Poésies de Frédéric Monneron/Les Deux Buveurs

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XIV

LES DEUX BUVEURS 7,

ballade.


 
L’airain sonne ; aux clartés de la lune sereine,
Sous des voiles d’azur, la nuit d’été ramène
Les larmes dans les bois et la rosée aux fleurs.
Dans l’échoppe, au vallon, boivent deux voyageurs.

Voyez, au travers du vitrage,
Où l’ormeau berce son feuillage,
Le croissant les montre à demi.
Souriant avec amertume
À sa coupe, où la bière écume,
L’un d’entr’eux dit à son ami :


« Ici dorment tout près les morts au cimetière ;
Ma mère aussi ; car Dieu m’a tout pris sur la terre.
Sous ce chêne, là-bas, que j’ai versé de pleurs !
Mais Dieu n’entendra plus le cri de mes douleurs. »

— « Prions ! dit l’autre, qui s’incline
En signant sa large poitrine.
Prions ; sous la croix du coteau,
Ami, si tu fais ta prière,
Aux cieux tu reverras ta mère :
Les anges naissent au tombeau. »

— « Ah ! non, répondit l’autre en essuyant ses larmes,
La prière au cercueil est sans effet, sans charmes !
Dieu ne nous entend pas, te dis-je, et je crois fort
Que des plombs du cercueil ne revient pas un mort.

« Hohé ! c’est le hasard lui-même
Qui nous unit à ceux qu’on aime,
Puisqu’ils nous laissent en chemin.
Plus de pleurs, plus de triste veille ;
Hohé ! vidons cette bouteille
Pour noyer encor ce chagrin. »

Le pauvre voyageur buvait, buvait encore.
La croix sur le tombeau déjà se décolore.

Il boit, il boit toujours, dans des flots de liqueur
Il boit la sombre ivresse, et dit dans sa douleur :

« Après tout, la plaisante idée
De voir cette vieille ridée
Me tendre les bras dans les cieux. »
L’autre, à ces mots, tremblant et pâle,
Se signe la tête et détale,
En poussant un cri douloureux.

C’en est fait, du buveur le cerveau se dévide ;
Il a rêvé déjà tout un songe livide.
Dans les affreux déserts de ton ame qui dort,
Rêve : on dirait là-bas les cloches de la mort.

Au creux du vallon, minuit sonne.
Holà ! n’entendez-vous personne
Dans les bois… les bois… cheminer ?
Un bruit naît au fond du silence,
Il grossit, grossit, et s’avance.
J’entends les sapins frissonner.

Ouvrez ! ouvrez ! la Nuit amène un nouvel hôte ;
Près du joyeux buveur il s’assied côte à côte.
Ah ! sur ses blanches dents le rire est glacial !
N’importe ; présentant sa coupe de cristal :


« Frère, dit-il avec mystère,
Verse donc, verse un peu de bière.
Le chemin m’a tant altéré !
Mon sort est de n’avoir en poche
Jamais d’argent ; mais dans mon coche
En retour je te conduirai. »

— « Par ma tête ! j’en suis, dit l’autre en son ivresse ;
Je brûle d’éprouver ta ruse et ton adresse.
Quand nous aurons tout bu, roule-moi, roule-moi
Chez ma mère, entends-tu ? chez elle, où qu’elle soit ! »

Il dit. Ces deux hommes, plus pâles,
Se lèvent. Le cri des cavales
Se prolonge dans la forêt.
Le claquement du fouet se mêle
Au bruit du tonnerre, à la grêle.
« Monte, monte ; le coche est prêt ! »

Ils partent ; voyez-les. La roue au loin s’allume ;
L’air pétille, et des pins la sommité qui fume
Craque sous les sabots des chevaux écumeux.
Les voilà disparus dans l’horizon brumeux.

Hourrah ! l’horizon se recule !
Le char, qui longtemps y circule,

En spirale perce les cieux,
De la nuit déchire les voiles
Et là-haut, croisant les étoiles,
Fait étinceler les essieux.

Où vont-ils ? aux rayons des lunes passagères,
Les chevaux emportés argentent leurs crinières.
Puis, franchissant d’un bond le soleil qui s’enfuit,
Vont s’éclipser plus haut dans la céleste nuit.

L’éther ! l’éther ! séjour des ames !
Voyez sur leurs ailes de flammes,
L’une après l’autre apparaissant ;
Du fond des rêveuses campagnes
Elles appellent leurs compagnes
Alentour du char bondissant.

Les musiques de l’air aux vagues harmonies
Bercent leur ronde au fond des plaines infinies,
Et, guirlande d’amour, en chantant l’Éternel,
Elle embrasse à la fois et la terre et le ciel.

« Holà ! cocher, arrête ! arrête !
Voici ma mère à cette fête,
Qui passe et me tend ses deux bras !
Oh ! je ne suis pas infidèle

Je crois en Dieu, je crois en elle…
Cocher, ne t’arrêtes-tu pas ? »

Mais le joyeux cocher, poursuivant son voyage,
Ne s’arrête jamais ; plus vite que l’orage,
Ses cavales, du fouet fuyant le sifflement,
En hennissant d’effroi, fendent le firmament.

Déjà dans son vol circulaire
Le char, au bout de la carrière,
S’incline au cri du conducteur
Vers la nuit muette et sublime,
Et dans les profondeurs s’abîme,
Emportant le blasphémateur.

Cloches des trépassés, sonnez, sonnez encore :
Le Buveur qui rêvait est mort avant l’aurore.
Cloches des trépassés, sonnez bien tristement :
Qu’il dorme jusqu’au jour du dernier jugement.




Il existe de cette ballade un seul exemplaire, écrit de la main de l’auteur ; il a été trouvé dans ses papiers après sa mort. C’est un brouillon, et malgré quelques ratures, on voit évidemment que c’est un premier jet. On y reconnaîtra l’ame élevée de Monneron, avec son imagination libre et puissante.