Poésies diverses (Denne-Baron)/Début du premier chant de la Pharsale de Lucain

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Signé : E. S. Denne-Baron et P. Denne-Baron ()
De l’imprimerie de Brasseur aîné (p. 8-12).

DÉBUT DU PREMIER CHANT

DE LA PHARSALE DE LUCAIN.




Muse, chante la guerre où Rome assujettie
Engraissa de son sang les plaines d’Émathie ;
Guerre plus que civile, où l’état furieux
Tourna contre son sein un bras victorieux :
Dis les traités rompus, le triomphe du crime ;
Des frères divisés, que la discorde anime,
L’un sur l’autre portant la pointe de leurs dards ;
La terre partagée entre leurs étendards,
Prêtant à leurs forfaits sa valeur inhumaine,
Et l’aigle combattant contre l’aigle romaine.
Quelle aveugle fureur, malheureux citoyens,
D’un fer impie aima vos sacrilèges mains,
Vous fit répandre un sang aux Parthes redoutable,
Quand l’ombre de Crassus, d’une voix lamentable,
Aux murs de Babylone appelait vos soldats
Pour laver votre honte et venger son trépas ?
Mais les combats sans gloire avaient pour vous des charmes !
Ah ! du sang qui souilla vos parricides armes
Vous pouviez asservir et la terre et les mers,
Les champs où naît le jour, ceux qu’au sommet des airs
Cet astre couvre au loin des feux que son char lance ;
Les plaines où Vesper se retire en silence,

Cet océan de glace, ignoré du printems,
Qui sur ses bords neigeux voit les Scythes errans,
Et l’Araxe arrosant de barbares contrées,
Et le Nil qui cacha ses sources ignorées :
S’il est des nations au fond de ses déserts,
Tout l’univers enfin aurait porté vos fers.
Si tu te plais, ô Rome, à cette guerre impie,
Donne d’abord des lois à la terre asservie ;
Et si des ennemis manquent à ta valeur,
Contre ton propre sein tourne alors ta fureur.
Qui frappe mes égards ? Tes cités en ruine,
Tes temples renversés sur qui l’herbe domine ;
Plus loin des toits déserts et des remparts croulans,
Dont les vastes débris sont épars dans les champs ;
Tes citoyens fuyant de leurs villes désertes ;
Tes campagnes au loin par les ronces couvertes,
Et l’Hespérie en pleurs qui, depuis vingt saisons,
Implore en vain des bras pour creuser ses sillons.
Ah ! le cruel Pyrrhus, ou les armes puniques,
Ont-ils porté le feu dans tes villes antiques ?
Non, non, jamais leur fer ne fit tomber tes murs ;
C’est toi qui dans ton sein portas des coups plus sûrs.
Mais si, par tant de maux dont Rome encor soupire,
Les destins t’entr’ouvraient une route à l’empire,
Ô Néron ! par nos pleurs ne troublons plus les dieux ;
C’est à force de sang qu’ils sont maîtres des cieux.
L’Olympe n’obéit au dieu qui tient la foudre
Qu’au jour où les Titans furent réduits en poudre.
Tu règnes ; tant d’horreurs sont douces aux Romains :
Que d’Annibal encor les mânes inhumains
S’assouvissent de sang aux plaines d’Émathie ;
D’un carnage nouveau que Munda soit rougie ;

Qu’à Pérouse la faim consume nos soldats ;
Que Modène offre encor son siège et ses combats ;
Que les rocs de Leucade entr’ouvrent nos galères ;
Que sous l’Etna brûlant renaissent d’autres guerres,
Qu’importe ; César règne, et le Tibre est heureux[1]
De l’acheter du sang de ses peuples nombreux.
César, quand, terminant ta carrière mortelle,
Tu prendras ton essor vers la voûte éternelle,
Les dieux te céderont leur rang et l’univers.
De l’Olympe déjà les palais sont ouverts ;
Si tu veux y régner prends le sceptre du monde.
Veux-tu donner le jour à la terre féconde ?
Sur son char enflammé remplace le soleil ;
Et la terre sans crainte attendra son réveil.
Mais ne va point régner vers ces zônes lointaines
D’où soufflent de l’Auster les humides haleines,
Ou que l’Ourse glacée obscurcit de brouillards ;
Rome n’aurait de toi que d’obliques regards,
Et l’Olympe verrait fléchir son axe immense :
Monte au sommet des cieux, et tiens-les en balance :
Là que jamais l’orage, altérant leur azur,
N’obscurcisse l’éclat de ton front toujours pur ;
Qu’alors la paix, brisant le glaive de la guerre,
Fasse un peuple d’amis des peuples de la terre,
Et renferme Janus sous ses portes d’airain.
Ô César ! sois mon dieu : si tu remplis mon sein,
Je n’invoquerai point le dieu de la Pythie,
Et laisserai Bacchus dans son île chérie ;
C’est assez de toi seul pour m’inspirer des chants.
— Ma voix va raconter ces grands évènemens ;

C’est ouvrir à ma muse une immense carrière.
Qui poussa tout un peuple aux fureurs de la guerre ?
Et qui força la paix de fuir loin des humains ?
La jalouse Fortune, et le bras des Destins
Qui veut que rien de grand ne soit long-tems durable,
Des états trop puissans la chûte inévitable,
Et Rome succombant au poids de sa grandeur.

Tel sur le monde usé, quand le tems destructeur
Sera las de rouler d’innombrables années,
Dans le sein du chaos les sphères entraînées,
Se heurtant dans leur chûte, ébranleront les airs,
Les astres s’éteindront dans l’abyme des mers ;
L’Océan, révolté de ses rives profondes,
Hors du lit qu’il creusa repoussera ses ondes,
Et l’Olympe verra par de nouveaux sentiers
S’égarer du Soleil les célestes coursiers.
Quand Phébé, s’indignant de sa route ordinaire,
Voudra guider le jour sur le char de son frère,
Alors du globe ému les longs ébranlemens
Détruiront sans retour les lois des élémens :
L’excessive grandeur s’écroule d’elle-même.
C’est ainsi que des dieux la volonté suprême
Prescrit enfin un terme à nos prospérités.
Souveraine des mers, ô reine des cités,
La Fortune à toi seule a confié sa haine :
Rome, c’est par tes mains qu’elle a forgé ta chaîne.
C’est en vain qu’aux tyrans tes peuples sont soumis ;
Des parjures traités les dieux sont ennemis.
Ô chefs ambitieux, quelle aveugle furie
Vous force à cimenter une concorde impie ?
Que vous sert de mêler vos soldats et vos coups,
Et de tenir le monde incertain entre vous ?

Tant qu’au milieu des airs la terre suspendue
Verra rouler Thétis autour d’elle étendue,
Et tant que le soleil, terminant son long tour,
Fuira devant la nuit qu’il fait fuir à son tour,
Jamais le premier rang ne voudra de partage,
Et la foi de trois chefs ne sera sans outrage.

Pourquoi chercher ailleurs des exemples moins sûrs ?
Le meurtre fraternel rougit nos premiers murs.
Eh ! le prix d’un tel crime était-ce un champ fertile,
De vastes mers ? C’était un misérable asile.


M. Denne Baron.
  1. Le ton de Virgile est bien différent dans son invocation à Auguste !