Pointes sèches/André Antoine

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Pointes sèchesArmand Colin et Cie, éditeur (p. 273-279).


M. ANDRÉ ANTOINE


C’est une histoire fort pittoresque que celle d’André Antoine, et qui mérite d’être contée ; elle est liée au mouvement littéraire le plus original de cette fin de siècle ; elle témoigne d’une ténacité, d’un courage, d’une énergie remarquables. L’homme qui parvint avec ses seules ressources, qui étaient très médiocres, à fonder une œuvre, à secouer l’opinion publique, à créer un mouvement d’idées dont l’influence n’est pas éteinte, à donner l’essor à une génération de dramaturges et de comédiens, celui-là, quels que soient ses défauts, mérite d’être honoré. Il eut le goût de son art, il eut la foi qui soulève les montagnes.

Il naquit à Limoges d’une famille très humble : d’une mère servante et d’un père cordonnier. Après avoir reçu à l’école primaire quelques éléments d’instruction, il s’en vint à Paris chercher les moyens de vivre. Il eût voulu achever ses études, mais, faute de ressources, il dut entrer chez un agent d’affaires de la rue des Bons-Enfants. Il y apprit à frotter le parquet, à astiquer les plaques de cuivre (recouvrements-contentieux) et à flâner le long des rues, en colportant des feuilles de papier timbré. Il s’arrêtait de préférence devant les affiches de spectacle et rêvait d’être assez riche, un jour, pour se payer un fauteuil d’orchestre à la Comédie-Française. Il confiait ses aspirations et ses regrets à un gamin de son âge appelé Wisteaux, dont il avait fait la connaissance chez un commerçant du voisinage, et qui devait plus tard se faire connaître sous le nom de Mévisto. « — Veux-tu venir au Théâtre-Français ? lui dit Wisteaux. — Mais je n’ai pas le sou ! s’écria Antoine. — Il ne s’agit pas de donner de l’argent, mais d’en gagner. — Comment cela ? — On a besoin de deux figurants pour la première de Jean Dacier ; je connais le régisseur ; nous allons nous présenter. — Tu crois qu’on nous prendra ? — Pourquoi non ? Nous ne sommes pas plus mal tournés que les autres. — Et nous verrons Coquelin ? — Non seulement nous le verrons, mais nous pourrons lui parler. » C’est ainsi qu’Antoine fut admis à débuter chez Molière. Il n’en fallait pas tant pour éveiller sa vocation. Elle fut pendant longtemps contrariée. Il échoua au Conservatoire ; il dut partir pendant cinq ans sous les drapeaux, et se montra soldat modèle — à tel point que le général Deffis et le général Philibert le choisirent comme secrétaire. À son retour, il entra chez Firmin-Didot, et à la Compagnie du gaz, où il devint commis, aux appointements de 130 francs par mois. Il ne songeait plus au théâtre, ses idées avaient pris un autre cours : il comptait suivre honnêtement la filière administrative et conquérir, au bout de beaucoup d’années, le rond de cuir de chef de bureau, et terminer sa vie dans une maisonnette à volets verts, en pêchant à la ligne le long de la Marne. Mais, certain soir, quelques camarades l’amenèrent dans un Cercle d’amateurs, le Cercle Gaulois, composé de jeunes gens qui s’amusaient à jouer la comédie… Antoine reçut le coup de foudre. C’en était fait de sa destinée.

Le Cercle Gaulois donnait ses représentations dans un édicule en planches, qui s’intitulait pompeusement Théâtre de l’Élysée des beaux-arts. Il montait de vieilles pièces de Labiche et d’Alexandre Dumas. « — Pourquoi ne cherchons-nous pas des œuvres nouvelles ? demanda Antoine à ses compagnons. — Dame ! Si vous en connaissez ! »… Il se mit en campagne. Il se fit présenter à Paul Alexis, à Émile Bergerat, à Léon Hennique, à Théodore de Banville ; son enthousiasme les séduisit ; ils promirent leur concours. Antoine arrêta le programme de la première séance, qui comprenait : la Cocarde, par Jules Vidal ; Un Préfet, par Arthur Byl ; Mademoiselle Pomme, par Paul Alexis, et Jacques Damour, par Léon Hennique, d’après Émile Zola. Antoine avait choisi la date du 31 mars 1887, le dernier jour du mois, car il comptait user de ses appointements pour payer la location de la salle. Il avait envoyé des invitations à tout ce que Paris compte de gloires. Très peu d’hommes illustres répondirent à son appel. La critique était représentée par Henry Fouquier, Lapommeraye et Maurice Drack. Par une noire malchance, Francisque Sarcey se trouvait à Bruxelles, et ne put assister à cette inauguration. Avant le lever du rideau, Antoine décida que le Cercle Gaulois changerait son titre et s’appellerait désormais le Théâtre en Liberté. Dans ce berceau naquit le Théâtre-Libre, dont les destinées devaient être si bruyantes...

Ce fut une étrange soirée que cette soirée de début. Rien n’était prêt ; il semblait qu’un mauvais sort voulût faire sombrer la tentative dans le ridicule. Un jeune élève du Conservatoire, M. Burguet, est chargé de dire le prologue d’ouverture ; il se trouble, balbutie et reste bouche bée devant l’auditoire, qui commence à ricaner. Antoine découvre au dernier moment qu’on a oublié d’installer sur la scène un fauteuil, — accessoire essentiel. Il court chez un brocanteur du boulevard de Clichy, loue pour deux francs un horrible siège recouvert de reps bleu et l’apporte lui-même sur la tête, en courant à perdre haleine. Enfin, tant bien que mal, la représentation s’achève. Le public, d’abord gouailleur, se laisse prendre à la flamme de ces artistes improvisés. Jacques Damour obtient un succès de larmes. M. Porel, qui avait refusé la pièce, la redemande. Et le surlendemain, Émile Bergerat annonce aux lecteurs du Figaro la fondation de ce théâtre, qu’il baptise, d’ores et déjà, le Petit Odéon. Antoine contractait envers le chroniqueur-poète une dette de reconnaissance dont il s’acquitta plus tard en donnant l’hospitalité au Capitaine Fracasse.

Je ne suivrai pas tous les errements du Théâtre-Libre. Ceci m’entraînerait trop loin. On sait l’importance considérable qu’il a prise. Pendant cinq ou six ans, il a été le foyer où s’est renouvelée notre littérature dramatique. Il a produit peu d’ouvrages parfaits ; il en a peu révélé d’indifférents. Réellement, les auteurs, qu’il a groupés, avaient à dire quelque chose de nouveau ; leurs paroles ne ressemblaient pas exactement à celles que nous avions coutume d’entendre. Ils avaient une autre façon de concevoir la vie, d’exprimer leurs idées et leurs sentiments. Cette amertume dans l’observation, cette brutalité qui allait jusqu’au cynisme, secouèrent violemment le public. Il n’en fut pas rebuté. Il y goûta même du plaisir ; et sans doute, dans ses applaudissements, il entrait bien un certain parti pris d’engouement et de paradoxe. Ces spectateurs, qui appartenaient aux classes privilégiées de la société, éprouvaient une joie délicieuse à voir bafouer leurs préjugés les plus chers, à écouter des doctrines subversives que, partout ailleurs, ils eussent repoussées avec la plus véhémente indignation. Enfin, l’extrême vivacité des peintures qu’on leur servait chatouillait leurs sens blasés et excitait en eux des curiosités malaisées à définir. Mais cela n’eût pas suffi à expliquer la vogue prolongée du Théâtre-Libre. S’il a duré, s’il a laissé une empreinte, c’est qu’il répondait à un besoin réel, et non pas factice ; si M. Antoine a réussi dans son entreprise, c’est qu’il arrivait à l’heure exacte où il pouvait être utile... Il y a des moments, en art comme en histoire, où l’on attend l’avènement d’un Messie. Vers 1887, le théâtre languissait et se traînait péniblement dans les ornières du drame et du vaudeville. Les maîtres s’étaient retirés. Émile Augier n’écrivait plus ; Alexandre Dumas avait déposé la plume après le triomphe de Francillon ; Eug. Labiche moissonnait ses blés en Sologne ; Edouard Pailleron continuait de palper les droits du Monde où l’on s’ennuie. Et c’était tout. Les scènes de genre étaient exploitées par un syndicat d’auteurs dramatiques de troisième ordre, affiliés à quelques grands journaux parisiens et qui, en bons commerçants, faisaient le vide autour d’eux et éloignaient la concurrence... Toute pièce qui n’était pas signée Albert Millaud ou Jules Prével, ou Gondinet, ou W. Busnach, ou Albert Wolff, ne pouvait espérer franchir le seuil des Variétés, du Palais-Royal, ou du Gymnase. Les manuscrits s’empilaient contre ces portes fermées. Lorsque Antoine parut et s’écria : « Place aux jeunes ! » un immense cri d’allégresse et de reconnaissance monta vers lui. D’autre part, les deux ou trois mille dilettantes qui font et défont à Paris les réputations et qui étaient un peu fatigués de voir Gaston s’unir invariablement à Caroline au dernier acte des comédies se jetèrent avec gourmandise, vers ce répertoire qui leur procurait des impressions singulières. Le directeur du Théâtre-Libre sut tirer parti de ce double « état d’âme » ; il tint en haleine la curiosité de son public : il lui révéla les œuvres les plus célèbres des littératures étrangères ; il contribua à développer le tolstoïsme, il fournit à l'ibsénisme l’occasion de naître. On était sûr de trouver chez lui de l’inédit. Il en donnait tout au moins l’illusion. On a souvent raillé les singularités de sa mise en scène, son affectation à jouer le dos à la rampe : c’était, de sa part, le dernier mot de l’habileté ou, si vous aimez mieux, de la roublardise. En prenant résolument le contre-pied de ce qui se faisait ailleurs, il avait l’air de faire autre chose. Et ce fut le génie de M. Antoine de pénétrer le snobisme contemporain et de le faire servir au progrès des lettres.