Poésies (Montesquieu)

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Œuvres complètes de Montesquieu
Texte établi par Édouard Laboulaye, Garnier (Œuvres complètes. Tome 7.p. 197-204).


P O É S I E S


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PORTRAIT

DE MADAME DE MIREPOIX [1].


La beauté que je chante ignore ses appas ;
Mortels qui la voyez, dites-lui qu’elle est belle,


Naïve, simple, naturelle,
Et timide sans embarras.
Telle est la jacinthe nouvelle ;
Sa tête ne s’élève pas
Sur les fleurs qui sont autour d’elle :
Sans se montrer, sans se cacher,
Elle se plaît dans la prairie ;
Elle y pourrait finir sa vie,
Si l’œil ne venait l’y chercher.

Mirepoix reçut en partage
La candeur, la douceur, la paix ;
Et ce sont, entre mille attraits,
Ceux dont elle veut faire usage.

Pour altérer la douceur de ses traits,
Le fier dédain n’osa jamais
Se faire voir sur son visage.
Son esprit a cette chaleur
Du soleil qui commence à naître ;
L’Hymen peut parler de son cœur :
L’Amour pourrait le méconnaître.


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ADIEUX A GÊNES[2]

EN MIL SEPT CENT VINGT-HUIT.


Adieu, Gênes détestable,
Adieu, séjour de Plutus.


Si le Ciel m’est favorable,
Je ne vous reverrai plus.

Adieu, bourgeois, et noblesse,
Qui n’a pour toutes vertus
Qu’une inutile richesse :
Je ne vous reverrai plus.

Adieu, superbes palais,
Où l’ennui, par préférence,
A choisi sa résidence ;
Je vous quitte pour jamais [3].

Là le magistrat querelle
Et veut chasser les amants,
Et se plaint que sa chandelle
Brûle depuis trop longtemps.

Le vieux noble, quel délice !
Voit son page à demi nud,
Et jouit d’une avarice
Qui lui fait montrer le cul.


Vous entendez d’un jocrisse
Qui ne dort ni nuit ni jour [4],
Qu’il a gagné la jaunisse
Par l’excès de son amour.

Mais un vent plus favorable
A mes vœux vient se prêter.
Il n’est rien de comparable
Au plaisir de vous quitter.


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CHANSON.


Nous n’avons pour philosophie
Que l’amour de la liberté.
Plaisirs, douceurs sans flatterie,
Volupté,
Portez dans cette compagnie
La gaieté.

Le nocher qui prévoit l’orage
Craint encor quand le port est bon.
Éternisons du badinage
La saison :
On manque, à force d’être sage,
De raison.

Le fier Caton, quand il se perce,
Se livre à ses noires fureurs :


Anacréon, qui fait commerce
De douceurs,
Attend le trépas, et se berce
Sur des fleurs.

Que chacun boive à sa conquête.
Ne vous en fâchez pas, époux ;
Le sort que la nuit vous apprête
Est plus doux ;
Mais vos femmes, dans cette fête,
Sont à nous.


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CHANSON.


Amour, après mainte victoire,
Croyant régner seul dans les cieux,
Allait bravant les autres dieux,
Vantant son triomphe et sa gloire.
Eux, à la fin, qui se lassèrent
De voir l’insolente façon
De ce tant superbe garçon [5],
Du ciel, par dépit, le chassèrent.
Banni du ciel, il vole en terre,
Bien résolu de se venger.
Dans vos yeux il vint se loger
Pour de là faire aux dieux la guerre.


Mais ces yeux d’étrange nature
L’ont si doucement retenu,
Qu’il ne s’est depuis souvenu
Du ciel, des dieux, ni de l’injure.


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MADRIGAL[6]

A DEUX SŒURS QUI LUI DEMANDAIENT UNE CHANSON.


Vous êtes belle, et votre sœur est belle ;
Si j’eusse été Pâris, mon choix eût été doux :
La pomme aurait été pour vous,
Mais mon cœur eût été pour elle.


A MADAME DE BOUFFLERS[7].


Boufflers, vous avez la ceinture
Que la déesse de Paphos
Reçut des mains de la nature
Au débrouillement du chaos.
Si quelquefois votre parure
A des irrégularités,
Une grâce qui les corrige
Fait voir à nos yeux enchantés,
Que la beauté qui se néglige
Est la première des beautés.

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A MADAME DE PRIE,[8]

ÉTANT AVEC ELLE A BELLEBAT CHEZ M. DULHI.


Les Dieux que vous vîntes surprendre,
Disputaient entre eux dans nos bois :
« C’est Vénus, disait l’un, c’est elle, je la vois.
— C’est Minerve, dit l’autre, et je viens de l’entendre. »

Il est vrai, dit le dieu Faunus,
Oui, c’est Minerve, je le jure ;
Mais je crois qu’elle a la ceinture
Que vous avez vue à Vénus.


A DASSIER[9].


Dassier, dont le vainqueur d’Arbelle
Eût choisi le docte burin,
Pour éterniser sur l’airain,
De ses traits l’image fidèle,
Quand il te plaît, pour me tirer,
De déployer cet art qui te fait admirer,
Dis-moi qui de nous deux acquiert le plus de gloire,
Moi, dont tu traces le portrait,
Ou toi, qui [10] ne fais pas un trait
Qui n’éternise ta mémoire.


    faite dans un moment d’humeur ; d’autant qu’il ne s’était jamais piqué d’être poëte. Il la fit, étant embarqué pour partir de Gênes, où il disait s’être beaucoup ennuyé, parce qu’il n’y avait formé aucune liaison, ni trouvé aucun de ces empressements qu’on lui avait marqués partout ailleurs en Italie. Il faut que les Génois se soient bien civilisés depuis, et aient beaucoup changé de méthode dans l’accueil qu’ils font aux étrangers ; ou bien l’ennui fit que l’auteur voulut se divertir par cette petite satire, qui ne saurait être prise pour une chose sérieuse ni comme un jugement de ce voyageur éclairé. (Lettres familières, Édition de Paris, 1767.)

    Sur le passage de Montesquieu à Gênes, voyez la lettre à Mme X, dans la correspondance, lettre XII.

  1. Cette pièce de vers a été composée en 1747, à Lunéville, pour amuser le roi Stanislas. Voyez les lettres à l’abbé de Guasco, du 30 mai 1747 , et à l’abbé Venuti, de l’année 1750.


    Voici la traduction de l’abbé Venuti :

    I vezzi suoi, la Dea, ch’io canto, ignora ;
    Voi che siete con ella
    Ditele pur ch’e bella ;
    Ditele pur che ogn’ atto disinvolto,
    Dolce, semplice e schietta,
    Senz’arte o studio da natura ha tolto.
    Tal gentil mammoletta
    La fronte sopra i fior vergognosetta
    Non alza, ma tra l’erbe si riposa
    Senza far di se pompa o starsi ascosa ;
    La senza gelosia
    Finire i di potria,
    Se il caso non appella
    L’occhio ver lei di giovine o donzella.
    MIREPOA ebbe dal cielo in sorte
    Candor, doicezza e pace,
    E fra tante sue doti altere e accorto,
    Sol d’esse si compiace ;
    Ne disdegno ardi mai colla sua face
    Far onta al vago angelico sembiante,
    Ma stassi rispettoso a lei d’avante.
    Il suo spirto ha il calore
    Del sol quando esce fuore ;
    Del suo tenero cuore
    Imeneo sol favella ;
    Perde amor senza lei le sue quadrella.

  2. Cette pièce avait été donnée par M. de Montesquieu à un de ses amis, à condition de ne la point faire voir, disant que c’était une plaisanterie
  3. L’édition originale porte : Je ne vous reverrai jamais.
  4. Édition originale : Qu’il ne dort ni nuit ni jour.
  5. Quelques éditions portent : enfançon.
  6. On sait l’antipathie de Buffon, de Duclos et de Montesquieu pour la poésie. Quand ils voulaient faire l’éloge d’un ouvrage, ils disaient ordinairement : C’est beau comme de la prose. Une dame sollicitait depuis longtemps l’auteur de l’Esprit des lois de lui faire des vers. Montesquieu, pour la satisfaire, chargea son secrétaire de ce travail ; celui-ci, qui n’était rien moins que poëte, trouva plus facile de copier une pièce de poésie, à laquelle il fit les changements qu’exigeait la circonstance, et la remit à Montesquieu, qui se borna à lui ordonner de la mettre au net, et donna ces vers à la dame à laquelle il les destinait, et qui s’empressa de s’en faire honneur. Laharpe racontait cette anecdote à ses élèves et à ses nombreux amphitryons. Il montrait le vieux recueil dans lequel il avait découvert la pièce originale. Ce plagiat, dont Montesquieu aurait été complice sans le savoir, n’est remarquable que par sa singularité. (Édition Dalibon, Paris, 1837.)

    L’histoire est au moins douteuse. Montesquieu est un poëte médiocre, mais il était certes en état de faire le madrigal insignifiant qu’on lui dispute, madrigal adressé, suivant toute apparence, à Mme de Mirepoix et à Mme de Boufflers, durant les badinages poétiques de Lunéville. Voici deux autres madrigaux qu’on lui attribue, et qui ne valent ni plus ni moins que le premier.

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  7. Écrit par une main inconnue et attribué à Montesquieu sur un exemplaire que possède M. Vian.
  8. Recueil manuscrit de la Bibliothèque de Bordeaux. Le nom de M. Dulhi est douteux.
  9. Tiré des Opuscules de M. de Montesquieu. Copenhague, 1764, livret de 40 pages.
  10. L’original porte : Ou toi, dont tu ne fais pas un trait.
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