Poésies de voyage/01

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Poésies de voyage
Revue des Deux Mondes, période initialetome 11 (p. 1135-1137).


POÉSIES DE VOYAGE.


I.

la taverne


À la mémoire d’Ives Gestin.[1]


Tels sont les cœurs : parfois, sous les genêts fleuris,
En Bretagne il est doux de songer à Paris ;
Mais qu’aux bords de la Seine un autre ennui nous gagne,
Nous aimons dans Paris à causer de Bretagne.

— « Silence ! nous disait un soir ce bon Gestin,
« C’est la vie en breton du grand saint Corentin.
« Barde, écoutez ; pour vous, soldats, laissez vos verres ;
« Et, tous les trois, ouvrez des oreilles sévères.
« Sais-je comme aujourd’hui le langage a tourné,
« Et s’ils me comprendraient aux lieux où je suis né ?
« Ainsi, mes chers amis, faites un long silence
« Et pesez avec soin les mots dans la balance.
« J’ai cru, dans ce travail, tomber à chaque pas
« Car le cœur est fidèle et l’esprit ne l’est pas. » —

Le modeste écrivain ! comme de sa légende
S’exhalait cependant un doux parfum de lande !

Les mots qu’il redoutait, au meilleur coin frappés,
Dans les eaux de l’Avon semblaient par lui trempés.
Corentin ! Corentin ! tout près de vous, de grace,
A votre historien réservez une place
Voyez le soldat Pôl et le sergent Arzur,
Quels pleurs à votre nom dans leurs grands yeux d’azur !
Oh ! oui, c’est au milieu de cette vaste France
Que l’accent de l’Avon, du Rhin, de la Durance
A toute sa douceur ; et ceux qui l’entendront,
En passant dans Paris, de bonheur pleureront !
Dans ce gai cabaret attablés d’aventure,
Comme nos cœurs battaient durant cette lecture !

— « Mais, du vin ! rapportez du vin ! je veux ici
« Sur quelques vers nouveaux vous consulter aussi,
« Pour qu’un maître chanteur, si mon refrain vous touche,
« Les jours de grands pardons, l’entonne à pleine bouche. »

C’était un air connu. Sitôt qu’il l’entendit,
Arzur le Cornouaillais fit chorus : on eût dit
Que sa paroisse, assise au creux d’une vallée,
Passait magiquement devant lui déroulée,
Avec ses champs de mil, ses eaux vives, ses bois,
Et que d’un heureux pâtre il écoutait la voix.
Quant à l’autre soldat, l’aîné de ces deux braves,
Il était de Léon, où les hommes sont graves.
Pôl écoutait pensif ; mais lorsque la chanson
Chanta : « De la bombarde entendez-vous le son ? »
Nous vîmes frissonner ses robustes épaules,
Comme sous un vent frais les bras noueux des saules.
Puis, à ces mots : « Heureux à la lutte un vainqueur !
« De la fille qu’il aime il gagne aussi le cœur, »
Pareil au bruit plaintif du taureau qui rumine,
Ce fut un long soupir au fond de sa poitrine.
Enfin, ces mots venus : « O pays, notre amour !
« Des bois sont au milieu, la mer est à l’entour ! »
Cet hymne du pays, enthousiaste et tendre,
Ce chant, devant un frère il fallut le suspendre,
Car ses tempes battaient de mouvemens nerveux,
Et ses deux mains mêlaient follement ses cheveux.

— « Qu’est-ce donc, notre ami ? » Mais d’un ton héroïque,
Et comme s’enivrant des parfums d’Armorique
— « Si la fenêtre était ouverte, cria Pôl,
« Mon cœur n’y tiendrait plus, et je prendrais mon vol ! »

Lorsqu’aux bords de la Seine un sombre ennui nous gagne,
Nous aimons dans Paris à causer de Bretagne ;
Puis (ainsi vont les cœurs) sous les genêts fleuris,
En Bretagne il est doux de songer à Paris.

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  1. Mort récemment. On lui doit la Vie de saint Corentin, petit chef-d'oeuvre de langue celtique.