Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Poésies/XXXIII

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Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome deuxièmep. 69-71).

XXXIII

LE COUCHER DE LA LUNE[1].


De même que, dans la nuit solitaire, sur les campagnes et les eaux argentées, où voltige le zéphyr, où les ombres lointaines forment mille aspects fuyants, mille objets trompeurs, parmi les ondes tranquilles dans la plaine et les branches, les haies, les collines et les villas, la lune, arrivée aux confins du ciel, descend derrière l’Apennin ou les Alpes, ou dans le sein infini de la mer Tyrrhénienne : le monde change de couleur, les ombres disparaissent et une même obscurité noircit la vallée et la montagne. La nuit reste aveugle, et sur la route le charretier salue d’un chant triste la dernière blancheur de la lumière qui fuit ;

De même la jeunesse s’évanouit et laisse la vie humaine ; alors s’enfuient les ombres et l’aspect des erreurs séduisantes et disparaissent les espérances lointaines sur lesquelles s’appuie la nature mortelle. La vie reste abandonnée, obscure. Le voyageur troublé y plonge en vain son regard et cherche le terme ou le but du chemin qui lui reste à faire : il voit que le séjour terrestre lui est étranger et qu’il est devenu étranger à ce séjour.

Trop heureux et trop gai parut là-haut notre misérable sort, si la jeunesse, où pourtant chaque bien est le fruit de mille peines, durait autant que le cours de notre vie. Ce serait un décret trop doux, celui qui condamne à mourir chaque être animé, si le milieu de la route ne lui était pas bien plus dur que la terrible mort. Trouvaille digne d’intelligences immortelles, les éternels inventèrent la vieillesse, le plus grand de tous les maux, où le désir est intact, l’espérance éteinte, où les sources du plaisir sont desséchées, où les maux s’accroissent toujours sans qu’aucun bien soit plus accordé.

Vous, collines et plages, une fois tombée la splendeur qui à l’occident argentait le voile de la nuit, vous ne resterez pas longtemps orphelines : bientôt, du côté opposé, vous verrez le ciel blanchir de nouveau et l’aube se lever : le soleil suivra et avec ses flammes puissantes et fulgurantes, avec ses torrents de lumière, il vous inondera ainsi que les plaines éthérées. Mais la vie mortelle, quand la belle jeunesse a disparu, ne se colore jamais d’une autre lumière ni d’une autre aurore. Elle est veuve jusqu’à la fin ; et à la nuit qui obscurcit les autres âges, les Dieux ont placé comme signe le tombeau.



  1. Cette pièce et la suivante (La Ginestra) furent publiées en 1845, huit ans après la mort du poète, par Ranieri : elles avaient été composées pendant le séjour de Leopardi à Naples (1834-1837).