Pointes sèches/Jean Richepin

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Pointes sèchesArmand Colin et Cie, éditeur (p. 171-176).


M. JEAN RICHEPIN


Il ne ressemble à personne et n’appartient à aucune école. S’il est romantique par certains côtés, s’il a subi l’influence du Parnasse, il a eu le mérite de rester lui-même, et jamais sa personnalité ne s’est effacée. Il a d’admirables qualités et de grands défauts qui constituent, par leur intime mélange, son tempérament littéraire. Son talent a mûri avec les années : il a acquis plus d’ampleur, mais il ne s’est pas sensiblement transformé. Tel il s’affirma dès le premier jour, et tel il est demeuré : inégal, violent, superbe, avec d’énormes fautes de goût et des envolées presque sublimes.

Le fond de sa nature est un amour passionné de l’indépendance. M. Jean Richepin déteste la règle, et, maintes fois, il s’est mis contre elle en insurrection. Il y a, à cet égard, un lien étroit entre sa vie et ses œuvres. Il a conté avec un charme délicieux les voyages qu’il accomplit en compagnie des Romanichels : il fit avec eux son tour de France ; il coucha à la belle étoile ; il monta dans une roulotte que traînait un cheval poussif ; il campa sur la lisière des bois, au bord des rivières, il mangea d’étranges fricots, préparés par les mains noires des Bohémiennes et fut sérieusement épris de Miarka « la fille à l’Ourse ». Et à voir ce beau gars, aux cheveux crépus, au teint basané, qui s’exhibait dans les champs de foire et se mesurait avec les athlètes, nul n’aurait supposé que ce fût un jeune homme distingué, brillant latiniste et lauréat du concours général. Lorsqu’il vint s’installer à Paris, dans le quartier des Écoles, il y conserva ces allures pittoresques auxquelles il dut, autant qu’à ses œuvres, sa prompte célébrité. Sur lui coururent mille légendes qu’il est superflu de rappeler. Il se promenait par les rues, vêtu de costumes étroitement ajustés, et où dominaient la pourpre, l’or et l’indigo. À son plastron de chemise étincelait un énorme rubis qui excitait l’admiration des femmes et leur convoitise. Mais l’une d’elles s’en étant emparé et l’ayant laissé tomber par mégarde, il se brisa. Ce joyaux n’était qu’un morceau de verre !

Vraies ou fausses (et beaucoup d’entre elles sont apocryphes), ces historiettes peignent assez exactement la physionomie qu’avait alors le poète. De temps à autre il était pris d’une sorte de frénésie de vagabondage. Il disparaissait ; il allait devant lui jusqu’à ce qu’il eût dépensé son dernier sou ; et souvent il se trouvait en détresse dans des pays lointains, d’où il revenait à grand’peine. C’est ainsi que se trouvant à Londres, le ventre creux, il se fit payer à dîner par un sergent recruteur de l’armée anglaise, qui voulait à toute force l’incorporer dans un des régiments de Sa Gracieuse Majesté. Et, de fait, Jean Richepin eût été un magnifique highlander ; et son physique, joint au prestige de l’uniforme, eut exercé dans le Royaume-Uni de cruels ravages. Sa destinée le réservait à des triomphes d’un ordre plus relevé. Il publia la Chanson des Gueux et, le lendemain, son nom volait sur toutes les lèvres. Ce qu’il exaltait dans ce livre, qui est le plus sincère, sinon le plus complet qu’il ait écrit, c’était son propre rêve de liberté. Il chantait les miséreux, il les réconfortait avec une cordialité fraternelle. On vit qu’il connaissait ce dont il parlait, et qu’il était allé au fond de son sujet. Il ne s’agissait plus d’une pâle imitation de la vie réelle. Richepin apportait dans ses tableaux une furieuse audace d’expression qui lui valut l’ardente sympathie de la jeunesse et la réprobation du monde académique. Il éprouva la sévérité des lois : il fut frappé et son recueil lacéré par les mains des juges. Aujourd’hui, nous sommes habitués à tous les libertinages, et la rigueur dont il subit les effets nous semble odieuse. Elle lui fut d’ailleurs profitable, car elle surexcita en sa faveur la curiosité publique. On s’arracha son ouvrage et l’on s’aperçut qu’il renfermait, à côté de pages douteuses, des chefs-d’œuvre d’éloquence et de couleur, tels par exemple que le Vieux Lapin, qui est un des petits morceaux les plus achevés de notre langue…

Depuis la Chanson des Gueux, M. Jean Richepin n’a cessé de produire. Il s’est essayé dans tous les genres, dans le roman, dans la nouvelle ; il a composé des drames pour Mme Sarah Bernhardt et pour M. Mounet-Sully ; il a prouvé sa fécondité par une abondance extraordinaire : ses ouvrages se succèdent sans interruption et l’un n’attendant pas l’autre. Et dans tous, nous remarquons, à peu de chose près, les mêmes idées diversement exprimées… Elles ne sont pas très nombreuses. Nana Sahib expose la lutte du patriotisme contre l’usurpation de la conquête. La Glu, c’est la revanche de l’instinct contre la corruption raffinée. Par le Glaive nous donne un tableau éclatant des exactions commises par un tyranneau et l’effort héroïque tenté pour s’en délivrer. Le Chemineau est l’exaltation de la vie errante. Il n’est pas jusqu’à cette pièce manquée, Vers la Joie, qui ne renferme quelque chose de semblable : l’apologie des lois naturelles par opposition aux lois écrites.

Voilà pour le théâtre et le roman. Si nous passons aux vers, nous y trouverons des développements proches de ceux-là, mais ennoblis et adoucis par un profond sentiment de la poésie rustique. M. Jean Richepin adore les champs, les bois et surtout la mer ; il en rend avec une énergie et une couleur sans pareilles la physionomie. Et quoique sa verve soit très libre, elle glisse rarement dans la basse ordure. Sur tout ce qu’il a produit, sauf deux ou trois feuillets des Blasphèmes, passe un souffle généreux et sain, comme une bonne odeur de farine, de foin coupé ou d’algues humides. On en eut l’impression très nette lors de la première représentation du Chemineau ; et c’est ce parfum sylvestre qui assura le succès du drame et qui fit oublier ce qu’il avait de poncif.

Donc, M. Jean Richepin a, sous mille formes, revendiqué le droit qu’a la créature de n’obéir qu’à l’impulsion de son cœur et de son esprit, et de secouer le joug des contraintes sociales… Et, par une anomalie surprenante, ce révolutionnaire est, au point de vue de la technique de son art, respectueux des traditions. Rien de plus pur que ses sonnets, rien de plus correct que ses ballades et de plus classique que ses alexandrins. Il rime honnêtement, il est très sage, il ne se permet tout au plus que les licences autorisées par Victor Hugo. Encore est-il, en bien des cas, plus timoré que son maître. Il s’est nettement séparé des écoles dissidentes et n’a pas caché le mépris que lui inspiraient les symbolistes, les décadents et autres instrumentistes. Il a cette opinion que la langue française, habilement maniée, suffit à tout dire, et qu’il est criminel de la torturer. Or, si M. Richepin est à ce point raisonnable, il faut l’attribuer à la solide culture qu’il a reçue. Il a été nourri de copieuses latinités, et il a puisé dans ses trois années d’École normale des habitudes d’ordre et de clarté qu’il n’est pas parvenu à perdre. Toutefois, il est encore une cause, non moins efficace, qui l’a empêché de dévier, comme beaucoup de ses confrères, vers l’étrange. Il n’est pas tourmenté, comme eux, par la poursuite de l’insaisissable. Il n’est pas fiévreux, ni subtil, ni complexe. N’ayant à rendre que des choses simples, il n’emploie que des mots simples pour les exprimer. Il est aussi peu compliqué que possible : il n’est à aucun degré maladif. Il ne faut chercher dans son œuvre ni des dessous inquiétants, ni des « au delà » énigmatiques. Cet équilibre, qui en fait la force, en fait aussi la faiblesse. Les délicats préfèrent aux jeux de la virtuosité les subtilités où l’artiste a mis un peu de son âme et la pâleur tourmentée de Léonard de Vinci à la santé de Rubens !