Poésies nouvelles (Tastu)/Les Dieux s’en vont

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Poésies nouvellesDidier, Libraire-Éditeur (p. 233-237).

LES DIEUX S’EN VONT.

Et l’on entendit comme autrefois à Jérusalem une voix qui disait : Les dieux s’en vont.
(Chateaubriand, les Martyrs.)


Il est trop vrai, la belle poésie,
Que nos aïeux voyaient sourire encor,
D’ennui, de doute, ou de frayeur saisie,
N’a plus pour nous qu’un seul et triste accord :
Un bruit plaintif s’échappe du navire
Prêt à sombrer dans l’abîme profond ;
La créature en expirant soupire :
Ne cherchez pas pourquoi gémit la lyre…
Les dieux s’en vont !

Que feraient-ils, quand pas une étincelle
Ne jaillirait des cœurs frappés en vain ?
Quand chaque jour ravit une parcelle
De ce qu’au monde il restait de divin ?
Sur les autels toute flamme allumée,
Cire grossière, en peu d’instans se fond,
La lampe sainte un moment ranimée,
Ne jette plus qu’une impure fumée…
Les dieux s’en vont !


Nos vieux palais et nos temples antiques
Se sont ils donc écroulés en débris,
Pour enhardir quelques pâtres rustiques
À s’en bâtir d’éphémères abris ?
Quoi ! pour tout fruit, cette immense ruine
Nous laissera les bouges qu’ils refont ;
Œuvre sans art, chancelante, mesquine,
Que le vent sape et que la vague mine ?…
Les dieux s’en vont !

Préoccupé de sa terrestre tâche,
D’autres besoins l’homme est peu soucieux ;
À la pâture attaché sans relâche,
Nul n’a le temps de regarder les cieux.
Tous n’ont qu’un vœu, qu’un but, qu’une conquête :
L’or, qui peut seul payer tout ce qu’ils font ;
L’or ! à ce prix tout se vend, ou s’achète ;
Oui, tout hélas ! jusqu’aux chants du Poète !…
Les dieux s’en vont !

Libre bientôt et de crainte et de doute,
Chacun de nous élira le plaisir
Pour guide unique, et d’instinct faisant route,
Abdiquera le souci de choisir.
« Voyez, dit-on, à mille assauts en butte,
» En vains efforts la vertu se morfond !
» Pourquoi risquer une pénible lutte ?
» Vautré par terre on ne craint point de chute ! »
Les dieux s’en vont !


Autant de fois que nos races perverses
Ont cru hausser leurs travaux jusqu’au ciel,
Aux sons confus des syllabes diverses,
Autant de fois a croulé leur Babel ;
Mais du passé chaque leçon s’oublie :
Abîme étrange où l’esprit se confond !
Point de limite à l’humaine folie,
Rien ne s’exclut, tout s’accouple ou s’allie !…
Les dieux s’en vont !

Non ! le néant n’atteint que leur symbole !
J’en crois celui dont le fécond repos
A vu jaillir, au bruit de sa parole,
Le jour de l’ombre, et l’ordre du chaos ;
Mais la lumière, en perçant le nuage,
Verra tomber dans une mer sans fond
La foi, les mœurs, les rêves de notre âge :
Qui sauverait la lyre du naufrage ?
Ses dieux s’en vont !