Poésies (Poncy)/Vol. 1/Notice sur Ch. Poncy

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NOTICE


sur


CHARLES PONCY
Séparateur


1842


I


Voici les poésies d’un ouvrier, non pas d’un ouvrier sur le livret imaginaire de l’éditeur, mais d’un véritable et tout jeune ouvrier maçon, qui a pour lui une bonne santé, deux bons bras, une inspiration du ciel, et deux francs soixante-quinze centimes par journée.

Ne vous le figurez pas déserteur de sa position et de ses camarades, se donnant des allures d’homme de lettres, cachant l’enfant du peuple sous un habit, les mains du travailleur sous des gants, et songeant à se faire lithographier en ce costume, sur la première page de ses œuvres.

C’est un de ces ouvriers qui ôtent leur veste même pour écrire leurs vers, et qui se trouvent emprisonnés, presque malheureux, dans une redingote.

Eh bien ! s’il y a, sous cette simple enveloppe, une âme qui, spontanément, s’empreint des nuances les plus délicates ou des tons les plus vigoureux du sentiment et de la pensée ; qui devine, au besoin, comme par révélation, le monde intellectuel ; et s’élance, et s’élève, d’elle-même, jusqu’à cette seconde création qu’on nomme la poésie : s’il en est ainsi, il faut reconnaître un système d’organisation qui rehausse notre nature et devant laquelle la règle commune doit s’incliner.

Tel est, je crois, Poncy, dont les vers que je publie ne sont qu’un début.


II


La poésie des ouvriers est à l’ordre du jour comme question sociale. Je demande, dans l’intérêt de ce volume, qu’on veuille bien n’y voir qu’une question de poésie. Car, autrement, pour quelques-uns qui accueilleraient avec sympathie mon poète-maçon, je craindrais que d’autres ne le renvoyassent à sa truelle avec la formule obligée, qui arriverait ici d’elle-même : « Soyez plutôt maçon…

« Mon brave jeune homme, pourrait-on bien lui dire, vous avez de bons bras : travaillez rondement toute votre journée ; ne pensez pas, cela nuit à la besogne ; le soir, couchez-vous de bonne heure et dormez vite, le travail du corps exige du repos, et le lendemain, au premier coup de cloche, debout pour recommencer.

« Les objets, les événements, les sensations soulèvent en vous quelque chose d’immatériel qui demande à s’épandre au dehors : il y a, dans votre tête en ébullition, un trop plein d’images et de pensées qui déborde : gardez-vous bien de céder à ces mouvements ! Êtes-vous grammairien, érudit, savant ? avez-vous pâli sur les livres, disséqué notre langue, nos modèles, enfin vous êtes-vous rompu au métier d’écrivain ? »

Voilà ce qu’on lui dirait, peut-être, au point de vue social. Mais au point de vue de la poésie, c’est tout autre chose.

La nature n’y met pas tant de façon. Elle jette une âme de poète dans un berceau, et que ce berceau soit fait d’osier ou de palissandre, qu’il soit dressé dans une échoppe ou dans une maison dorée, que le pied qui le balance pour endormir l’enfant, presse sa base mobile sous un sabot ou sous un soulier de satin, le poète surgira.

Pour la pensée poétique pas plus que pour la pensée religieuse et chrétienne, il n’est vrai que la société soit composée de trois classes de nature diverse : une haute, à qui serait dû le monopole de la splendeur et de la puissance publique ; une moyenne, qui aurait celle des travaux de l’intelligence ; et une basse, à qui il ne resterait que le labeur des mains.

Unité, c’est le premier, c’est le grand, c’est le dernier mot de l’humanité !

Il y a plus : l’instinct poétique est éminemment populaire.

Il faut à la poésie de la naïveté, de la foi, même crédule, de l’ardeur jusqu’à la passion, de l’esprit de dévouement et de sacrifice.

Voilà pourquoi elle appartient éminemment aux époques et aux natures primitives.

La poésie est la nourrice du genre humain. Elle l’éveille et l’amuse par ses chants ; elle excite sa curiosité, elle préside à la naissance de ses sentiments, elle dirige, elle anime le premier emploi de ses forces par ses contes, par ses fables, par son merveilleux. Puis, quand il a grandi et qu’il s’est instruit, prenez-la par le cœur, elle reste son amie fidèle.

« Il mondo fanciullo fu di nazioni poetiche. »

Le monde enfant fut le monde des peuples poëtes, a dit Vico, exprimant en historien la même pensée. Chez toutes les nations, de l’Orient ou de l’Occident, du Nord ou du Midi, le plus grand poète est toujours celui qui apparaît à leur origine ; et quand une langue nouvelle est venue au monde, soit aux âges antiques, soit en notre moyen âge, les premiers écrivains qui l’ont illustrée ont toujours été des poètes.

Après l’époque religieuse et poétique, quand arrive la philosophie, quand viennent les sciences, exactes ou inexactes, dont elle est grosse et qu’elle enfante les unes après les autres, la poésie se transforme et s’attiédit. Elle fait comme la croûte du globe : elle perd graduellement sa chaleur. C’est précisément en l’absence du raisonnement qu’elle naît sublime dès son début ; et la poétique, la critique, l’art colligé en principes, qui viennent ensuite, ne peuvent plus atteindre à ce premier essor. « À certaine mesure basse, dit Montaigne, on la peut juger par les préceptes et par art : mais la bonne, la suprême, la divine est au-dessus des règles de la raison. »

Qu’arrivera-t-il donc de nous, société de raisonneurs et de spéculateurs ? Tandis que la réflexion, la controverse, la logique froide et sévère, tuant la naïveté, les croyances, les élans passionnés, tariront dans l’esprit ces sources de poésie, un autre phénomène social en viendra dessécher jusqu’au moindre filet dans le cœur. Le confortable nous saisira et nous sensualisera de tout côté. Nous dirons avec le mathématicien : Qu’est-ce que cela prouve ? et avec le spéculateur : Qu’est-ce que cela rapporte ?

À part les âmes d’élite, les individualités, qui, dans tous les rangs, échappent à ces influences pétrifiantes et gardent toujours de leur chaleur vitale, où sont les masses sociales chez lesquelles se maintiennent le plus les conditions des âges poétiques ? Où est, pour ainsi dire, le réservoir, la source profonde et intarissable de la poésie ?

Il y en a deux.

La poésie, si elle était chassée du cabinet de l’érudit par le froid de son atmosphère, ou de la maison du riche par le culte exclusif de la fortune, se réfugierait dans le cœur de la femme ou dans la foule du peuple.

Des diverses qualités qui font grande la poésie, la première et la plus haute, c’est la popularité.

Et je dirais volontiers, imitant une parole sacrée : Voix du peuple ou voix de femme : Voix de poète.

La pensée poétique est donc comme en réserve dans le peuple. Elle s’y couve, elle s’y nourrit, elle s’y transmet.

Ce qui manque au peuple pour la révéler, c’est le signe extérieur, c’est la forme. Mais qu’il ait une forme à lui, un vêtement pour son esprit de poésie, cet esprit devient sensible et se produit au dehors. Ainsi, pour ne parler que de la France, vous trouverez une poésie populaire toujours vivante dans la Bretagne, dernière terre de refuge d’une vieille langue gallique perdue partout ailleurs, dans la Provence et dans nos pays du Midi, qui conservent à eux un idiome de formation intermédiaire, auquel il n’a manqué que la fortune pour être langue nationale.

Il y a deux ans, dans un de ces villages du Midi, subsistait encore une banalité de moulins, asservissement féodal échappé à nos révolutions. Le petit village avait thésaurisé, épargné ses revenus, coupé ses bois, amassé enfin une somme nécessaire au rachat. Quelques retards administratifs suspendaient sa libération : avec un peu d’aide, auquel je fus heureux de contribuer, ces retards sont levés : le dernier vestige de servitude est effacé. Grande fête populaire, fête d’enthousiasme au pays. Et là, sur la place publique, plusieurs de ces paysans, descendant de leur montagne, autour du grand feu de joie, apportaient, en leur langue, des chants poétiques que l’événement leur avait inspirés, et dont quelques-uns étaient remarquables assurément.

Dans nos ports de la Méditerranée, chaque atelier de voilure, de mâture, de corderie, souvent a son poète, qui ne manque ni de verve ni d’originalité.

Dans nos campagnes, nous avons des Noëls, où les anges parlent toujours en français et les bergers en provençal, qui fourmillent de traits naïfs.

Enfin, je ne sais si j’oserai le dire, mais dans le recueil des ouvriers, quand je rencontre cette chanson de départ :

Chers compagnons honnêtes,
Le printemps vient de naître ;
Le Rouleur nous a dit
Qu’il nous fallait partir.

J’entends le bruit des cannes,
Le Rouleur marche à grands pas :
La conduite générale
Ne l’entendez-vous pas ?


ou bien encore cette strophe :


Les arbres sont fleuris,
Le gazon en croissance :
Les oiseaux réunis
Chantent et font leurs nids
.


malgré l’imperfection de la forme qui disparaîtra si l’on veut bien prendre ces paroles pour une traduction incorrecte d’une langue inconnue, il me semble qu’il y a là quelque chose de marqué au coin de la poésie.

Mais aujourd’hui que tout s’étend et se généralise, que la lecture et les journaux, s’infiltrant jusque dans les plus petites veines sociales, opèrent partout une sorte d’initiation littéraire au jour le jour, ces natures poétiques cachées dans le peuple commencent à se sentir. La forme qui leur paraissait jadis inabordable pour eux, qu’ils considéraient comme le privilège exclusif d’une autre classe, sentiment dont leurs Noëls, aux deux langues diverses pour les anges et pour les bergers, ne sont qu’un naïf symbole, cette forme semble se mettre à leur portée. Elles s’y hasardent, elles s’y font jour. Quelques encouragements les enhardissent. Voilà comment nous voyons surgir tant de poètes prolétaires.

Déjà les femmes les avaient précédés ; et c’était le même phénomène : les deux réservoirs de poésie, laissant couler quelques filets de leur eau. Avec cette différence pour les femmes, qu’initiées à l’avance, sinon à la profondeur scientifique, du moins à la grâce et à la finesse du langage, elles n’ont eu qu’à prendre confiance en elles-mêmes : dès leur début elles nous ont jeté des fleurs.

Au contraire, pour les ouvriers, voici ce qui est arrivé.

Gênés, emprisonnés dans la forme sous laquelle ils se risquaient, privés de leurs mouvements et de leur allure native, ils s’y sont trouvés réduits à l’impuissance, et sont tombés plus d’une fois, il faut le reconnaître, de la poésie dans la médiocre versification : ou bien, pour s’initier à cette forme inconnue, ils ont recouru au calque : nos modèles les ont dominés, et ils sont tombés encore de l’originalité dans la copie.

Cependant laissez passer ce qui n’est qu’inexpérience, laissez choir ce qui n’a pas d’avenir : il ne s’agit pas de leur donner de l’orgueil, mais du courage. Laissez-leur, avec Montaigne, allonger au besoin une courte syllabe. Ne dussiez-vous rencontrer que quelques créations telles que la Jeune Fille abandonnée de Lebreton, la Petite Navette, de Magu ; l’Ange et l’Enfant, de Reboul, qui a tant d’autres beautés, n’auriez-vous pas de petits trésors ? Je ne parle pas d’Hégésippe Moreau dont les lettres ont à regretter la mort prématurée, autant peut-être que celle d’André Chénier. Bon et faible jeune homme, né avec toutes les qualités de cœur qui rendent aimant et aimé, qui font la vie douce et pure, il se laissa dévier, entraîner dans des égarements qui n’étaient pas faits pour lui, et il s’est éteint dans un hôpital. Je supplie qu’on fasse disparaître du volume recueilli, pour ainsi dire, sur son lit de mort, quelques pages qui le salissent ; car sa place est marquée dans notre histoire littéraire.

Ce que j’aime encore dans cette apparition des poésies d’ouvriers, c’est le lieu d’où elles sont datées. Nous n’avons, nous autres, qu’un seul lieu. Paris, grand foyer absorbant où tout vient se jeter, grand creuset où tout vient se fondre et qui ne donne que de l’alliage. La centralisation, qui fait notre unité et notre puissance dans l’ordre national, nous comprime et nous décolore dans la sphère des beaux-arts. Poésie, peinture, musique, notre territoire est bien vaste, tout cela vient s’étouffer sur un seul point où quelques élus envahissent le peu de place qui existe, et où tous les autres meurent asphyxiés. Mais pour les ouvriers qui sont inspirés là où ils vivent, et qui vivent là où ils travaillent, nous disons le poète d’Agen, de Nîmes, de Rouen, de Fontainebleau, de Toulon : c’est l’individualité artistique rendue à chaque cité, c’est la diffusion et le rayonnement littéraires sur tous les points du royaume.

Du reste, ne soyons pas injuste envers notre société. Si le feuilleton ou l’article politique ont jeté parfois à la poésie des ouvriers le dédain ou l’interdit, la société n’a pas fait de même. C’est une bonne fortune pour un recueil de vers, que de porter sur son titre : par un tel, menuisier, tisserand, boulanger, ouvrier maçon ; cela vaut un privilège du Roi, de l’ancien régime ; et ceux qui sont venus les premiers en ont tiré profit, Combien de jeunes talents aujourd’hui qui font des vers, et combien qui, sans être de grands poètes, en font de bons ! surtout en la poésie de sentiment, la poésie intime, la dernière qui reste, la seule qui, dans les civilisations avancées, se développe au lieu de s’éteindre. Nous avons abondance de bons artisans de ce métier-là. Mais qui y donne attention, et pour un livre combien de lecteurs ? Qu’il s’agisse de poètes ouvriers, au contraire les premiers d’entre nos littérateurs se font un plaisir de les introduire. C’est Lamartine, c’est Victor Hugo, c’est Alexandre Dumas qui donnent leur patronage aux hommes ; ce sera madame Tastu ou madame Desbordes Valmore pour les femmes. La publicité ne leur manquera pas, ni l’accueil du public, ni même, à quelques-uns, les encouragements du pouvoir.


III


Poncy n’est pas en tous points aussi heureux, puisqu’il n’a pour introducteur que moi ; moi qui, pour une telle qualité, ne me reconnais d’autre titre que d’être né aux mêmes lieux et d’avoir le culte du même foyer que lui. Cependant déjà les avant-coureurs de la renommée lui sont venus ; déjà les ouvriers au milieu desquels il travaille , l’ont proclamé leur poète et ont mis en lui leur orgueil, les ouvriers si nombreux, à l’esprit si vif et si ouvert, d’une grande ville maritime et méridionale. Déjà, dans sa petite chambre, immédiatement au-dessous du toit , il a vu monter des voyageurs inconnus, demandant l’ouvrier maçon ; et, parmi eux, quelques-uns d’illustres, qui ne l’ont pas oublié et qu’il n’oubliera jamais[1].

Donnerai-je ici sa biographie ? C’est un honneur qu’on prodigue beaucoup aujourd’hui. Poncy n’ignore pas qu’il faut le conquérir.

Que dire, d’ailleurs, d’un jeune homme qui n’a pas vingt et un ans encore, et qui, à moins que le hasard d’un tirage ou le succès de ce petit livre ne le sauve, peut, dans quelques mois, signer ses vers : Poncy, soldat, au lieu de les signer comme aujourd’hui ; Poncy, ouvrier maçon.

Pauvre enfant, venu à de pauvres parents, dans une année de désastre pour le Midi, quand l’hiver et la neige de 1820 tuèrent les oliviers, espoir du pauvre comme du riche, mais espoir souvent si trompeur[2].

Jusqu’à neuf ans, la vie de la rue ou des champs ; ou bien gardé, avec des enfants de son âge, en petit troupeau, au prix de un franc par mois pour chaque tête ;

A neuf ans, la vie de travail qui commence : manœuvre, au service des maçons ; Puis, quand approche cet événement qui transforme l’enfance et lui fait faire un pas dans la vie, cet événement qui ouvre l’âme aux émotions divines et pour lequel la religion doit se préparer une place dans le cœur et dans l’esprit : au temps de la première communion, un essai d’apparition à l’école mutuelle, suivi d’un an et demi d’études chez les frères de la doctrine chrétienne ; plus tard, quelques mois à l’école communale supérieure.

De là, revenu au plâtre pour toujours. Voilà toute l’histoire biographique de Poney ; toute sa part d’éducation et d’instruction.

S’il a eu. dans son excellent père, un bon maître dans son métier de maçon, on voit qu’il n’en a eu aucun en celui de la poésie.

Je me trompe : dès ses premières années, et constamment depuis, il en a eu un qui, chaque jour, le matin et le soir, à toute heure de liberté, sans fatigue, sans ennui, en saisissant son attention, en remuant son âme, a cultivé sa pensée et fait grandir son instinct poétique.

Non pas un de ces maîtres impassibles, à visage inerte, ni de ces maîtres impuissants, qui n’ont qu’un genre, hors duquel ils ne sont plus rien ; mais un maître qui s’anime, qui se colore, qui bouillonne au besoin, pour faire entrer profondément ses leçons dans l’esprit de son élève ; un maître qui, gracieux ou sévère, simple ou majestueux, calme ou tourmenté, souriant ou furieux, vous apprend à passer tour à tour d’une émotion à un autre, vous initie à la variété, à la mobilité des formes et des couleurs, vous enseigne à la fois la puissance de l’image et de la mélodie ; mais qui, surtout, élargit votre âme, vous la prend et l’élève et la transporte jusque dans ses plus hautes régions.

Ce maître, ce grand maître de Poncy, c’est la mer.

Qui ne serait poète au bord de la mer ! La poésie, la véritable et grande poésie, ne vit et ne se meut que dans l’infini. Qui n’a perçu comme dans tout son être, cette grande sensation de l’infini, quand il s’est trouvé en face de la mer, et qu’il lui a livré son âme à absorber !

Cependant, cette idée de l’infini, dont nous éprouvons la puissante domination, où donc est-elle dans la mer ?

Est-elle dans son étendue ? Son étendue, en effet, dépasse la puissance de notre regard, l’œil ne peut la saisir, mais l’esprit se transporte aux plages où elle expire et les cartes géographiques en montrent les limites. Ce cercle qui se perd au loin, c’est la fin de notre horizon et non l’infini de l’espace. La mer Méditerranée n’est qu’un lac entre trois continents.

Cette idée de l’infini, où donc est-elle dans la mer ?

Est-elle dans sa profondeur ? Mais le navigateur jette la sonde, file des brasses et trouve le fond. Le physicien mesure le diamètre du globe, et la profondeur de l’Océan n’est qu’une égratignure, qu’une cavité à l’épidémie.

Où donc est l’idée de l’infini dans la mer ?

Un soir, nous côtoyions ses rivages, suivant les sinuosités d’un petit golfe méridional, pour arriver à un village qui semblait fuir devant nous. L’obscurité était profonde, la nuit avancée, nos chevaux et nous rendus de fatigue ; notre guide, à pied, ne suivait plus qu’en traîneur. Depuis le matin nous étions en route. Un torrent débordé, un pont rompu, comme il arrive si souvent dans ce pays, nous avaient mis hors la voie. Il avait fallu prendre un chemin de loup, gravir et redescendre, en soutenant pas à pas nos chevaux, des montagnes de pins, rayons expirants des chaînes alpiques, qui nous avaient enfin, au milieu de la nuit, versés sur les bords de la mer. Nous marchions plongés dans ce mutisme, dans cette absorption que produisent la lassitude et la résignation après une longue attente, comme retirés en dedans de nous-mêmes. Mon fils, enfant que je portais en croupe, s’endormait sur mes épaules, et comme je sentais à tout moment, sous l’empire du sommeil, ses petites mains lâcher prise et sa tête glisser en arrière, je l’avais, avec un foulard, attaché autour de ma taille. Aucun bruit ne venait de la terre, pas même celui du pas des chevaux, dont le pied s’enfonçait doucement dans le sable. Mais de la haute mer jusqu’à la rive, toujours, par intervalles réguliers, solennels, s’élevait, se renforçait, se brisait un son plein et majestueux , qui battait comme une mesure éternelle à la vie du monde, sur notre passage d’un instant.

La voilà, m’écriai-je, voilà l’idée de l’infini, l’idée de l’éternité ! Elle n’est pas dans l’étendue, elle n’est pas dans la profondeur, elle est dans le bruit de la mer, dont le flot toujours renouvelé frappe sans cesse le rivage ! Chaque mugissement de la vague marque la mort d’un homme ; et la vague mugit la nuit comme le jour, maintenant que nous passons près d’elle, et dans une heure quand nous n’y serons plus : sur les plages désertes comme sur les rives fréquentées. Depuis quand ? jusques à quand ? Réponse perdue dans l’immensité !

Il y a trois choses, voyez-vous, chez nous, dans le midi, qui, à elles seules, feraient un poète ; et ce sont elles qui ont fait Poncy. Trois choses mariées ensemble, la mer, le vent, le soleil,

La mer, que le vent quelquefois caresse amoureusement, promenant sur son sein un frémissement de plaisir, un mouvement de vie et des courants de fraîcheur voluptueuse ; que d’autres fois, comme un jaloux furieux, il saisit, il étreint jusqu’au fond de ses abîmes, il soulève et brise violemment contre les rochers : ou bien qu’il abandonne comme un infidèle, dans son lit de sable, morte, immobile, grande surface inanimée.

Le soleil, qui réserve pour la mer tous ses feux, tous ses diamants, tous ses ruisseaux d’or, de perles, d’émeraudes et de pierres aux mille couleurs, qui les lui verse en longs reflets, qui la poursuit dans chacune de ses vagues, et, sous le brûlant de ses baisers, l’attiédit, l’attire à lui, l’élève, l’entraîne en vapeur ; puis, qui, dans un jour de caprice, se retirant d’elle derrière d’épais nuages, la laisse froide et noire, elle naguère si tiède et si resplendissante. Ces trois choses ont fait Poncy poète. Quel monde de pensées, de sentiments, d’images, de symboles, quel monde d’événements ne recèle pas, pour une âme rêveuse, la moindre parcelle de tout ce qui se rattache à ces grandes choses : un débris de liège dans la mer, une feuille dans le vent, une traînée d’atomes dans un rayon de soleil ?

Qu’avez-vous vu, Poncy, dans ces parcelles infimes, quand vous vous êtes laissé prendre à elles, et que vous êtes resté debout, sur le port, une heure entière à les considérer ?

Ce liège, que la même vague porte et remporte dans une oscillation incessante, et qui a tant de mal à prendre terre : est-ce un vaisseau de haut bord luttant contre l’orage près de la côte ? Est-ce la dernière missive, le dernier signal d’existence que le naufragé, en sombrant, a confié à la mer, et que la mer, en messager fidèle, veut rendre au monde habité ? Est-ce le désir humain, sans cesse attiré et sans cesse repoussé ? Cette feuille, que pousse et ballotte le vent : est-ce l’espoir, est-ce l’amour, est-ce la promesse, est-ce la vie de l’homme : quatre jouets d’un souffle ? Est-ce une âme coupable que l’esprit de justice chasse dans le gouffre ? Cette traînée d’atomes tourbillonnant au soleil, est-ce une myriade d’êtres inconnus ?

Sont-ce nos joies, nos gloires, nos plaisirs ; s’agitant et brillant de loin, quand un rayon d’illusion les éclaire ? vus de près, de la poussière, rien !

Il y a de quoi se perdre dans ses rêveries, ou grandes ou petites, au bord de la mer, au souffle du vent, au brillant du soleil. Et combien de fois Poncy ne s’y est-il pas perdu ?

Voulez-vous faire un poète ? Ne lui épargnez pas la peine de la méditation ; mettez-le en face des grandes scènes de la création et dites-vous : Tout vient d’en haut.

Cependant, quelle que soit la force native de l’inspiration, une certaine instruction acquise est indispensable au poète : ne fût-ce que celle de la langue poétique, qu’il doit apprendre à régler et à manier, comme le musicien, d’abord y accorde un instrument, s’exerce à y promener les doigts ou l’archet, pour en faire sortir ensuite les chants mélodieux qui se pressaient dans son âme.

À lire les poésies de Poncy, il semble même que l’instruction ne s’y borne pas à ce seul point ; quelques reflets d’histoire et de sciences diverses, des reflets de littérature antique et moderne y apparaissent. C’est qu’il faut à ces âmes inspirées bien peu de chose, une simple lecture, une impression, pour acquérir vivement et largement.

Les chœurs d’Athalie, achetée pour deux sous sur un étalage du port, révélèrent pour la première fois à Poncy, comme une découverte, qu’il existait des vers de toutes mesures. Un vieux bouquin, dégarni d’une partie de ses pages, lui donna les règles matérielles de notre poétique. Il marcha ainsi pendant quelque temps, lorsque lui advint, pour cinquante centimes par mois, un enseignement varié et multiforme, véritable enseignement d’artiste et d’enfant du peuple, qui lui a tenu lieu, m’a-t-il dit bien souvent, d’un cours d’histoire, de sciences naturelles, de géographie, de beaux-arts, de curiosités, de morale, de tout enfin : tout cela dans le Magasin pittoresque, œuvre populaire et moralisatrice, pour laquelle il annonce bien haut sa reconnaissance et dont il se proclame l’élève.

En effet, si Poncy, sous le rapport de l’inspiration poétique est l’élève de la mer, quant aux connaissances acquises qui composent son bagage scientifique, il est tout bonnement celui du Magasin pittoresque.

Une ordonnance médicale a fait découvrir, par hasard, il y a deux ans à peine, ses instincts et ses tentatives ignorées de poète : une ordonnance que, dans la maladie de son père, le docteur allait écrire sur le premier papier venu, offert par la bonne mère Poncy comme un chiffon, un barbouillage de son fils Charles : c’étaient les inspirations du jeune maçon. Elles frappèrent le docteur. Dès ce moment Poncy était lancé : il venait de tomber dans les mains d’un homme de cœur autant que de goût. Ce fut alors que la Bible, que les principaux des grands poètes classiques et quelques-uns d’entre les modernes furent mis tour à tour dans ses mains. Un monde nouveau se révélait à lui.

Quand je vins, à quelque temps de là, dans un de mes voyages au pays, comme dit simplement et cordialement le peuple, des vers me furent montrés : je reconnus le poète, mais rien n’était à imprimer.

Et dix mois après, à un second voyage, les poésies que voici dans ce recueil. Et pendant le temps que j’ai mis à les publier, bien d’autres encore, qui sont toutes prêtes à faire un second volume ; car la puissance de fécondité est prodigieuse dans cette jeune imagination : le secret, le grand secret à lui apprendre maintenant, c’est celui d’être difficile.

J’ai vu l’époque où toute sa bibliothèque ne se composait encore que de ces deux ou trois débris de volumes, à deux sous l’exemplaire, auxquels il doit sa première initiation : et, à côté d’eux, le Magasin pittoresque, fruit des épargnes de l’ouvrier, cartonné religieusement chaque année. Mais aujourd’hui c’est une riche bibliothèque, choisie de main de maître, et qu’il peut appeler sa bibliothèque d’honneur. Dans cette petite mansarde, au milieu de la famille prolétaire tout ébahie, arrivent, un soir, des ballots de livres, des trésors de poésie et d’instruction, tout ce qu’un poète du jour pourrait désirer le plus, et, avec eux, une lettre du ministre de l’instruction publique, qui félicite l’ouvrier maçon « de consacrer ses insatants de loisir à composer de beaux vers, et qui lui envoie un témoignage de l’intérêt que lui a inspiré son talent. »

Certes, à part l’émotion que dut produire dans une pauvre et simple famille du peuple, au fond d’un département, à deux cent vingt lieues de Paris, une lettre d’un ministre d’Etat, venant tout à coup, à l’improviste, comme la Providence, chercher et encourager le fils de l’ouvrier : à part cette vive émotion que les lettres de Poney m’ont dépeinte naïvement ; à part le ministre et tout ce qui tient au pouvoir, il y avait dans le suffrage obtenu par les essais poétiques du jeune ouvrier, de quoi lui donner de l’orgueil littéraire ; car ce suffrage était signé Yillemain. — « J’ai cherché, m’écrivait-il, avec autant de finesse d’esprit que de sentiment, à propos de la main qui les lui avait données, j’ai cherché dans toutes ces richesses ouvertes devant moi, un Cours de littérature que j’aurais préféré à bien d’elles : sans doute il est au-dessus de ma portée, car je ne l’y ai pas trouvé. »


IV


Le genre qui domine dans les poésies de Poncy est celui de la description, surtout de la description grandiose. Son principal talent est un talent de vive peinture et de puissante imagination. Il voit de grandes scènes maritimes, son esprit les anime et il nous les peint.

Ce genre, isolé, fatiguerait bientôt : décrire, étonner, ce n’est pas émouvoir, captiver. Le poète, s’il veut qu’on prenne son livre, qu’on le prenne et qu’on le reprenne encore, doit aller au cœur.

Un autre défaut de ce genre, c’est qu’il entraine facilement aux éclats sonores , mais vides, à l’exagération du verbe et de la pensée, à l’emploi de ces paroles bruyantes que Ronsard appelle des paroles piaffées, probablement parce qu’elles retentissent et jettent de la poussière, comme le sabot du cheval qui piaffe dans l’arène.

Yoilà les écueils que je signale à mon jeune poète. Si quelquefois il les a touchés de près, le plus souvent il a su les laisser à distance, il a su être grand par la pensée sans cesser d’être simple par l’expression : témoin, entre autres, cette marine où les flots s’adressent en chœur au rocher qu’ils minent depuis des siècles.

Parfois , au milieu des descriptions les plus élevées,, il a heureusement jeté de ces traits venus du cœur, de ces traits naïfs ou gracieux, qui prouvent que les couleurs pures et naturelles ne manquent pas à sa palette.

Ainsi, on aime à voir, au milieu de ces strophes dithyrambiques à M. Arago, cette scène d’intérieur de famille, et cette mère demandant naïvement dans ses transports de joie :

« C’est donc beaucoup, un député ! »

Ainsi, au milieu des souvenirs de grande gloire et des derniers moments de détresse du vaisseau en démolition, on aime quand, tout à coup, arrive au poète la pensée de son père, de son père qui pleure de ta chute, ô colosse ! parce que,

« …souvent, pauvre mousse,
« Sur un fragile pont il a gratté la mousse
« Attachée à tes flancs.

Je citerai encore la pièce du grand chêne, dans laquelle il marie si poétiquement, d’une strophe à l’autre, ses élans d’admiration pour l’arbre géant et d’amour pour la jeune fille ; et la marine du rocher et de la yole, qui, depuis le commencement jusqu’à la fin, offre une fraîcheur d’imagination gracieuse.

D’autres fois c’est la pensée morale , c’est la méditation rêveuse qui viennent relever la description poétique : soit que dans le fond de mer qu’il cherche à pénétrer, il aperçoive l’image du fond du cœur humain ; soit que dans une barque abandonnée sur le sable par le reflux de la mer, il voie le soir de l’homme que le flot d’or des illusions a délaissé et qui reste à sec sur la grève des réalités ; ou bien encore, soit que monté sur les toits, à l’aspect des flots de fumée de toutes couleurs qui s’élèvent ensemble et se confondent dans le ciel, il se mette à rêver aux haines qui divisent les cœurs des citoyens.

Le sentiment religieux est vivement et profondément accentué dans les œuvres de Poncy. Ce jeune homme a compris par l’âme, et sincèrement, qu’il n’y a pas de plus belle poésie que la religion. Son lever et son couchant du soleil, ses pensées de nuit, ses promenades poétiques sur le quai de Toulon, sa harpe du rivage, sont vivifiés par ce sentiment. Il y puise une belle inspiration lorsqu’une vague, après avoir longtemps porté et promené en ses flancs, dans l’étendue des mers, un Christ, le dépose doucement sur le rivage et que le poète lui demande d’où lui vient ce saint et mystérieux fardeau.

Ce que j’aime en lui par-dessus tout, c’est la pure et simple, mais invariable moralité de sa vie comme de ses vers. On dirait qu’il a conçu par intuition cette haute et suprême destinée de la poésie, qui est de pousser l’homme toujours et en tout, vers l’amour du beau et du bien. — Dans tous ses vers d’intérieur, que je pourrais nommer des chants d’atelier ou de chantier, qu’il adresse aux ouvriers ses camades, et qui courent dans toutes les bouches, il n’en est pas un qui ne respire une bonne et franche direction morale. Il sent l’influence du poète sur ces masses qui lui sont dévouées, et, tout jeune qu’il soit, il l’utilise pour le bien. Dans ceux que lui inspire un sentiment passionné, dont l’entraînement, à son âge et sous le ciel du pays qu’il habite, est vif et brûlant, il y a toujours un voile de pudique blancheur et une suavité virginale qui ajoutent au charme poétique. Celle à qui il les adresse est une jeune orpheline, ouvrière vivant comme lui du labeur de ses mains, qui, la première, le soir, à l’issue des travaux, à la veillée de famille, écoute les poésies qui viennent d’éclore, leur donne le premier sourire ou le premier avertissement du cœur, et qui est au poète, pour me servir de ses propres expressions, « un ange gardien, un doux conseil et une sainte maîtresse. »

Il existe entre eux, cependant, un sujet de dissentiment bien léger. On sait qu’aujourd’hui la pipe a conquis sa place d’honneur dans la littérature et dans la science. Y a-t-il, en effet, un poète à la flottante et vaporeuse inspiration, un poète à élans vigoureux et confiant en ses propres forces, sans cet instrument donneur de fumée ? Y a-t-il un bon et savant philosophe allemand, sans ce foyer auxiliaire de la pensée, autour duquel viennent se grouper les disciples, les amis et la famille ? Et qui voudrait de nos jours peindre la rêverie ou l’exaltation poétiques, ne serait-il pas obligé de le faire sous la forme d’une pipe ? « Je ne puis composer sans fumer, m’écrit Foncy ; le tabac est pour moi le berceau de la poésie. Quand ma pipe s’échauffe, ma tête aussi, et je deviens spiritualiste du moment que mes yeux suivent la fumée bleuâtre qui vole dans l’air. Quand je suis bien inspiré, chaque bouffée de tabac est un vers, et la fin de la pièce est au culot de la pipe. » Ces mots ont quelque chose d’étrange pour moi qui suis un profane, mais on m’assure qu’ils sont beaux. Il parait que l’ange gardien qui lui donne ses conseils n’est pas exempt de préjugés sur ce chapitre et lui fait la guerre quelquefois. Cette pièce où, pour apaiser, il lui fait suivre dans l’air les images mobiles de la vapeur qu’elle veut proscrire, il lui montre et l’anneau de mariage et la couronne de la fiancée et tout un avenir riant dans un nuage, est d’une originale et délicate facture. Il en est de même de la méditation indécise et tant soit peu fantastique, qu’il adresse à la fumée de sa pipe.

Sans doute, dans tout cela on pourra trouver des choses qui appelleraient le grattoir et la sandaraque. Quelquefois je me prends à avoir peur pour lui. J’analyse, je décompose, je me livre à ce travail de sondage minutieux, qui, dans l’examen de chaque détail, fait disparaître l’harmonie de l’ensemble et donne des regrets ou des appréhensions.

Puis, quand je quitte les épreuves, que le volume m’arrive en son habit de départ et de fête, que je me mets à le lire, non plus en critique, mais en lecteur qui y cherche son plaisir, alors je trouve des beautés, j’admire, je n’ose plus louer mon jeune maçon, je me dis qu’il faut avoir de la modestie pour lui, et tout rassuré, donnant le dernier congé au livre, je m’écrie : il réussira !

Dans les villes d’Italie, me racontait un jour un de nos jeunes et populaires compositeurs, M. Scudo, l’auteur de ces gracieux motifs qui ont pénétré partout, chantant le fil de la vierge et l’hirondelle du prisonnier, dans les villes d’Italie, dès qu’un talent s’est révélé, s’est acquis quelque distinction, ses concitoyens s’en glorifient ; ils le revendiquent en honneur pour le berceau natal, et si son nom est prononcé quelque part, ils se hâtent de dire : « E il nostro concitadino ! » Toulon, où est né Poncy, a montré qu’il y a encore, dans nos cités méridionales, de cette chaleur artistique. Pour aider le jeune maçon à donner au jour son œuvre poétique, en moins d’une semaine, plus de quatre cents noms, sans distinction de rang, de fortune, ni d’opinions, se sont trouvés réunis. La cité a compris que parmi ses pauvres enfants elle recelait une âme d’élite qui allait lui donner un poète.

Je n’ai plus qu’un dernier conseil à inscrire. Si ce beau titre de poète vous est confirmé par la voix de tous, Poncy, ne cessez pas d’être ouvrier maçon. Songez que dans votre truelle est votre gagne-pain, votre repos, votre dignité d’esprit et aussi votre véritable inspiration. Restez poète du peuple, venu de lui et dévoué à lui. Mais surtout, évitez que ce préjugé vulgaire et malheureux ne se répande autour de vous : « la poésie lui fait négliger la besogne ; » car le travail se retirerait de vous. Soyez toujours un des bons ouvriers, un des ouvriers actifs, zélés, adroits du pays, et écrivez-moi souvent, comme cet hiver : « Nous avons beaucoup de toitures à faire ou à raccommoder en ce moment : la poésie attendra que j’en aie fini avec le travail. »


V


Il y a quatre ans que je faisais précéder des simples détails qu’on vient de lire la publication des premières œuvres de Poncy. Cette publication était un début : un début pour un volume de vers ! Je tremblais autant, je tremblais plus que le poète, car je connaissais le monde d’indifférence et de mortalité quotidienne dans lequel il s’agissait pour lui de faire son entrée. Ce poète était un ouvrier, jeune et ignoré : or l’on commençait à être blasé sur la poésie des ouvriers ; on commençait à leur dire, dans certaines feuilles : « C’est assez ! »

Non, ce n’est jamais assez, quand nous assistons à l’inspiration de quelques-unes de ces âmes qui ont reçu d’en haut la puissance créatrice du beau et du grand ! Non, ce n’est jamais assez : que cette inspiration se révèle par la couleur, par la forme, par le son ou par la pensée ; que nous la trouvions dans les rangs cultivés de la société : ou, mieux encore, qu’elle jaillisse à l’improviste des rangs incultes où la préparation humaine n’a rien fait, afin de mieux témoigner de son origine céleste, afin de mieux faire voir aux hommes qu’elle n’est qu’un souffle de Dieu !

Quelque chose me disait bien que Poncy mériterait un jour d’être compté dans la classe de ces intelligences privilégiées ; mais il m’a toujours paru qu’il est du devoir de l’éditeur littéraire d’une œuvre nouvelle, de s’identifier en quelque sorte avec l’auteur inconnu auquel il sert d’introducteur, d’avoir comme lui et pour lui de la défiance, de la modestie, et, tout en travaillant à son succès artistique, de se montrer jaloux et ménager de son caractère moral. J’annonçai donc les premières poésies de Poncy avec réserve, avec timidité, prenant moi-même les devants sur la critique, afin de l’adoucir en la prévenant dans ses justes observations.

Depuis cette époque, le succès est arrivé au jeune maçon avec tout son éclat, tout son retentissement. Quatre années ont suffi pour étendre, dans des proportions inespérées, sa réputation, pour arrêter fermement son caractère et mûrir son talent. Le peuple l’a accueilli comme un de ses poètes, et les poètes, les artistes, comme un des leurs. Parmi nos célébrités nationales dont il a conquis l’estime et l’affection, il en est trois surtout à qui il est redevable d’un appui chaleureux et d’inapréciables conseils : Arago, Béranger, et Georges Sand, qui a dirigé elle-même la publication de son second volume de poésies, le Chantier.

Tous ces succès, toutes ces nobles amitiés lui sont venus de loin, sans qu’il songeât à quitter le rivage dont le bruit l’a bercé, ni les bastides dont il aide à élever les murs et les toits écaillés de briques aux diverses couleurs.

Un jour, on l’enlève à ce rivage, à ses travaux, on le transporte sur un navire, courrier à vapeur, la machine chauffe, ils partent. C’étaient les marins qui emportaient leur poète, qui voulaient lui montrer dans son étendue la mer, dont il n’avait vu encore que les bords, et cette vieille partie du monde vers laquelle le souvenir des peintures bibliques et l’enthousiasme de notre conquête le poussaient. Il arrive à Alger : on lui fait les honneurs de l’Afrique : on l’embarque à bord des chameaux, où il a le mal de mer ; on lui fait traverser des plaines, des montagnes et entrevoir quelque chose du désert. Ce ciel est bien pur, ce soleil bien ardent, cette mer bien puissante et bien courroucée, mais ce ne sont ni le ciel, ni le soleil, ni la mer à lui, ou plutôt il ne les voit plus par le même coin ; et le voilà qui revient bien vite à ce coin natal, emportant dans son âme la riche, l’éternelle semence intellectuelle, que dans sa route il a recueillie.

Les quatre pièces intitulées : Isly et Mogador, une Nuit sur l'Atlas, Couchant du soleil sur les Tombes de la Milidjeah, l'Afrique dans cent ans, sont dues à ce voyage ; elles portent en elles, toutes les quatre, cette pensée, qu’après la guerre, après la destruction,

Après que les canons, volcans des batteries,
Ont broyé les cités de vétusté pourries,
L’ouvrier créateur sans retard doit venir
S’inspirer des besoins des siècles qui vont luire
Et sur les noirs débris construire
L’édifice de l’avenir.

Le poète y voit l’Afrique qui

…prète à recevoir les sueurs et le soc,
Veut contre les bienfaits d’une culture stable

Échanger son burnous de sable
Déchiré par l’ardent siroc.

Il entend sur l’Atlas les ombres du Passé et de l’Avenir, dont l’une regrette l’antique barbarie et excite le désert à la vengeance ; dont l’autre annonce les merveilles futures et appelle les hommes à la concorde. Puis, nous transportant à un siècle d’intervalle, il nous déroule le magnifique tableau de ces merveilles accomplies et de cette concorde générale entre les peuples.

Une autre fois, dans l’hiver de 1845, ce sont les ouvriers de Paris qui veulent avoir et fêter parmi eux ce travailleur à l’inspiration mâle et généreuse. Que faire ? On ne peut se transporter en masse à Toulon, on l’invite à Paris. Une cotisation populaire s’improvise, toutes les dispositions sont prises pour son voyage et pour son séjour ; une chambre que des artistes s’empressent d’orner, où chacun veut avoir mis son meuble, son tableau, l’attend : il ne lui reste plus qu’à se laisser conduire, installer et fêter. Fêter… si la police le permet, ne vous déplaise ! Elle le défendit, mon brave et pacifique Poncy, mon noble, pur et simple jeune homme ! mais si le banquet d’artisans, qui vous avait été préparé n’a pu avoir lieu, la fête du cœur et de l’intelligence ne vous a pas manqué.

C’est durant cette apparition d’une quinzaine de jours à Paris, que j’ai pu apprécier la rare sagacité, la ferme droiture, la sensibilité cordiale et éclairée de Poncy. Passant tour à tour d’une classe de la société à l’autre, mis en rapport avec des célébrités diverses, il a rencontré des contrastes, des émotions, des enivrements, plus d’une fois des désappointements, sans jamais cesser d’être lui-même. Le jour même que des ordres de la police interdisaient la fête inoffensive pour laquelle il était arrivé de Toulon, un ministre à idées généreuses, qui ne croit pas que l’esprit de parti doive présider à l’appréciation et à la récompense du talent, qui a ouvert, au nom de l’Etat, nos écoles publiques au fils de Carrel, en lui recommandant de suivre les traces honorables de son père, M. de Salvandy accueillait Poncy avec distinction, et l’engageait à marcher avec persévérance dans la voie poétique qu’il s’est tracée. Poncy a quitté ce monde de Paris tel qu’il y était venu : sans fascination, sans rancune, emportant de la reconnaissance pour bien des cœurs, pour ses frères les artisans surtout, dont la voix l’y avait appelé, et une moisson de grandes pensées, comme il en avait rapporté une déjà de son excursion en Afrique.

Mais ici le soleil lui manquait. L’hiver était cependant d’une douceur inaccoutumée ; une petite pluie, passée au plus fin tamis des nuages, restait presque suspendue en l’air, tant elle était légère à tomber.

— « Que vous faut-il, monsieur, lui dit respectueusement le propriétaire de l’hôtel, qui le voyait s’agiter, marcher comme une âme en peine, dans sa chambre, son manteau sur les épaules ; vous manquerait-il quelque chose ? »

— « Tenez ! répond enfin Poney avec expansion : ces meubles d’acajou, ce tapis sur le parquet, ce tapis sur cette table, ces cristaux, cette pendule, ces cordons de sonnette, tout cela est bien beau pour moi ; mais voulez-vous me rendre un service, un service signalé ? empêchez, je vous en supplie, cette cheminée de fumer ! »

— « Hélas ! ne m’en parlez pas : voilà bien des fois qu’on y met la main ! Cependant un de nos plus habiles fumistes y a travaillé ce matin encore ; et j’espère que désormais… »

Une grande bouffée, sortant de l’âtre avec violence, étouffe ici la parole et enveloppe les interlocuteurs.

— « Avez-vous une truelle, un peu de plâtre ? s’écrie Poncy. »

On apporte ce qu’il demande. Voilà notre maçon sur le toit ; voilà le tuyau de la cheminée attaqué ; un, deux, trois coups à droite ou à gauche, une ou deux poignées de ciment, l’affaire est finie ; et quand il redescend, le feu allumé flamboie, et un tirant magnifique fait voler, en ronflant, la fumée au plus haut de l’air.

— « Voilà un homme qui a un bien beau moyen de faire fortune ! » disait le maître d’hôtel en le regardant.

Cette pluie fine ne discontinuait pourtant pas ! Quelque autre chose tourmentait Poncy comme une idée fixe ; la crainte qu’il ne vînt à tomber de la neige ; puis sa femme, puis son enfant, puis son pays, triple amour qui se déguisait sous ces apparences d’inquiétudes météorologiques. Un beau matin il partit, après deux semaines passées auprès de nous, sans que nos instances, sans que nos tentations pussent obtenir de lui un jour de plus.

Vous avez raison, Poncy, aimez-le votre pays, restez-lui fidèle ! restez fidèle à cette terre chaude et rouge, qui a du fer dans ses molécules comme ses fils dans leur sang, et des sources de poésie, des sources de gloire pour les ouvriers qu’elle produit ! restez fidèle à cette mer : n’étes-vous pas quatre, humbles et nobles artisans, sortis de nos chantiers, de nos ateliers, de nos arsenaux, quatre qui travaillez à l’illustrer et qu’elle doit illustrer à son tour :

Cordouan, qui explore ses baies, ses criques, ses rochers , ses plaines calmes ou agitées et ses navires aux mille formes, pour les faire revivre magiquement sous les couleurs du pinceau ou des crayons ;

Coste, qui peint ses algues chevelues, et le dernier soupir de ses habitants lorsque le pécheur vient de les retirer du filet et de les déposer sur le sable ;

Daumas, qui élève sur son rivage le génie de la navigation, au sourcil contracté, au front plissé, à la main ferme, au doigt impérieux sous lequel l’orage obéit ;

Et Vous, enfin, pour qui ses entrailles n’ont pas de profondeur inaccessible, qui ajoutez à la magie des couleurs la magie des sons, avec la sainteté de l’enseignement ; qui faites passer dans vos vers jusqu’au bruit de ses vagues, jusqu’aux grandes leçons que sa voix raconte à l’humanité ?

Sans compter d’autres noms encore, que vous et moi connaissons, et qui, peut-être, seront célèbres un jour.

Poncy m’a raconté quelquefois que, lorsque le succès de son premier volume de poésies lui arriva, avec toutes les adulations, toutes les séductions qui marchèrent à la suite, toutes les excitations à quitter sa province et son métier, à rechercher un théâtre plus large et plus élevé, un sort plus digne de lui, il eut des jours d’éblouissement, des jours de luttes intérieures qu’il appelle, en riant, des luttes homériques. En moins d’une semaine il avait triomphé ; son parti était pris, et d’une manière irrévocable : il restait ouvrier maçon.

À mes doubles travaux je veux rester fidèle,
Et bien des fois encore, au bruit de la truelle,
Dans nos bruyants chantiers à tous les vents ouverts,
Je mêlerai le bruit harmonieux des vers.

Il semblerait naturel qu’une fois cette profession adoptée, il dût songer à y apporter quelque chose de sa riche intelligence, qu’on le vit bientôt s’élever au-dessus du travail manuel et se pousser à l’architecture. Mais quoi ? c’eût été une dérivation de ses facultés vers un but étranger. L’architecture, elle aussi, est une poésie, il est vrai ; cette poésie, il la sent, il la fait passer dans ses vers comme toutes les autres ; mais, en pratique, ce n’est pas la sienne. Ce qu’il est, comme travailleur, et pour vivre, sans nul souci, de son état : ce n’est pas architecte, ce n’est pas maître, c’est ouvrier maçon.

Désirée, la jeune, fille au profil grec de son premier volume, la pure orpheline, son conseil et son ange gardien, est devenue sa femme. Tout est vrai, tout est saint, tout est poétique dans sa vie. Comme il lui adressait jadis ses inspirations, il les lui adresse encore aujourd’hui : comme il la consultait, le soir, à la veillée, il la consulte encore maintenant, à la même heure, auprès d’un petit berceau où repose un enfant endormi.

Le jour je suis maçon, le soir je suis poète,
Mes jours sont au travail et mes soirs sont à vous.
Ouvrier, tout le jour ma pensée est muette :
Poète, tout le soir je chante à vos genoux.

Les progrès que Charles Poncy a fait depuis 1842 sont remarquables dans ses œuvres. Le rythme est mieux cadencé ; la phrase a plus de fini, plus de précision ; l’instruction, à l’aide d’un travail opiniâtre durant les nuits, s’est étendue et consolidée ; le sentiment est plus onctueux ; la pensée morale plus forte et plus fréquente ; le grand art, l’art si difficile et si essentiel, de bien terminer une composition, lui est acquis. Enfin une idée générale apparaît comme l’âme de sa poésie : l’idée d’une pacification à venir, d’une fusion, d’un bonheur fraternels vers lesquels il appelle l’humanité :

Car Dieu même entre tous a réparti les lots :
La terre aux laboureurs, la mer aux matelots
À tous l’espoir, à tous la vie, à tous le monde !

Depuis un an il a conçu et il s’est donné une belle mission. Il veut se faire le chansonnier du travail. Il veut choisir les différents métiers qui sont des types primitifs de tout temps et de tout lieu, ou des types nouveaux vigoureusement en saillie, et jeter dans un monde poétique et varié la chanson de chacun de ces métiers : avec la gaîté du travailleur, le contentement de sa profession, l’amour du foyer, de la famille et de ses semblables, la dignité de soi-même, la pensée de Dieu !

Déjà il a heureusement exécuté un grand nombre de ces chansons : celle du Guinguettier, qui ouvre la série, parce que c’est là que tous les métiers commencent par se donner rendez-vous ; celle du Roulier, chantant et avançant toujours, à petit pas, sur la grand’route, malgré sa rapide et bruyante rivale, la vapeur, qui le menace ; celle du Laboureur, du Boulanger, du Menuisier, du Forgeron, de l’Orgue de Barbarie, plusieurs autres encore ; et, à la dernière page, pour mettre fin à toutes, la chanson du Fossoyeur, dans laquelle le poète relève, avec mélancolie, de son injuste abaissement, l’ouvrier qui se dévoue au dernier labeur dont l’homme ait besoin ici-bas, et que l’homme ne paie guère que par un triste sentiment de répulsion.

De toutes les œuvres de Poncy, celle-ci, nous ne craignons pas de le dire, sera la plus populaire, la plus utile en résultats ; elle consacrera définitivement sa réputation ; et quand, d’un bout de la France à l’autre, les chants de l’ouvrier se seront répandus traditionnellement dans tous les chantiers, dans toutes les demeures d’artisans, il lui aura été donné d’atteindre à un de ces effets que la poésie du peuple seule peut obtenir aujourd’hui.

Que cet avenir se réalise pour Charles Poncy ! Que Dieu bénisse ses doubles travaux et sa famille ! et qu’un jour, sur les bords de cette mer qu’il aura tant célébrée, au milieu de ces maisons de plaisance dont il aura aidé à construire un si grand nombre, un petit champ acheté du fruit de ses épargnes, une bastide blanche, élevée de ses propres mains, lui donnent, jeune encore, le repos et les loisirs dignes de la vie simple et noble que le ciel lui a faite et qu’il a su ne pas abandonner.

ortolan.
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  1. M. Arago, M. de Beaumont, etc.
  2. Louis-Charles Poncy, né le 2 avril 1821, à Toulon.