chercher, simple et laborieux.
Qu’il trouva les bonheurs d’aimer, penser et vivre.

Des pitiés de son cœur, des beautés de sa terre,
Son front mâle, éclairé dans l’ombre solitaire,
Faisait surgir en rêve un monde illimité,

Et, quand son pinceau d’or peignait la vérité.
On croyait voir frémir, sous la chaude lumière.
L’âme de la nature et de l’humanité.


GUSTAVE MOREAU

Épitaphe.


« La vie est un mensonge et le vrai, c’est le rêve.
Passant, je fus heureux, car, durant de longs jours,
A l’écart d’une foule hostile aux purs amours
Mes fières visions m’ont fait la douleur brève.

Le passé qu’on croit mort dans le présent s’achève :
Les Dieux à mon appel ne furent jamais sourds ;
Pour moi, pensive et nue, avec des joyaux lourds,
Aphrodite oubliait les beaux porteurs de glaive.

Comme l’abeille d’or prompte aux métamorphoses,
Mon âme, errante et vive, en l’infini des cieux,
Poursuit le cours charmant de ses métempsycoses.

Es-tu, tel que j’étais, fidèle et curieux ?
Tu l’entendras passer, prolongeant nos adieux,
Dans le soupir des flots et le frisson des roses. »


VIEUX RENOUVEAU


Comme le chêne qui s’obstine
A garder, sur ses bras de fer,
Malgré verglas, vents et bruine.
Son vieux feuillage en plein hiver,

Débris rouilles, loques tordues,
Mais où survit, jusqu’au réveil
Des pousses vertes attendues,
Le regret doré du soleil,

Plus la neige des ans rapides
S’accumule sur mon front blanc.
Mieux j’y sens battre, sous les rides,
La vie en mon cerveau brûlant,


Comme si, dans le froid silence
El l’obscur frisson des longs soirs,
Y remontaient, en flot plus dense,
Des sèves d’éternels espoirs,

Afin que mon rêve fleurisse
Encor ici-bas, libre et fort,
A moins qu’il ne s’épanouisse
Ailleurs, aux printemps de la Mort.


DERNIERE CONFIANCE


Qui que tu sois, de quelque nom que l’on te nomme
Dans les balbutiemens du verbiage humain,
Dieu, Nature, Destin, Grand Tout, j’irai demain,
Sans peur, me reposer dans ta force éternelle.

Pour te comprendre, en vain courbant mon front rebelle,
J’ai prié, j’ai peiné tout le long du chemin,
Usant des seuls outils que tu m’as mis en main.
Ma raison vacillante et mon instinct fidèle.

L’abîme est trop immense où dort ta volonté
Pour que notre œil débile en perce le mystère.
Mais je ne veux pas croire à ton iniquité,

Et j’attends, ayant fait ce que je pouvais faire,
Comme un ouvrier probe à l’heure du salaire.
Ta justice infaillible avec tranquillité.

GEORGES LAFENESTRE.