Poésies nouvelles (Tastu)/Dante. Étude.

La bibliothèque libre.
Poésies nouvellesDidier, Libraire-Éditeur (p. 243-255).

DANTE.
Étude.
À M. FAURIEL.

Poeta sovrano !
Dante.


Quand on peut échapper aux ennuis de la vie,
Au souci du présent, au soin de l’avenir ;
De poétiques cieux quand notre âme ravie
N’est point trop brusquement contrainte à revenir ;
Du haut de nos faubourgs quand l’émeute accourue
De ses cris menaçans ne trouble point la rue ;
Quand seule, on peut, le soir, goûter près du foyer
Ce pouvoir que le ciel nous donna d’oublier,
Il est doux de laisser vers les choses passées
S’envoler librement nos errantes pensées,
D’épier, dans ces chants des âges entendus,
Les grands secrets de l’art pour notre âge perdus,
Et d’explorer long temps quelque plage choisie,
Que baigne à larges flots l’antique poésie !
Heureux, surtout, heureux qui peut fouler ces bords
Où de l’Alighieri résonnent les accords !
Là fleurissent ces fils de la reine du monde,
Que doue avec amour la nature féconde,

Ces fruits prodigieux du monde intelligent,
Que ne voit point mûrir notre ciel indigent ;
Là, tous les arts, ailleurs solitaire conquête,
Unissent leurs festons sur une seule tête,
Comme l’arbre soumis aux puissantes chaleurs
Donne à la fois ses fruits, son feuillage et ses fleurs.

Pour gravir après toi la montagne sacrée,
Dante, il faut imiter ta marche mesurée,
Et ne lever le pied, pour faire un nouveau pas,
Qu’après avoir d’abord affermi le plus bas :
Sur les degrés polis de cette route sainte,
Un ciseau merveilleux a laissé son empreinte ;
À chaque son divin ; par l’esprit entendu,
Comme un sonore écho le vers a répondu.
Quel art nous apprendrait sa musique profonde ?
C’est l’herbe qui frémit, c’est l’ouragan qui gronde ;
C’est l’aigle, au vol altier, dont l’aile bat les airs ;
La chute du torrent, ou la plainte des mers ;
Ou plutôt c’est ainsi, sous la joie on la peine,
Que vibre ce divin instrument : l’âme humaine !
C’est le chant d’une mère à son fils endormi ;
C’est le cri d’un ami qui revoit son ami ;
C’est l’accent enflammé d’une ardente prière ;
C’est le soupir amer qu’étouffe une âme fière,
Quand, du poids de l’exil contrainte à se charger,
Son pied monte, ou descend l’escalier étranger.

Mais pour chanter ainsi, c’est ainsi qu’il faut croire
En son Dieu, son parti, son génie ou sa gloire !

Ne marchez pas sur l’onde, hommes de peu de foi !
Est-il un d’entre vous qui ne doute de soi ?
Qui, parmi ces grands noms que l’univers admire,
Ose inscrire le sien, sans peur, ou sans sourire ?
Qui se lie à sa haine, et d’une main de fer
Pèse ses ennemis et les plonge en Enfer ?
Ou qui se sente au cœur une amour assez pure
Pour l’élever aux cieux sur toute créature ?…
Non : en se confondant, tout se corrompt ; le miel
Ne produit rien de bon à se mêler au fiel ;
Et, de mille couleurs, en un seul ton fondues,
L’œil ne reconnaît plus les nuances perdues.
« Rien n’est vrai, rien n’est faux ; » voilà ce que nous dit
Le doux Poète, écho de ce chaos maudit,
Gouffre où toute espérance à sa source est flétrie,
Où toute foi qui naît, sèche à peine fleurie,
Siècle-Midas qui, pauvre au sein de son trésor,
Ne peut plus rien toucher qui ne se change en or.

Laissez, laissez-moi fuir vers la terre bénie,
Monde que de son souffle a créé le génie :
C’est là que je veux vivre ! Ô Dante ! à tes accords,
En dégoût des vivans j’irai trouver les morts.
Je veux suivre tes pas de supplice en supplice ;
Voir, d’un coupable amour, le livre doux complice,
Des mains de Francesca glisser avant la fin ;
Je veux plonger de l’œil dans la Tour de la Faim,
Laissant au lit de feu, qui punit son blasphème,
L’altier Farinata défier l’Enfer même ;
Puis, hors du gouffre, où gît l’esprit fallacieux,

M’esjouir à revoir les étoiles des cieux.
Sans me décourager, je veux du Purgatoire
Remonter après toi la route expiatoire ;
Revoir ton Casella, doux ami, dont les airs
Mariaient leur douceur aux douceurs de tes vers,
Et chanter avec lui, d’une voix lente et pure :
« Amour, qui doucement dans mon esprit murmure ; »
Puis, lorsque Sordello, dont les vers mécontens
Flagellaient sans pitié les princes de son temps,
Embrasse ton Virgile au nom de sa Mantoue,
Joignant le cœur au cœur, et la joue à la joue,
Au pays dépouillé de cette noble foi
Apprendre, s’il se peut, à redire après toi :
« Ah ! terre esclave ! Race à tout mal asservie,
» Reine des nations jadis, et leur envie,
» Nef sans guide aujourd’hui sur les flots en fureur,
» Réceptacle de vice, asile de douleur,
» À ta confusion, vois cette âme loyale,
» Si prompte, au seul doux nom de la terre natale,
» À se jeter aux bras de son concitoyen !
» Quand tes vivans, à toi, méprisant tout lien,
» Enfans du même sol, nés aux mêmes murailles,
» L’un sur l’autre acharnés se rongent les entrailles.
» Regarde, misérable, et tiens tes yeux ouverts !
» Depuis les bords chargés du limon de tes mers,
» Est-il une province, une ville, une place,
» Un point qui soit en paix sur toute ta surface ?
» Qu’importe qu’à grands frais ton sénat, bien ou mal,
» À ta bouche rétive ajuste un frein légal,
» Si la bride est flottante, et si la selle est vide ;

» Car la place est peu sûre, et la chute rapide !
» Depuis que ton César a vidé les arçons,
» Tes flancs ont oublié ses sanglantes leçons ;
» Et peut-être il n’est plus pour ta fougueuse allure
» De genoux assez forts, ni de main assez sûre !
» Vois tes plus nobles cœurs et tes noms honorés,
» Ceux-ci tristes, ceux-là de soupçons entourés !
» Entends se lamenter ta cité souveraine,
» Qui pleure nuit et jour sa couronne de reine !
» À ton front, quel honneur et quelle dignité ?
» À tes pieds, quelle aisance et quelle sûreté ?
» En haut, en bas, partout, regarde comme on s’aime,
» Ce qu’on veut, ce qu’on fait, et rougis de toi-même.
» Et toi, divin Sauveur, crucifié pour nous,
» Souverain bien, qu’ici j’implore à deux genoux,
» Tourne tes justes yeux sur un temps de détresse !
» À moins qu’en ses desseins ta profonde sagesse
» N’attende quelque bien de nos divisions,
» Délivre cette terre en proie aux factions,
» Où, de la fange éclos, le premier qui se nomme,
» Se proclame un Marcel, et s’érige en grand homme !
» Quant à toi, ne crains point, Florence, ma cité !
» Que le trait mis à l’arc vole de ton côté !
» Toi, qui si sagement argumente et pérore,
» On ne te dira point, avec un ris moqueur,
» De celles-là qui n’ont la justice qu’au cœur,
» Tant ce nom sonne haut dans ta bouche sonore !
» Pour ton peuple zélé point de trop lourds fardeaux ;
» Impôts, emplois, à tout tes gens tendent le dos ;
» Jouis de ce repos qu’ils font à ta mollesse,

» Toi qui regorges d’or, de paix et de sagesse ;
» Les faits, si je dis vrai, sont là pour démentir
» Quiconque m’oserait accuser de mentir…
» Sparte, Athènes, berceau des lois, des mœurs antiques,
» Ont fait pauvre labeur près de tes politiques,
» Qui de leurs doigts subtils ont si bien travaillé,
» Qu’en novembre est à bout ce qu’octobre a filé !
 » Combien de fois, un temps si bref qu’on s’en effraie
» A vu changer tes chefs, tes couleurs, ta monnaie ;
» Renouveler tes noms, tes hommes, tes emplois !…
» Or, si tu te souviens, et vois clair une fois,
» C’est ainsi que, luttant contre un mal qui l’irrite,
» Un malade inquiet sur la plume s’agite,
» Et cherche avec effort, durant la longue nuit,
» De l’un à l’autre flanc le repos qui le fuit !… »

Qui vois-je là !… C’est lui ! Sa taille haute et droite
Dessine sa maigreur sous une robe étroite :
Narguant de sa raideur nos tissus assouplis,
De ses épaules tombe une chape à longs plis ;
Du chaperon pendant sa tête enveloppée,
S’incline quelque peu, grave et préoccupée,
Et sur son front se courbe un laurier desséché,
Que le feu de l’abîme a peut-être touché.
Lent et fier dans son geste, et calme dans sa pose…
Le repos du lion, alors qu’il se repose !
— « Toi joûter contre moi, dit-il avec dédain !
» Toi poser ta main frêle entre mes doigts d’airain !
» Toi marcher à mon pas ! toi juger ! toi maudire ? »
Et sa lèvre retint tout ce qu’il m’allait dire.

Puis, après un moment, avec un front plus doux :
« Cesse de vains efforts ; mes chants sont là pour tous ;
» C’est l’arche qu’on adore et de cœur et de bouche,
» Mais qui frappe de mort l’imprudent qui la touche !
» Ce que j’ai dit est dit : à quoi bon répéter
» Un son pour l’affaiblir, un mot pour le gâter ?
» Apprends qu’un jour, faussé par un grossier manœuvre,
» J’ai fait de ses outils comme lui de mon œuvre.
» Tais-toi donc ! ou plutôt, si tu veux une fois
» Chanter sans que ma voix couvre ta faible voix,
» Écoute : et que ces mots restent dans ta mémoire.
» Alors que Buonconte m’eut dit, au Purgatoire,
» Sa dernière pensée et ses derniers instans,
» Dans le groupe plaintif des Esprits pénitens
» Un autre encor parla : celui que je veux dire
» Avait nom la Pia. Je plaignis son martyre,
» Et demandai son crime, en ce monde ignoré :
» Je l’appris, et me tus : elle avait tant pleuré !…
» J’eus tort, je le confesse ; une pitié plus haute
» Pour abréger la peine eût publié la faute ;
» Car le poids de la honte allège le péché.
» Toi donc, tu rediras ce que j’avais caché. »
Alors il commença. Mais ce divin génie
Ne m’a point enseigné sa natale harmonie,
Langage, où le mot peint et chante tour à tour,
Doux comme le moment, où par le chaud du jour
Un vent subit, du sein de quelque frais ombrage,
S’élance en frémissant et vous frappe au visage ;
Aussi mélodieux que le creux du rocher,
Dont l’avide passant se hâte d’approcher,

Quand une eau qu’il entend, mais ne voit pas encore,
Fait vibrer les parois sous sa goutte sonore.
Opposez les accords de cette forte main,
Ce mode vigoureux, mi-toscan, mi-romain,
Cette brève cadence, avec tant d’art pressée,
Que ce qu’elle ôte aux mots s’ajoute à la pensée,
À l’inhabile main qui touche mollement
D’un sol déshérité l’imparfait instrument :

la pia.

« Ah ! dit l’esprit en pleurs, si tu reviens au monde
» Quelque jour, reposé de cet âpre chemin,
» Ressouviens-toi de moi, qui suis Pia, la blonde !

» Sienne vit ma naissance, et Maremme ma fin,
» Celui-là seul le sait, qui devenant mon maître,
» De l’anneau de brillans avait paré ma main.

» De me voir en ces lieux tu t’étonnes peut-être ?
» L’éternelle douleur n’était pas trop pour moi ;
» Oui, mon péché fut grand, mais j’ai su le connaître :

» Qui le voit et le hait observe encor la loi ;
» Tu le sais ! j’ai du Ciel satisfait la justice ;
» J’ai souffert ! j’ai subi douleur, remords, effroi ;

» J’ai vu venir la mort par un si lent supplice,
» Qu’au prix, grâce à l’espoir, ceux-ci me semblent doux,
» Écoute, et que ton âme à mes maux compatisse.

» Pleine de trouble, un jour, j’attendais mon époux,
» Comme sur une tombe, assise sur ma couche ;
» Mes deux mains reposant jointes sur mes genoux.

» Mon corps frissonne encore au souffle qui le touche ;
» Mon front avait pâli sous un ardent regard ;
» Une bouche tremblante avait baisé ma bouche.

» Sur l’anneau de mon doigt tomba mon œil hagard,
» Et l’anneau me parlait comme un reproche vague,
» Et ma vue à l’instant se couvrit d’un brouillard ;

» Mon oreille entendait comme un bruit sourd de vague,
» Je me sentais faillir ; quand je levai les yeux,
» Il était là celui qui me donna la bague !

» Il était là pensif, morne, silencieux,
» Et je lus ma pâleur sur son pâle visage,
» Et l’effroi de mes traits sur ses traits soucieux.

» Je n’osais lui parler : comme un sombre nuage,
» Ses noirs sourcils couvaient un redoutable éclair ;
» J’avais peur qu’un seul mot ne fît crever l’orage.

» Comme en passant les monts, royaume de l’hiver,
» Le pèlerin se hâte et retient son haleine ;
» Car l’avalanche tremble au moindre écho de l’air :

» Tel à son froid aspect, mon cœur battait à peine ;
» Et lui, toujours muet, m’entraîna sur ses pas.
» Le soleil était haut, et déserte la plaine ;

» Comme un étau de fer sa main serrait mon bras ;
» Mes genoux fléchissaient, ma vue était troublée ;
» Mais nous marchions toujours, et je pleurais tout bas.

» La moisson, par le vent doucement ondulée,
» Se mouvait, imitant mon sein gros de soupirs ;
» Car à l’égal du corps, l’âme était accablée.

» Là m’attendaient les pleurs et les longs repentirs,
» Et j’en bénis le Ciel, puisque ayant l’existence
» Des réprouvés, ma mort fut celle des martyrs !

» De mon maître offensé j’attendais la sentence
» Cherchant à l’implorer, mais sans jamais l’oser :
» J’étais comme un bandit promis à la potence :

» À parler de son crime il craint de s’exposer ;
» Il en pourrait trahir quelqu’autre qu’on ignore,
» Et ne se défend pas de peur de s’accuser.

» Or, nous étions aux jours où le vent qui dévore
» Souffle sur la Maremme une infecte vapeur ;
» De ses âcres baisers la mort allait éclore.

» Déjà nous avait fui le dernier serviteur ;
» Et si mes mains priaient, si mes yeux disaient : grâce !
» D’impitoyables yeux disaient : non !… J’avais peur !

» Et le jour cependant après le jour s’efface,
» Et mon corps se flétrit et s’affaisse, incliné
» Au gré du vent mortel, qui le brûle ou le glace.

» Bien cruel fut celui qui n’a point pardonné
» À cette triste chair, que rongeait d’heure en heure
» Mes remords, son silence et l’air empoisonné !

» Ainsi quand je m’éteins, sa haine encor demeure !
» Faible, je m’étendis sur le lit douloureux :
» Veuve de tout amour, force est bien que je meure !

» Je mourais. C’était l’heure où, dans l’air ténébreux,
» Tremblotante apparaît l’étoile matinale.
» Il s’approcha, l’auteur de mon sort rigoureux ;

» Son haleine effleura mon front humide et pâle ;
» Je fis pour lui parler quelques faibles efforts ;
» Il ôta de mon doigt la bague nuptiale,
» Et, comme lui, mon âme abandonna mon corps ! »



La voix cessant alors de frapper mon oreille
Soudain, comme en sursaut, mon esprit se réveille,
Et je ne trouvai plus, du chantre des enfers,
Qu’un antique portrait, son poème et mes vers.