Poésies (Poncy)/Vol. 1/Délire

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PoésiesI (p. 147-149).

DÉLIRE



Oh ! quels bras m’ont ainsi cloué sur cette rive
Où tout est desséché par le brûlant siroc,
Où la vague, sans force et sans colère, arrive ?
D’où vient que mon destin de plus en plus s’y rive,

Comme les racines d’un roc ?

Oh ! qui m’emportera vers ces affreux rivages
Où le tranchant éclair, ainsi qu’un yatagan,
Fait voler dans les airs le front des rocs sauvages ;
Où, pareil au démon qui préside aux ravages,

Tournoie et rugit l’ouragan ?

L’orage furieux qui sur les lames rampe,

Qui pour fendre les cieux, s’il peut les rencontrer,
Escalade des monts la formidable rampe,
Voudra-t-il me prêter sa grande aile qu’il trempe

Dans les flots qu’il vient d’éventrer ?

Le vent, coursier des flots, qui par milliers les groupe,
Ne peut-il m’enlever dans les hauteurs des airs ?
Pourquoi, seul dans ces flots et penché sur leur croupe,
Ne puis-je traverser leur écumante troupe

Comme Mazeppa les déserts ?

Pourquoi ne puis-je pas, sous le beau ciel d’Espagne,
Sous celui de Venise éclatant et vermeil,
Dévorer les baisers d’une brune compagne
Dont le jaloux amour, comme un astre, accompagne

Les doux rêves et le sommeil ?

Oh ! l’ennui s’est saisi de mon âme ; il la mine.
Je veux voir Pompéï, fouiller Herculanum,
Et ces mers dont le fond recèle, vaste mine,
Les Français d’Aboukir, les Grecs de Salamine,

Et les deux flottes d’Actium !

Comme un vaisseau, que meut une ardente machine,
Franchit les flots, je veux franchir, dans mon élan,
La muraille Médique et celle de la Chine,

Voler de Soukarew, qu’embrasa Rostopchine,

Jusqu’au détroit de Magellan !

Je veux interroger ces fleuves de la Grèce
Roulant des souvenirs de l’Olympe à l’Œta ;
Voir ce qui croule et meurt, ce qui vit et progresse,
Et promener longtemps ma pieuse allégresse

De Sainte-Hélène au Golgotha.

Océans ! n’est-ce pas votre voix qui déplore
Mon sort et mes douleurs ? Flots, je suis à genoux ;
Emportez loin, bien loin, l’enfant qui vous implore !
Souvent vous m’avez dit, sur ces bords que j’explore :

« Quitte tes rocs, viens avec nous ! »

Partons ! que les autans nous chassent sur les ondes,
Et que, sur vos fronts blancs penchant mon front bruni,
J’entende tous ces cris, toutes ces voix profondes,
Épouvantable écho du bruit que font les mondes

En gravitant dans l’infini !


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