Poil de Carotte/07

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Flammarion (p. 29-32).
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LES LAPINS
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— Il ne reste plus de melon pour toi, dit madame Lepic ; d’ailleurs, tu es comme moi, tu ne l’aimes pas.

— Ça se trouve bien, se dit Poil de Carotte.

On lui impose ainsi ses goûts et ses dégoûts. En principe, il doit aimer seulement ce qu’aime sa mère. Quand arrive le fromage :

— Je suis bien sûre, dit madame Lepic, que Poil de Carotte n’en mangera pas.

Et Poil de Carotte pense :

— Puisqu’elle en est sûre, ce n’est pas la peine d’essayer.

En outre, il sait que ce serait dangereux.

Et n’a-t-il pas le temps de satisfaire ses plus bizarres caprices dans des endroits connus de lui seul ? Au dessert, madame Lepic lui dit :

— Va porter ces tranches de melon à tes lapins.

Poil de Carotte fait la commission au petit pas, en tenant l’assiette bien horizontale afin de ne rien renverser.

À son entrée sous leur toit, les lapins, coiffés en tapageurs, les oreilles sur l’oreille, le nez en l’air, les pattes de devant raides comme s’ils allaient jouer du tambour, s’empressent autour de lui.

— Oh ! attendez, dit Poil de Carotte ; un moment, s’il vous plaît, partageons.

S’étant assis d’abord sur un tas de crottes, de séneçon rongé jusqu’à la racine, de trognons de choux, de feuilles de mauves, il leur donne les graines de melon et boit le jus lui-même : c’est doux comme du vin doux.

Puis il racle avec les dents ce que sa famille a laissé aux tranches de jaune sucré, tout ce qui peut fondre encore, et il passe le vert aux lapins en rond sur leur derrière.

La porte du petit toit est fermée.

Le soleil des siestes enfile les trous des tuiles et trempe le bout de ses rayons dans l’ombre fraîche.