Points de Vue (Félix Le Dantec - La Revue blanche)

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La Revue blancheTome XXX (p. 37-60).

Points de vue

Le docteur Bivic faisait les cent pas sur le quai de la gare quand il reconnut M. Fabrice Tacaud qui venait à lui la main tendue et le visage souriant :

— Quelle bonne fortune ! dit le docteur ; je vais à Rennes ; prenez-vous le même train ? Nous pourrions voyager ensemble.

— Je rentre à Paris, répondit M. Tacaud et je serai bien heureux de jouir de votre compagnie pendant les premières heures de ce long trajet, car j’éprouve toujours en quittant ma vieille Bretagne un serrement de cœur que je ne puis maîtriser…

— Plaignez-vous, heureux homme ! dit le docteur avec un bon sourire. Vous avez joui de la campagne pendant qu’elle était belle ; maintenant vous retournez à la ville lumière où vous allez passer un hiver facile tandis que nous pataugerons ici dans les chemins impraticables ; et l’année prochaine, quand les arbres auront verdi, vous viendrez encore respirer l’air marin dans votre petite lande ensoleillée…

— Je suis loin de me plaindre, reprit Fabrice ; je déclare au contraire mon sort fort enviable, mais cela n’empêche pas que j’éprouve toujours quelque tristesse à quitter mon pays natal ; on a beau vieillir, on reste attaché par des fibres indestructibles aux lieux familiers que l’on a fréquentés enfant. Ici je connais tous les sentiers, tous les détours du chemin, tous les escarpements de la rive ; le ruisseau qui coule sous le châtaigniers de la petite vallée murmure une chanson qui m’est chère parce que je l’ai souvent écoutée ; chaque rocher me rappelle un événement sans importance, et le souvenir de l’accident le plus banal peut nous procurer, après beaucoup d’années, une émotion délicieuse… Ce sont de vieux amis que je quitte et je serais beaucoup plus triste de les quitter si je n’espérais les revoir l’année prochaine et vivre encore dans leur douce intimité.

— Et voilà l’homme que l’on traite d’affreux matérialiste ! s’écria le docteur en levant les bras au ciel ; mais vous êtes simplement un sentimental incorrigible, un lyrique ! Vous vous vantez, ajouta-t-il en riant quand vous vous dites rationaliste et athée ; il faut que vous ayez une âme de jeune fille pour vous attendrir ainsi au sujet d’un ruisseau qui coule sous des châtaigniers. Je vous assure que je ne regretterais pas l’hiver mouillé de la poétique Bretagne si je pouvais habiter à Paris un bon appartement bien confortable ; ubi bene, ibi patria !

— Vous vous vantez à votre tour, docteur, reprit doucement Fabrice, si toutefois on peut dire qu’un homme se vante quand il se fait plus mauvais qu’il n’est. Je connais votre dévouement aux pauvres. Est-ce par amour du confortable que vous vous rendez la nuit, en hiver, à trois lieues de chez vous, pour visiter un malade dans une chaumière isolée ? Vous demandez-vous, avant d’accomplir ce devoir très méritoire, si vous avez quelque chance d’être payé de votre peine ? Et vous n’êtes pas, que je sache, plus croyant que moi ; vous n’espérez pas, en soignant gratuitement les pauvres, vous ménager pour, plus tard au paradis une place meilleure que celle de votre voisin. Vous êtes donc sentimental, mon pauvre ami, quoi que vous puissiez dire, autant que je le suis moi-même. Mais pourquoi voudriez-vous qu’on ne pût pas être à la fois matérialiste et sentimental ?

— Je vous avouerai, répondit le médecin, que je ne suis pas très ferré sur la philosophie ; je ne l’ai guère approfondie autrefois, et, quand les loisirs de ma profession me l’ont permis, je me suis plus volontiers occupé de physiologie et d’histoire naturelle ; je me souviens cependant qu’au collège on nous disait pis que pendre des matérialistes ; on nous apprenait qu’ils n’attachent d’importance qu’aux jouissances grossières ; on les mettait en opposition avec ces êtres d’élite qui méprisent les choses du corps pour ne s’occuper que de l’âme et de la vie éternelle à venir, Je n’ai pas beaucoup réfléchi depuis à ce sujet ; il me reste seulement cette idée qu’il y a antagonisme entre les gens d’église et les matérialistes, et je suis assez disposé à aimer cette secte de philosophes depuis que j’ai commencé à détester les curés.

M. Tacaud se mit à rire de bon cœur. — « Voilà, dit-il une franchise peu ordinaire… » Mais le train attendu entrait en gare ; il fallut s’occuper de trouver un compartiment pas trop encombré. Comme les deux voyageurs achevaient de s’installer, un matelot, ivre errait encore sur le quai, soutenu par son père et sa mère qu’il embrassait en pleurant ; on lui trouva enfin une place auprès d’un camarade qui promit de s’occuper de lui. Le train s’ébranla.

— C’est triste ! soupira M. Tacaud.

— Bah ! reprit le docteur, n’êtes-vous pas blasé sur de pareils spectacles ? Toutes les fois qu’un marin doit rentrer de permission, la civilité la plus élémentaire exige qu’on le régale avant son départ pour adoucir le chagrin de la séparation ; si les chefs de gare appliquaient à la lettre le règlement qui défend de laisser monter un homme saoul dans les voitures, la moitié des permissionnaires manqueraient à l’appel et vous savez que cela entraîne pour eux des punitions graves. La fréquence de l’ivresse a d’ailleurs un bon côté, c’est que, dans le pays, on ne méprise pas les gens ivres ; je suis sûr que le voyageur à qui l’on a confié ce malheureux va veiller sur lui comme sur un enfant ; un bon somme jusqu’à Lamballe et il sera dégrisé pour changer de train ; il arrivera à Cherbourg en parfait état.

— Vous vous consolez bien aisément, répondit Fabrice, de l’accroissement quotidien d’un fléau qui mine notre pauvre Bretagne ! Pour moi je ne puis m’empêcher d’être péniblement impressionné quand je rencontre un ivrogne ; ce matelot titubant sera la dernière chose que j’aurai vue en quittant mon pays et c’est là un symbole triste.

— Évidemment, il serait à souhaiter que l’on pût empêcher les Bretons de boire de l’eau-de-vie, dit le docteur ; mieux que personne, je suis à même de constater chez nos malheureux compatriotes les ravages de l’alcoolisme. Je suis tellement convaincu de l’importance de ce facteur dans la genèse des maladies que, lorsque des clients nouveaux viennent me trouver, je leur demande presque toujours s’ils ont l’habitude de boire ; et je m’empresse dans tous les cas de leur interdire l’alcool, ou au moins l’abus de l’alcool, en les menaçant des pires dangers. Quand j’arrive à leur faire bien peur, ils m’obéissent pendant quelques jours ou même pendant quelques semaines, et puis, ils retombent dans leur péché mignon.

— Vous ne croyez pas, vous non plus, à l’efficacité d’une croisade antialcoolique ?

— Je n’y crois pas ; l’alcool est entré dans les mœurs ; il faudra transformer les Bretons avant de pouvoir songer à les guérir de cette maladie terrible. Aujourd’hui il n’y a pas de relations, pas de politesse sans alcool. Quand vous entrez dans une maison on vous offre à boire et si vous refusez on trouve que vous êtes fier. Mais vous savez cela aussi bien que moi.

— Malheureusement oui, répondit M. Tacaud, et ce qui me fait craindre qu’il soit devenu bien difficile de corriger les Bretons de ce vice, c’est qu’ils n’en ont plus honte. Ils ne méprisent pas les ivrognes, dites-vous ? C’est vrai, mais la mansuétude de chacun s’étend jusqu’à lui-même ; on ne méprise pas pour ne pas être méprisé. Cet été, je rappelais à un riche propriétaire campagnard un fait qui s’était passé quelques jours auparavant : « Je devais avoir ma pointe, me dit-il ; je ne me souviens plus. » Et je vous parle d’un des hommes les plus considérables et les plus estimés de mon voisinage.

Le train passait sur un viaduc, coupant une vallée escarpée au fond de laquelle serpentait un petit cours d’eau.

— Voilà, dit le docteur, la rivière qui coule devant ma maison ; il est vraiment pittoresque, ce petit vallon humide avec ces chaumières basses qui dorment près de l’eau courante.

— Pauvre pays triste ! reprit M. Tacaud ; il y a des hommes qui passent toute leur vie dans ces tanières sombres ! Qu’attendent-ils ? Que désirent-ils ? Quelles sont leurs joies ? Ils ont des enfants qui continueront leur existence misérable et qui auront eux aussi des enfants à leur tour, comme les lapins se reproduisent dans leurs terriers. Et cela dure depuis des siècles et il ne semble pas que cela doive finir !

— Les lapins, dit le médecin, sont plus heureux ; ils trouvent facilement à manger et ils n’ont pas à se préoccuper, quand vient la Saint-Michel, de payer une redevance au propriétaire de leur trou. Ils ont peur sans cesse, c’est vrai ; ils ont peur du fusil, ils ont peur du collet, mais ils semblent oublier leurs terreurs quand ils broutent le thym sur la lande sauvage. Les paysans, eux, n’ont pas peur d’être tués par des chasseurs : c’est d’ailleurs le seul avantage qu’ils tirent de leur condition d’homme ; mais ils ont peur de la mauvaise récolte, dont ils ne sont pas responsables, ils ont peur des accidents qui font mourir leurs bestiaux, car s’ils ne paient pas leur terme, ce sera l’huissier, et la vente qui fait honte, et une misère encore plus noire…

» Ils ne mangent pas toujours à leur faim et quelle nourriture grossière ! des pommes de terre et de la bouillie ; rarement du pain et un morceau de lard ; jamais de viande. Croyez-vous que nous soyons fondés à leur reprocher de se procurer parfois une joie factice ou au moins un oubli relatif de leur misérable condition en s’empoisonnant avec de l’alcool frelaté ?

— Les quelques sous qu’ils dépensent en eau-de-vie, répondit Fabrice, ils pourraient les employer plus utilement à acheter un peu de viande ; cela leur ferait un meilleur repas et ils n’absorberaient pas un poison qui ruine leur santé.

— J’ai raisonné comme vous, dit le docteur, et je me suis aperçu que je me trompais. Pour améliorer réellement leur régime au point d’en tirer un avantage sérieux, il leur faudrait infiniment plus d’argent qu’ils n’en emploient à s’enivrer. Songez que pour trente sous on a un litre d’eau-de-vie à l’auberge, et avec un litre d’eau-de-vie il y a de quoi-griser toute une famille. Tandis qu’avec deux livres de viande on peut tout juste faire un repas si l’on est un peu nombreux, et un repas de viande isolé ne fait pas plaisir. J’ai même vu des paysans habitués à une nourriture exclusivement végétale, et qui ne pouvaient plus manger autre chose ; cela arrive en particulier aux filles de la campagne qui se placent comme domestiques dans nos maisons bourgeoises ; beaucoup d’entre elles continuent à se nourrir de pommes de terre…

— D’où vous concluez, interrompit M. Tacaud, qu’il faut conseiller aux Bretons de boire de l’eau-de-vie ?

— Hélas, reprit le médecin, je déplore les ravages de l’alcoolisme, mais je n’ai pas le courage de blâmer les malheureux qui s’enivrent. Je trouve ce vice répugnant chez des gens comme vous et moi qui ne manquons de rien et qui avons assez d’instruction pour nous créer des occupations intéressantes ; mais quand il s’agit de cette triste humanité qui végète misérablement dans des cabanes au sol fangeux, au chaume pourri, comment voulez-vous que je ne sois pas plein d’indulgence ? Je reprocherai à un homme sain de s’abrutir en fumant de l’opium, mais je conseillerai la morphine à doses croissantes à un malade atteint d’une affection douloureuse intolérable. Je sais que la morphine finira par tuer mon sujet, mais elle lui aura du moins procuré de temps en temps quelques heures de soulagement et de repos. Et vous voulez que je conteste à de pauvres êtres dont l’existence n’est qu’une longue suite de privations et de tristesse, le droit, comme disait notre bon Renan, d’acheter pour quelques sous un peu de chimère !

— Mais cette chimère là est éminemment dangereuse, dit Fabrice. Votre morphinomane mourra de sa morphinomanie et ce sera tout, tandis qu’une génération d’alcooliques engendrera des malingres, des fous, des criminels…

— C’est là une terrible chose ; ces pauvres gens que leur misère rend excusables engendreront des êtres encore plus excusables, irresponsables même, et plus malheureux aussi ; et dangereux pour les autres. Aussi est-il de notre devoir d’empêcher les paysans de s’enivrer ; je ne vous disais pas que je les encourage à boire ; au contraire, je le leur défends de toutes mes forces ; j’affirmais, seulement que je ne me reconnais pas le droit de les blâmer, ce qui est tout différent. Est-ce sa faute, à ce malheureux, si la seule joie qui soit à sa portée le conduit à donner naissance à des enfants dégénérés et le dégrade lui-même progressivement au point d’en faire quelquefois une brute féroce ? Je fais peur aux ivrognes en leur laissant entrevoir les résultats de leur vice ; mais par quoi puis-je remplacer la joie de l’ivresse ?

— Votre raisonnement serait juste, répondit Fabrice, si tous les paysans sans exception étaient des ivrognes ; mais vous savez bien qu’il n’en est pas ainsi ; quelques-uns, même parmi les pauvres, restent à l’abri de la redoutable contagion. Et puisque ceux-là peuvent se passer ces dangereuses joies de l’ivresse, c’est qu’ils ont trouvé d’autres plaisirs plus sains qui leur rendent la vie supportable.

— Chez les pauvres, comme chez les bourgeois, répondit le docteur, il y a des individus de différents modèles ; tous ne sont pas coulés dans le même moule, tous ne sont pas non plus aux prises avec les mêmes difficultés. Un tel qui aura eu la bonne fortune d’épouser une femme ordonnée et agréable, aura du plaisir à rester dans son pauvre intérieur quand les travaux seront finis ; il jouira d’un confortable relatif ; il aura des enfants sains et sera heureux tant que n’arrivera pas une misère imprévue. Rien n’est fragile comme le bonheur des pauvres. Survienne une catastrophe (et ce peut être seulement une année mauvaise qui ne permet pas de payer le terme, une maladie qui fait mourir la vache ou tel autre incident de peu d’importance), survienne, une catastrophe et le découragement l’accompagne ; la misère que l’on côtoyait sans se plaindre apparaît dans toute son horreur, et l’homme se met à boire comme les autres. Rappelez-vous la lamentable histoire de Jérôme Crainquebille, marchand des quatre saisons ; encore un marchand des quatre saisons des rues de Paris peut-il passer pour un Rothschild à côté des habitants de nos chaumières bretonnes !

— Qu’il soit plus difficile aux pauvres d’éviter certains vices, je ne le nie pas, reprit M. Tacaud…

— Eh ! c’est la seule chose que je veuille dire, interrompit le médecin avec vivacité ; cela leur est trop difficile, parce qu’ils sont trop pauvres et c’est ce dont je me plains ; je suis furieux quand j’entends affirmer que ces malheureux méritent leur misère parce qu’ils la doivent à des vices abjects ; c’est leur misère qui a engendré leurs vices, et si ces vices sont dangereux pour la société, si ces vices jettent dans la circulation des fous et des criminels qui menacent la sécurité des bons bourgeois, tant pis pour les bons bourgeois qui ont supporté que tant de misère existât ; ils sont la cause première de tout le mal.

— Vous avez le droit de parler comme vous le faites, mon cher docteur, parce que vous avez répandu, trente ans, dans ces pauvres chaumières, les bienfaits de votre assistance désintéressée ; mais vous êtes un des seuls hommes qui aient ce droit. Parmi les bourgeois, la plupart trouvent tout naturel qu’il y ait des malheureux et évitent d’y penser, ou s’ils y pensent, c’est pour leur distribuer une aumône insignifiante par laquelle ils croient, en toute sincérité, acquérir des droits à leur reconnaissance. D’autres s’occupent activement de chercher à améliorer le sort de la classe pauvre tout entière, mais Maeterlinck faisait remarquer récemment que c’est là peut-être le luxe suprême du bourgeois : avoir des loisirs qui permettent de s’apitoyer, de philosopher sur le sort des malheureux, et de chercher un remède à une misère que l’on déteste sans avoir à craindre de la subir [1].

— Ne leur enlevez pas leur mérite, reprit le docteur ; ceux-là forment la plus noble partie de l’humanité ; ce n’est pas une raison parce qu’ils travaillent dans un cabinet bien confortable et qu’ils ne souffrent ni de la fatigue ni du froid pour que je ne leur accorde pas tout mon respect. Quand Jenner a découvert la vaccine il a rendu bien plus de services à ses semblables que le médecin de campagne qui trotte nuit et jour sous la pluie pour soulager les malheureux ; mais tout le monde ne peut pas être grand homme et il faut se contenter de faire ce qu’on peut.

— Loin de moi la pensée de nier les bienfaits de la science, répondit Fabrice ; mais je prétends que les savants sont les plus heureux des humains ; ils ont pris la meilleure part, et s’ils rendent de grands services, ils en sont amplement récompensés par les joies mêmes que leur procure le travail. Cela ne m’empêche pas de penser avec vous que la découverte d’une parcelle de vérité est la chose la plus digne de tous nos efforts. Le dévouement individuel est actuel et transitoire ; la vérité rayonnera à travers les siècles et éclairera les générations tant qu’il y aura des hommes sur la Terre.

— Pourvu que les curés n’arrivent pas à l’étouffer, gronda le médecin ; ils l’ont déjà fait et ils ne demandent qu’à recommencer, et ils sont forts, les gredins !

— Mon cher monsieur Bivic, répondit M. Tacaud en souriant, vous m’avez déjà dit tout à l’heure un mot de vos sentiments à l’égard du clergé ; l’arrivée du train nous a interrompus ; je ne serais pas fâché de savoir comment, vous qui avez si bon cœur, vous avez pu concevoir cette haine généralisée englobant toute une catégorie de nos semblables. Il y a de braves gens partout…

— Le meilleur curé est dangereux, dit brusquement le docteur ; il est dangereux même s’il est susceptible d’un dévouement surnaturel ; il est plus dangereux encore quand il est tout à fait admirable, parce qu’il est toujours curé avant d’être homme ; il sacrifierait l’humanité tout entière pour éviter que le plus léger amoindrissement menaçât le métier de curé ! Il ne fait pas du bien parce qu’il aime ses semblables, mais pour grandir devant ses semblables la noblesse du métier de curé !

Fabrice se remit à rire.

— Riez tant que vous voudrez, vous allez m’appeler Monsieur Homais, comme ils font au cercle, et d’abord, je ne refuse pas d’être comparé â ce digne homme. Flaubert l’a rendu ridicule pour pouvoir lui prêter sans avoir l’air de les prendre au sérieux, d’excellentes opinions qu’il n’était peut-être pas fâché d’émettre de cette manière détournée. Il faudrait plus de M. Homais qu’il n’y en a, car beaucoup de gens sont aussi grotesques que lui et ont en outre l’inconvénient de faire le jeu des curés.

— Il est possible que Flaubert ait eu cette arrière-pensée, mais j’en doute ; en France surtout il est dangereux de rendre ridicule un personnage que l’on charge d’énoncer des vérités ; une vérité sortant d’une bouche ridicule est bien près de paraître ridicule elle-même. Voyez d’ailleurs l’usage qu’on fait couramment du pharmacien de Flaubert ; quand vous discutez avec un prêtre, si vous vous laissez aller à un peu de polémique, il vous clôt la bouche en vous appelant simplement : « Monsieur Homais ! » et le seul fait d’avoir pu avec un semblant de raison vous décerner cette épithète grosse de sous-entendus, équivaut pour lui à une victoire. Combien de fois cela ne m’est-il pas arrivé ? Vous me dites que vos amis du cercle vous appellent ainsi ? Cela prouve que vous n’avez pas su les convaincre et qu’ils n’attribuent pas à vos opinions une origine purement scientifique et désintéressée.

— Ils ont raison, répondit le médecin ; si je déteste les curés ce n’est pas pour des raisons scientifiques, mais parce que j’ai vu qu’il font du mal. Je n’ai pas, moi, petit praticien de campagne, la haute sérénité dont vous, messieurs les savants, êtes à même de ne jamais vous départir ; vous vivez dans l’atmosphère calme des laboratoires et vous cherchez des vérités éternelles ; vous n’êtes pas pressés ; vous avez tout l’avenir devant vous : nous, soldats du moment, nous luttons à chaque instant contre des difficultés qui surgissent sans cesse et nous nous contentons de vérités provisoires ; nous essayons de nous défendre et de défendre nos semblables moins bien armés que nous contre ceux qui les exploitent sous le prétexte de leur faire du bien. Vous avez le loisir d’être un doux philosophe, vous discutez avec des gens d’église des points de logique ; moi je suis anticlérical.

» Et si je le suis, ce n’est pas la faute de mon éducation qui a été plutôt religieuse ; étant jeune je n’étais ni pour ni contre les curés ; je ne m’occupais pas d’eux. Je désirais gagner ma vie honnêtement, devenir un brave homme, et voilà tout. Un grand chagrin m’a donné mon premier accès d’anticléricalisme. Ils ont ensorcelé ma nièce, la fille de mon frère, parce que sa mère lui avait laissé une grosse fortune et tous nos efforts ont été vains pour l’arracher de leurs griffes ; elle est entrée dans un cloître ; c’était presque ma fille, voyez-vous, et une créature si charmante ! Ç’a été le premier coup ; après cela, je l’avoue, je n’ai plus été impartial dans mes appréciations ; les curés avaient plongé ma famille dans le deuil et condamné une belle jeune fille à la réclusion perpétuelle, uniquement pour lui prendre son argent ; ce ne pouvaient être que des bandits. Peu de temps après, j’ai eu encore affaire à eux à propos d’une malheureuse servante que j’ai accouchée ; elle avait été rendue mère par son maître, un gros propriétaire campagnard, puis renvoyée étant enceinte ; le curé a défendu de lui donner des secours et a déchaîné contre elle le mépris de la population. Une semaine après ses couches, elle s’est noyée avec son enfant dans une fontaine, un jour que celui qui l’avait mise à mal dînait justement au presbytère. Ce curé avait la réputation d’un fort honnête homme : il faisait beaucoup de bien ; pour moi, c’est un scélérat. Et cependant, il a cru bien faire ; il a enseigné ce qu’on lui a appris. La loi de l’Église est impeccable ; celui qui l’enfreint doit être puni. Qu’importe l’humanité pourvu que l’Église triomphe !

» Et voilà pourquoi, continua le docteur en s’animant, je prétends que les meilleurs prêtres sont les plus dangereux ; ils sont écoutés du public parce qu’on sait qu’ils sont bons ; et en effet ils répandent leurs bienfaits sur tous ceux qui sont en règle avec l’Église ; mais ils sont sans pitié pour tous ceux qui enfreignent sa morale factice ; ils sont prêtres et non hommes ; et quand on les voit sans pitié, eux si pitoyables dans tant d’autres cas, on ne doute pas qu’il faille en effet être sans pitié ! « Puisque M. le curé qui est si bon ! » Toutes les fois qu’il y a eu infanticide on devrait condamner le curé et non la mère coupable !

» Et chaque jour, depuis qu’un premier méfait m’a ouvert les yeux, j’ai eu de nouvelles occasions de constater tout le mal que fait cette religion, douce au riche et au puissant, rude, terrible au pauvre ; je n’ai peut-être pas de raison scientifique pour être anticlérical, mais je le suis ! oh ! je le suis bien !

M. Tacaud avait écouté avec la plus grande attention ce long réquisitoire.

— Il y a de bons prêtres, répondit-il, comme il y a des médecins dévoués, et je crois qu’il est toujours dangereux de conclure du particulier au général ainsi que vous venez de le faire. Votre opinion est fort respectable parce que vous êtes vous-même digne du respect de tous, mais croyez-vous qu’un bon prêtre ne serait pas autorisé à parler de vous comme vous venez de parler de tous les prêtres en bloc ? S’il croit fermement, ce brave homme, que la vie terrestre n’est qu’une préparation à la vie éternelle…

Le docteur regarda son compagnon avec stupeur.

— Vous ouvrez de grands yeux, reprit Fabrice, vous ne vous attendiez pas à me voir parler ainsi de l’immortalité de l’âme ; je vous avoue que je n’y suis pas habitué non plus, continua-t-il en souriant, et je serais un bien mauvais avocat si je devais défendre la cause du clergé ; aussi n’est-ce pas ce que je veux faire ; j’ai seulement le désir de vous montrer que, si je crois, comme vous, qu’il est bon de lutter contre son influence envahissante, j’ai pour cela des raisons très différentes des vôtres.

— Et meilleures ? interrogea le médecin.

— Et meilleures, continua M. Tacaud, parce qu’elles sont impersonnelles, scientifiques si vous aimez mieux. Vos opinions, vous disais-je, sont respectables parce que vous êtes vous-même digne de respect, mais ne perdront-elles pas tout leur prestige passant par la bouche d’un homme quelconque, d’un de ces énergumènes qui hurlent dans les réunions électorales, par exemple. Croyez-vous qu’elles convaincront des gens qui ne sont pas déjà tout acquis à votre cause ? Et dans le même temps, dans une autre réunion de gens d’opinion différente, un autre énergumène de même valeur moyenne, mais acquis à la cause contraire, soutiendra avec le même succès une théorie opposée. Il ne suffit pas qu’une opinion soit respectable à cause de la personne qui l’émet ; une vérité reste dans la bouche de Panurge ce qu’elle eût été dans celle de Gargantua.

— Mais ne sont-ce pas des vérités ? dit le docteur avec vivacité ; n’est-il pas indiscutable, par exemple, que le terrible sort réservé aux malheureuses filles-mères est un résultat des doctrines inhumaines répandues par le clergé ?

— Il y a beaucoup de férocité chez les hommes, répondit Fabrice, et il est dangereux de leur apprendre à être sans pitié, mais là n’est pas la question. Il s’agit simplement de savoir si l’on ne peut pas soutenir, avec autant de vraisemblance, une thèse opposée à celle que vous défendez. Un bon prêtre, bien convaincu, considère la vie éternelle comme la seule chose à laquelle il faille songer. Supposez que vous soyez appelé auprès d’un homme mortellement atteint et que, connaissant la gravité du cas, vous essayiez vainement d’y appliquer toutes les ressources de votre art sans songer à prévenir la famille qu’il serait urgent de courir au presbytère ; le curé ne pourra-t-il pas dire de vous ce que vous disiez de lui tout à l’heure ?  : « Ce docteur Bivic est un pur scélérat ; il est très bon et très dévoué et par là il est très dangereux, car il est anticlérical avant d’être homme ; il a prévu que ce pauvre pécheur allait mourir et, par haine du clergé, il n’a pas craint de condamner son âme à des tortures infinies. »

— Je ne suis pas docteur en théologie, dit le médecin, mais puisque l’existence d’une vie éternelle nous est démontrée par le besoin d’une sanction vraiment juste, puisqu’on nous apprend que chacun doit être récompensé selon ses mérites, il me semble que c’est moi qui suis menacé de porter la peine de ma négligence et non ce moribond qui n’en peut mais ; et en allant plus loin, les vrais coupables dans l’affaire seront ceux qui, séquestrant ma nièce pour lui voler son argent, m’ont rendu anticlérical !

— Voilà un bon raisonnement, dit M. Tacaud en se frottant les mains ; voilà la justice immanente bien attrapée ! Mais j’entends plutôt le curé disant à la famille : « Cet affreux docteur Bivic s’est vengé sur le pauvre défunt du tort qu’il prétend avoir éprouvé parce que sa nièce a été touchée de la grâce ; ces gens haineux sont bien redoutables ! » et vous perdrez simplement un peu de l’autorité que vous a valu votre dévouement aux pauvres ; car, voyez-vous, la question telle que vous l’avez posée, se réduit à un conflit d’autorités. On ne se demande pas ce qui est vrai, on adopte l’opinion du curé ou celle du médecin suivant qu’on a plus d’affection pour l’un ou pour l’autre, parce que ces opinions tirent leur valeur uniquement du caractère de celui qui les professe ; quittez le pays, tout changera ; votre remplaçant n’aura pas votre dévouement. Un mauvais curé aussi compromet les intérêts de l’Église dans sa paroisse. Les résultats que vous obtenez dans votre lutte contre le clergé sont insignifiants parce qu’ils sont transitoires ; ils tiennent à vous, ils passeront avec vous. Vous dirai-je même le fond de ma pensée ? Les anticléricaux comme vous ont surtout pour effet d’entretenir le cléricalisme militant. Le clergé ne vous redoute pas, au contraire peut-être ; vous êtes un élément de sa force ! L’homme qui, dans tout le xixe siècle, a le plus profondément entamé l’autorité de l’Église, Renan, n’était pas anticlérical.

— Un bon paradoxe est agréable de temps en temps, répondit le docteur, et rompt la monotonie d’un voyage en chemin de fer. Vous allez encore vous réfugier dans votre tour d’ivoire et chercher à loisir la solution du problème ; pendant ce temps la pauvre humanité grouille et souffre, mais cela vous est bien égal !

— Cela ne m’est pas égal du tout, mais je ne crois pas à l’efficacité de votre lutte ou du moins à son efficacité durable. Vous utilisez votre autorité et vous obtenez que quelques pauvres diables vous suivent comme des moutons de Panurge. Vous faites en cela exactement ce que fait l’Église ; vous obtenez des résultats transitoires et insignifiants. Ceux qui votent avec vous sont-ils plus heureux, plus honnêtes, plus sobres que ceux qui votent avec le clergé ? S’enivrent-ils moins le jour des élections ? J’ai assisté à cette triste chose pendant les vacances. Le candidat blanc et le candidat rouge employaient les mêmes procédés ; ils saoulaient leurs électeurs pendant huit jours pour les préparer à faire acte de citoyen. Et l’on tire vanité des résultats ainsi obtenus ! on crie à la victoire ! La vraie victoire, ce sera d’avoir instruit le peuple, de manière que chacun puisse penser par lui-même et n’ait pas besoin de choisir entre l’autorité du curé et celle du médecin ; il faut instruire le peuple !

— Il faut instruire le peuple, c’est tout à fait mon avis, répéta le docteur ; il faut lui apprendre que les curés le trompent avec leur catéchisme, et lui font espérer la vie éternelle pour leur donner la résignation, pour éviter qu’il se révolte contre les riches et les puissants. Plaignez les riches, mes frères ! il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au paradis ; soyez heureux d’être pauvres, vous connaîtrez un jour votre bonheur ! Oh ! oui, il faut instruire le peuple pour qu’il ne se laisse plus exploiter par ces hypocrites entrepreneurs de misère perpétuelle.

— Vous sortez déjà du programme, dit M. Tacaud ; si vous apprenez aux humbles que les prêtres les trompent, vous employez l’argument d’autorité exactement comme ceux que vous combattez ; vous leur imposez votre manière de voir. Ce n’est pas là un enseignement vraiment indépendant. Il faut leur apprendre des faits et non des opinions. Vous m’avez dit tout à l’heure avec une rare franchise que vous aviez de la sympathie pour les théories matérialistes, sans les connaître complètement d’ailleurs, depuis que vous êtes devenu anticlérical. Beaucoup sont dans votre cas et ce sont là de mauvaises recrues pour le matérialisme. Une vérité n’a pas besoin de flatter les passions des gens ; il faut qu’elle s’impose à leur raison indépendamment de toute considération d’intérêt ou de sentiment.

— Mais précisément, interrompit le médecin, c’est à l’intérêt et au sentiment des gens que s’adressent les curés pour faire avaler leur catéchisme : à l’intérêt en leur promettant, après la mort, un bonheur ininterrompu ou des châtiments éternels ; au sentiment en leur rappelant que leurs ancêtres ont cru pendant des siècles à toutes les bonnes absurdités contre lesquelles nous nous insurgeons aujourd’hui ; ils exploitent la crainte de l’avenir et le respect du passé. Comment voulez-vous que nous luttions contre eux si nous ne faisons pas vibrer les mêmes cordes qu’eux ? Le respect…

— La vérité n’a pas besoin de respect, dit nettement Fabrice ; elle est à tout le monde et éclaire tout le monde ; on n’a pas à la respecter, on la subit ; elle s’impose. Ce mot respect est bien dangereux. Une erreur est respectable pour le fils parce que le père en a été victime et si vous raisonnez ainsi, cette erreur demeurera éternellement. Nous respectons beaucoup de choses qui ne sont pas bonnes ; nous respectons la faiblesse sans la souhaiter ; nous respectons les infirmités ; en un mot nous respectons chez nos semblables toutes les misères inhérentes à l’individu ; l’erreur est personnelle comme les écrouelles ; nous respectons donc l’erreur. Toute opinion est respectable dit-on couramment ? Cela veut-il dire que toute opinion est vraie ? Ce serait absurde ! Au contraire, dès qu’une vérité est établie, elle n’est plus à personne. Vous viendra-t-il jamais à l’idée de respecter le théorème du carré de l’hypoténuse ? Dites à un monsieur que ces convictions religieuses sont stupides, il vous considérera comme un goujat, comme un mal appris, parce que vous ne respectez pas des opinions qui lui sont personnelles ; dites-lui au contraire que 2 et 2 font 5, il sourira de votre erreur, il vous considérera comme un imbécile et respectera votre imbécillité. Le respect est exigé par la vanité. Nous sommes fiers ou honteux de nos attributs personnels, de ce qui nous distingue de nos congénères ; nous désirons qu’on admire nos qualités, et qu’on se taise sur nos tares ; mais personne n’a jamais songé à se glorifier ou à avoir honte de caractères qui appartiennent à tout le monde ; un homme ne considère ni comme une injure ni comme un compliment, le fait que vous lui direz qu’il a un foie, un nez et des yeux ; il sera enchanté si vous lui dites qu’il est beau et qu’il a une vaste intelligence ; il sera furieux si vous lui dites qu’il est bête et laid.

» Les religions ont causé des guerres ; elles continuent à désunir les hommes ; c’est que, précisément, aucune d’elles ne représente la vérité ; on ne se battra jamais pour imposer une vérité scientifique acquise ; personne n’a intérêt à la propager ; elle est impersonnelle…

— Mais enfin, s’écria le docteur, tous les savants luttent pour répandre leurs idées. Galilée a fait acte de combat en proclamant que la terre tourne ; il a fait acte de combat puisqu’il a été battu…

— Il a été battu, mais la vérité a triomphé, répondit M. Tacaud. L’histoire de Galilée est même bien intéressante à ce point de vue. Il a établi un fait indiscutable ; il en a donné une démonstration scientifique qui a convaincu tous ceux qui ont bien voulu se donner la peine d’en prendre connaissance ; mais, malheureusement pour lui, la vérité qu’il établissait détruisait une erreur exploitée par un parti puissant. Ce n’est pas au nom de la vérité scientifique qu’on s’est battu, c’est au nom d’une erreur dont la dénonciation pouvait ruiner une autorité ; d’ailleurs, il y a eu mauvaise foi, c’est-à-dire que ceux qui ont condamné Galilée n’ont pu s’empêcher de se rendre à l’évidence de sa démonstration. Ils ont agi comme un homme à qui vous diriez devant témoin qu’il a un ulcère caché et qui vous tuerait en duel quoique sachant parfaitement que vous avez raison. Galilée s’est rétracté, mais la terre a continué de tourner et aujourd’hui personne ne doute plus ; il y a vérité scientifique impersonnelle.

» Voyez ce qui s’est passé dans les divers ordres de sciences : les découvertes de mathématiques pures, de physique ou de chimie, n’ont été contestées par personne ; elles ne heurtaient aucune idée préconçue, aucun pouvoir établi ; la loi de Mariotte n’était pas contraire au Dogme ; à la rigueur, l’explication de l’arc-en-ciel par la réflexion totale et la réfraction dans les gouttes de pluie aurait pu déplaire à ceux qui enseignent que Dieu à placé son arc dans les nues en signe de paix ; mais c’était par trop enfantin et on a préféré ne pas faire remarquer à ce sujet l’absurdité des livres saints. Un candidat m’a cependant répondu au baccalauréat que la foudre est l’expression de la colère de Dieu ; ce sont là des faits isolés ; les résultats des physiciens ne sont pas discutés ; ils ne gênent pas et, surtout, leur évidence est trop grande !

» Pour l’astronomie on a renoncé aussi à arrêter l’essor des découvertes ; il n’y a pas jusqu’à la géologie dont on n’ait fini par accepter les données, grâce à un petit tour d’escamotage que vous connaissez. Restent les sciences biologiques qui poursuivent leur développement malgré l’anathème ; et elles iront jusqu’au bout, quoi qu’on fasse pour dénaturer la portée de leurs conquêtes. Oh ! celles-là pataugent comme à plaisir à travers le dogme ! Aussi voyez comme on déteste les biologistes ! Les noms de Lamarck, Darwin, Hæckel, Huxley, Spencer sont cloués au pilori ; ils sont sortis, dit-on, du domaine serein de la science pour se lancer dans une lutte impie contre les choses les plus sacrées ! Leur seul crime est pourtant d’avoir cherché la vérité, mais cette vérité détruisait une erreur utile à trop de gens. C’est l’histoire du monsieur qui a un ulcère et ne veut pas qu’on le dise. L’Église a tourné toutes ses forces contre eux et a voulu en faire des anticléricaux dans votre genre, qui, par haine du clergé, acceptent volontiers les théories contraires à la doctrine chrétienne. Mais vous êtes, vous, et vous l’avouez avec une franchise qui vous honore, un anticlérical a priori ; les biologistes dont je vous parle, ont été, s’ils sont devenus anticléricaux, des anticléricaux a posteriori, comme l’aurait été Galilée s’il avait osé résister à la puissance établie. Ils ont été amenés à découvrir des vérités et ils les ont énoncées hardiment en gens sûrs d’eux-mêmes ; il faut un certain courage pour agir ainsi ; on dit que Buffon a eu l’idée du transformisme et ne l’a pas publiée par crainte du pouvoir établi.

» Mais quand on dit que les biologistes attaquent l’Église, on se trompe volontairement ; c’est l’Église qui combat les biologistes ; je vous le répète, c’est toujours l’erreur qui est la cause de la lutte parce qu’elle veut se maintenir ; la recherche scientifique est désintéressée ; la vérité est à tout le monde ; elle n’a jamais eu à combattre que lorsqu’elle a heurté une erreur préétablie ; mais c’est l’erreur qui a attaqué ; c’est au nom du respect dû à une vieille erreur que l’on a voué à la haine générale les auteurs des grandes découvertes biologiques.

— Que l’on soit anticlérical a priori ou a posteriori, répondit le médecin, cela m’est tout à fait indifférent ; les gens qui se trouvent côte à côte dans une bataille, ne se demandent pas, pendant l’action, pour quelles raisons ils ont été amenés à se battre ; ils savent seulement qu’ils ont un ennemi commun et ils se prêtent une mutuelle assistance. Vous ne pouvez pas m’empêcher d’avoir une sympathie plus grande pour les savants qui nous donnent des armes contre le parti obscurantiste !

— Au fond, dit Fabrice, cette sympathie n’est pas justifiée ; les savants ne font pas la vérité ; ils la cherchent et ils racontent ensuite ce qu’ils ont trouvé ; un savant digne de ce nom ne se préoccupe pas, au cours de ses travaux, de savoir si ce qu’il trouvera sera utile ou nuisible à tel ou tel parti ; il cherche la vérité et voilà tout, et vous ne lui devez aucune reconnaissance, je vous le répète, du fait que ses découvertes flattent ou non vos passions politiques. Les biologistes savent que leurs conquêtes récentes sont accueillies avec enthousiasme par les anticléricaux, mais, pardonnez-moi de vous le dire si nettement, cela leur est bien égal. Tant qu’un résultat ne leur paraît pas suffisamment établi, ils se préoccupent de l’approbation ou de la désapprobation des gens (et ils sont rares) qui suivent leurs efforts sans parti pris, parce que cela les conduit à persévérer dans la première voie ou à chercher ailleurs ; mais une fois une découverte définitive, l’opinion du public leur devient indifférente ; la vérité qu’ils ont trouvée ne leur appartient pas quoiqu’ils soient fiers de l’avoir trouvée.

— Tout ce que vous dites est très flatteur pour les savants, reprit le docteur ; vous les mettez au-dessus des querelles humaines, mais je pourrais vous en citer plusieurs, et non des moindres, qui descendent dans l’arène comme de vulgaires mortels ; quelques-uns même sont un ferme appui pour les curés.

— Pour être savant on n’en est pas moins homme, répondit M. Tacaud. Je vous disais seulement qu’un chercheur de vérité ne saurait se préoccuper, dans ses travaux, des goûts et des passions des gens qu’il fréquente et qu’il aime ; en dehors du laboratoire, il redevient n’importe qui, et il peut avoir sur les questions autres que celles qu’il étudie scientifiquement, des opinions basées sur le sentiment ou sur la tradition. Il me paraît fort compréhensible, par exemple, qu’un physicien ou un mathématicien s’érige en ardent défenseur de la religion de ses pères. Jamais, en effet, l’autorité ecclésiastique ne lui contestera un résultat obtenu dans la vie scientifique et, se bornant à juger de la partie qu’il a approfondie, il vous dira le plus honnêtement du monde que la science n’a rien à voir avec la foi. Sa sérénité serait moins parfaite si on voulait lui imposer au nom d’un vieux document considéré comme sacré un théorème faux ou une loi inexacte. Or c’est ce qui arrive chaque jour aux biologistes ; il ne faut donc pas s’étonner que tous, j’entends du moins tous ceux qui s’occupent des problèmes fondamentaux auxquels le dogme a donné une solution, aient été amenés à s’insurger contre une autorité qui a la prétention d’être supérieure à l’évidence.

— Voilà que vous y venez, dit le médecin en riant ; vous allez arriver après toutes vos réticences et tous vos raisonnements à m’avouer que vous êtes aussi enragé que moi contre les curés ; je vous avoue que je n’en suis pas fâché, et que le tour de la conversation commençait à m’inquiéter ; je me demandais si vous aviez trouvé votre chemin de Damas !

— Si je l’avais trouvé, je le proclamerais bien haut répondit Fabrice ; et c’est là justement ce que je tenais à vous dire. Les vérités de la biologie étant presque toutes en contradiction avec le dogme, il est inévitable que ceux qui les publient deviennent, pour les croyants, des objets d’exécration ; ces vérités finiront par prévaloir, cela est certain car elles sont indépendantes de la mentalité des gens qui les onl mises en évidence ; elles sont impersonnelles ; elles sont, en un mot. Mais comme elles gênent ceux qui aiment et respectent la tradition, ceux-ci souhaitent de tout leur cœur que les biologistes se soient trompés, et le souhaitant, ils le croient ; le croyant, ils le disent. Et pour expliquer que tant de savants se trompent en étudiant la nature, ils en sont pas fâchés de laisser penser que ces savants se sont peut-être volontairement trompés ; qu’ils ont cherché à nuire au dogme et ont interprété les faits d’une manière tendancieuse ; ainsi un biologiste qui ne se sera jamais soucié de l’enseignement du clergé et qui aura observé et raisonné sans parti pris, sera naturellement traité d’anticlérical. En réalité ce sont les dogmatistes qui, dans l’espèce, sont antiscientistes.

» Mais vous voyez combien serait utile à ceux que vous combattez, l’expression, par un biologiste, d’un sentiment analogue à celui que vous m’avez exprimé aujourd’hui. Faites de la biologie, vous serez suspect, et à bon droit, je l’avoue.

— Cela n’empêchera pas cependant, dit le docteur, qu’une vérité trouvée par moi soit aussi bonne que si elle était trouvée par vous.

— Évidemment, répondit M. Tacaud. Les vérités sont impersonnelles, et, avec le temps, elles triompheront de l’erreur ; ceux qui vivent de la tradition ne sauraient donc se proposer d’étouffer à tout jamais les conquêtes biologiques ; ils gagnent du temps et c’est déjà beaucoup. Et ils gagneront plus facilement du temps s’ils peuvent accuser les savants d’avoir falsifié leurs résultats sous l’empire d’idées préconçues. Encore m’exprimé-je mal car j’ai l’air de supposer que tous les croyants se refusent volontairement à constater l’évidence ; ils sont simplement dans un état d’esprit identique à celui que vous, avez avoué si crânement tout à l’heure ; ils aiment le dogme et ils sont naturellement hostiles à tout ce qui lui nuit, de même que vous, qui détestez les curés, appréciez, sans l’avoir étudiée, la doctrine matérialiste. Rappelez-vous les discussions auxquelles ont donné lieu les travaux de Pasteur sur la génération spontanée. Les dogmatistes ont su infiniment de gré à notre grand chimiste d’avoir découvert quelque chose qui leur paraissait, bien à tort d’ailleurs, devoir définitivement démontrer la nécessité de la création divine ; et le concert d’éloges qui en est résulté aurait pu faire croire que Pasteur avait lui-même empêché qu’il y eût génération spontanée. Cependant, il n’en pouvait mais ! Si les phénomènes naturels l’avaient conduit à un résultat contraire, on l’aurait déclaré, lui aussi, anticlérical. Et d’ailleurs, ses adversaires dans cette affaire, et c’étaient des anticléricaux comme vous, mon cher docteur, ont contesté ses découvertes et l’ont traité de calotin. Tout cela n’empêche pas la vérité de se faire jour ; mais il lui faut plus ou moins de temps ; les passions humaines peuvent apporter un obstacle momentané à la diffusion de la vérité ; elles n’arrêtent pas la vérité.

— Avouez cependant, dit le médecin, que s’il n’y avait pas des anticléricaux comme moi, de ces anticléricaux a priori ainsi que vous les appelez dédaigneusement, les savants réfugiés dans leur tour d’ivoire n’arriveraient jamais à triompher de l’obstruction puissante du clergé. Et à ce point de vue, au moins, vous devez trouver que notre propagande n’est pas inutile.

— Les savants sont des hommes, répondit Fabrice, et c’est pour cela que je ne connais pas d’exemple d’un seul d’entre eux qui se soit complètement désintéressé de l’accueil fait par le public à ses découvertes ; il est difficile de rester impassible quand, connaissant la vérité, on voit enseigner l’erreur. Mais ce n’est pas une raison pour supposer que les retardataires sont de mauvaise foi ; au lieu de crier que le clergé, par exemple, se refuse à constater l’évidence et continue de parti pris à répandre des mensonges, il vaudrait mieux se dire que la vérité à laquelle on est arrivé n’a pas une forme suffisamment accessible, puisque son évidence n’éclate pas aux yeux de tous, et chercher à la présenter sous une forme meilleure ; la vérité triomphera, c’est certain, et alors il n’y aura plus de curés, pas plus qu’il n’y a aujourd’hui de partisans de la théorie du phlogistique. On ne naît pas ecclésiastique, mais homme et lorsque l’absurdité des dogmes sera patente, personne ne songera plus à consacrer sa vie à les défendre. C’est une vilaine chose que de croire à la mauvaise foi de ses adversaires ; il y a bien plus de braves gens qu’on ne le dit et ce qui manque le plus c’est la logique.

— Que messieurs les curés commencent ! s’écria le docteur. Avez-vous jamais lu un de leurs journaux ? C’est un ramassis d’injures et de mensonges volontaires ; je voudrais bien savoir où il y a de la mauvaise foi s’il n’y en a pas dans « la Croix ».

— Je n’ignore pas ces injures, dit M. Tacaud. J’ai moi-même été traité de scélérat dans quelques bonnes revues [2] pour avoir publié des arguments biologiques ; et cette animosité grossière me paraît un signe de décrépitude et de faiblesse. Ne les imitons pas, nous qui avons la vérité pour nous ; soyons beaux joueurs ; laissons baver les folliculaires qui se mettent à la solde du clergé et lui persuadent de continuer une résistance inutile. Il y a de braves gens partout, mais il y a aussi des besogneux qui se procurent des moyens douteux d’existence en flattant la colère des partis ; il y en a avec vous comme il y en a contre vous.

Et puis, vous devez songer aussi que les hommes s’habituent volontiers à la puissance et que lorsqu’ils ont le pouvoir ils s’y raccrochent par tous les moyens possibles ; les gens d’église ont, dans la société humaine, une situation privilégiée grâce à la croyance au dogme ; il est donc assez naturel qu’ils tâchent de prolonger cette croyance de toutes leurs forces ; nous ne devons pas demander à tous les hommes d’être des héros.

— Enfin, vous admettez tout de même qu’il puisse y avoir de l’intérêt et du calcul dans la ferveur des croyants…

— Je suis convaincu que parmi les ecclésiastiques comme dans les autres catégories d’hommes, il y a des gens qui font passer leur intérêt avant le souci de la vérité ; je suis convaincu aussi que les avantages attachés à la situation de prêtre décident de la vocation de certains jeunes gens ; voyez par exemple, dans nos familles bretonnes, le respect dont on entoure le fils devenu vicaire ; ses frères ne lui parlent plus qu’en l’appelant M. l’abbé. Mais est-ce que dans le choix d’une autre carrière pour leur enfant les parents obéissent à des sentiments altruistes ? Se demandent-ils s’il sera un homme utile ou bien s’il gagnera beaucoup d’argent ? Ne reprochons pas à nos adversaires ce que nous approuvons chez nos amis. Vous êtes un très honnête homme et vous avez le droit de dire beaucoup de choses, mais vos paroles, dans la bouche d’un personnage de moralité moyenne, feraient penser à la parabole de la paille et de la poutre.

— Vous êtes tout à fait déconcertant, répondit le médecin ; quoi que vous disiez, je resterai convaincu qu’il faut combattre ses adversaires avec les armes qu’ils emploient. Les curés se moqueront de vous quand vous leur parlerez au nom de la science…

— Personne n’a le droit de parler au nom de la science, interrompit vivement Fabrice ; c’est là une formule malheureusement très employée et qui n’est qu’une manière déguisée de présenter l’argument d’autorité. On a seulement le droit de se réclamer de la méthode scientifique, encore doit-on prouver à chaque instant, par la logique de ses déductions, que l’on est véritablement imbu de cette méthode ; un sophisme, dans la bouche d’un savant, reste un sophisme ; il est seulement plus dangereux, parce que des gens habitués à entendre un professeur, qui d’ordinaire raisonne sainement, se laissent volontiers aller à ne pas éplucher son argumentation et sont plus facilement victimes de son erreur.

— Alors, dit le docteur, si nous n’avons même plus le droit d’accepter l’autorité des savants, comment lutter contre ceux qui ont pour mission de tromper ? Que nous reste-t-il ?

— La vérité, répondit M. Tacaud, s’étend peu à peu malgré les hommes ; les générations naissent et s’éteignent, il y a des bonds en avant et des mouvements de recul, mais les découvertes s’entassent sur les découvertes et les champions des erreurs traditionnelles voient se restreindre chaque jour le terrain qu’ils défendent avec acharnement. Vous réclamez le droit d’accepter l’autorité des savants ? On le retournera contre vous. Qui est-ce qui décerne le brevet de savant ? Ne l’accorderez-vous pas volontiers, ce brevet qui donne le droit de disserter de omni re scibili, à tout individu qui partagera vos idées ? Mais l’Église aussi a ses savants ! Ne vous a-t-on pas répété à satiété qu’une des plus ingénieuses découvertes de notre époque, le radioconducteur grâce auquel la télégraphie sans fil a pu entrer dans la voie de la réalisation, est l’œuvre d’un professeur de l’Institut Catholique ? Et puisqu’il y a, dans les rangs des dogmatistes, des savants qui ont, comme vous dites, le droit de parler au nom de la Science, qui osera soutenir ensuite l’existence d’un conflit entre la Science et la Foi ?

» Vous voyez combien il est dangereux de se servir de l’argument d’autorité ; si l’on s’en sert soi-même on ne peut en refuser l’usage à ses adversaires et alors à quoi se résumera une discussion ? à une statistique ! on comptera de part et d’autre le nombre des savants brevetés qui appartiennent aux deux partis en présence, et, dans cette numération chacun tirera la couverture à soi ; ce sera une joute ridicule. Brunetière réclamait récemment pour l’Église la théorie transformiste, sous prétexte que le cardinal Newman en avait parlé dix ans avant Darwin ! Il oubliait d’ailleurs de dire que cela s’était passé quarante ans après Lamarck. Mais que voilà donc de pauvres mesquineries ! Un homme qui a raison a raison contre cent mille individus qui ont tort.

» Et d’ailleurs, dans notre génération, vous seriez sûr d’être toujours en minorité à cause de l’éducation qui est religieuse ; parmi ceux que vous appelez les savants, presque tous ont étudié des questions qui ne se rapportent ni de près ni de loin à l’enseignement dogmatique, et parmi ceux-là la plupart sont vraisemblablement restés fidèles à ce qu’on leur a appris quand ils étaient petits. De nos jours, je vous le répète, les biologistes se trouvent à peu près seuls en lutte avec le dogme qui a cédé sur les autres points, géologie et astronomie par exemple.

— Acceptons donc, dit le médecin, l’autorité des seuls biologistes pour ce qui ne regarde que les seuls biologistes.

— Il y a aussi des biologistes d’Église, reprit Fabrice, et l’on ne manquera pas de vous dire que ce sont les meilleurs ; ce n’est pas mon avis, mais je suis intéressé dans le débat. Le professeur Grasset, de Montpellier, a publié récemment un livre dans lequel il démontre (?) que Spencer et Hæckel, par exemple, ont émis des opinions insoutenables. L’auteur dit bien, dans sa préface, qu’il n’est pas un professionnel de philosophie (il aurait pu dire de biologie), mais comme il conclut que la science ne saurait atteindre la foi, et que c’est là une bonne conclusion, le voilà autorité. Parlez Darwin ou Huxley, on vous répondra Grasset et vous n’aurez rien à dire. Cependant son ouvrage est fait de citations empruntées de droite et de gauche à des auteurs de valeurs très différentes ; quelques-unes des citations sont même tronquées et dénaturées, mais M. Brunetière a approuvé cette méthode de combat. Le bon livre de M. Grasset sera très utile à son parti.

— Et vous voulez que nous nous laissions faire tranquillement, sans protester, dit le docteur avec colère ; vous ne voulez pas que nous soyons anticléricaux ; ces bons livres comme vous les appelez, seront répandus à profusion et étoufferont la vérité que les vrais savants ont tant de peine à découvrir.

— La vérité ne peut plus être étouffée, répondit M. Tacaud. Chacun a le droit aujourd’hui de publier ce qui lui plaît et si les partis ont le pouvoir de recommander ou de condamner tel ou tel ouvrage, ils n’ont pas celui d’en arrêter un complètement. Nous ne sommes plus au temps des auto-da-fé. On n’est pas brûlé pour avoir émis une opinion contraire au dogme.

— Et à qui, s’il vous plaît, devez-vous cette liberté de répandre vos idées ? dit le docteur. N’est-ce pas le mouvement anticlérical qui a obtenu peu à peu cet avantage incontestable ? N’est-ce pas ce parti anticlérical, dont vous méprisez tant l’approbation, qui…

— Pardon, pardon, interrompit Fabrice en riant. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Vous m’avez avoué que vous êtes matérialiste, ou du moins que vous avez de la sympathie pour les théories matérialistes, parce que vous êtes anticlérical, et je vous ai répondu, comme matérialiste, qu’une approbation de cette nature ne pouvait en aucune manière intéresser les chercheurs ; ils ne doivent pas tenir compte d’une opinion dictée par l’esprit de parti. Voilà ce que je vous ai dit. J’ai affirmé en outre que vous n’arriverez pas à imposer la vérité en vous servant de l’argument d’autorité, et que cette vérité finira par éclater d’elle-même. Vous construisez, mais vous construisez sur le sable et pendant ce temps, à l’abri de votre bâtisse éphémère, la science édifie un temple éternel. Voilà tout ce que je voulais vous dire. Quant à l’anticléricalisme dont vous vous réclamez, vous y êtes arrivé en dehors de toute considération scientifique et uniquement à la suite de quelques observations sociales ; le despotisme du clergé vous aurait révolté exactement de la même manière, si le dogme avait été l’expression de la vérité ; plusieurs spiritualistes sont cléricaux, et le spiritualisme n’est pas contraire au dogme.

» Il se trouve que vous pouvez utiliser dans votre lutte les conquêtes de la science ; c’est grâce à cela que vous triompherez dans votre entreprise car rien n’est plus mobile que les passions populaires et si vous ne comptez que sur elles vous aurez bien des déboires. Une fois au contraire que tout le monde sera assez instruit pour comprendre, personne ne se fera plus prêtre ; il n’y aura plus d’anticléricaux parce qu’il n’y aura plus de clergé.

— En attendant, répéta avec satisfaction le médecin, c’est grâce au triomphe momentané des anticléricaux que nous pouvons espérer ne plus voir bientôt enseigner aux tout jeunes enfants de quoi en faire plus tard des recrues du parti clérical. Et j’espère bien que cette mesure sanitaire suffira à affermir notre bâtisse éphémère quoi qu’elle soit construite, en dehors de toute donnée scientifique, par un peuple fatigué de souffrir. J’ai été douloureusement surpris en voyant des gens, considérés jusque-là comme de vrais démocrates, se déclarer partisans de ce que les oppresseurs de toute liberté appellent la liberté de l’enseignement.

— Magie des mots ! s’écria M. Tacaud. Comment voulez-vous que des gens qui, toute leur vie, ont lutté pour obtenir plus de liberté, ne se laissent pas impressionner quand on leur dit qu’ils deviennent liberticides ? Ils n’ont pas remarqué qu’on leur demandait de respecter la liberté des croyants aux dépens de celle des libres penseurs, et surtout, ce qui est plus grave, aux dépens de celle des enfants, car un enfant à qui l’on a enseigné le catéchisme à un âge où il ne peut encore rien discerner, a son cerveau sophistiqué pour toujours. Et c’est ce désir d’éduquer les enfants qui me prouve (indépendamment de toute considération d’ordre social ou politique) que les prêtres ne sont plus aussi sûrs de l’évidence de leur doctrine. Les gens de science demandent qu’on ne fasse pas commencer trop tôt les études scientifiques, de peur que, l’esprit de l’enfant n’étant pas encore assez ouvert, il n’apprenne par cœur au lieu de comprendre. Les gens d’église, au contraire, veulent qu’on leur livre le gamin de très bonne heure, de manière à remplir sa mémoire de questions métaphysiques et de réponses à ces questions, réponses qui ne sont d’ailleurs qu’un pur verbiage. Que voulez-vous que fasse un enfant à qui on apprend à huit ou neuf ans que « Dieu est un pur esprit » ? Il enregistre des mots et voilà tout ; mais plus tard il tiendra à ces mots appris de bonne heure et arrivera à croire qu’ils représentent quelque chose.

» Si les professeurs de catéchisme croyaient à la logique de leur enseignement, ils demanderaient comme les professeurs de mathématiques ou de physique, que cet enseignement ne se fît pas à un âge trop tendre. Ils seraient bien plus fiers, me semble-t-il, de discuter leur doctrine avec des jeunes gens déjà mûrs et sachant raisonner. Mais voilà, ils ne sont pas sûrs de les convaincre, tandis qu’en les prenant au berceau…

» Ils ne manqueront pas d’ailleurs de répondre à ceci, que s’ils tiennent à instruire l’enfance, c’est pour qu’on ne lui inculque pas de bonne heure des notion contraires au dogme et qui la rendront plus tard réfractaire à tout enseignement dogmatique. Mais autre chose est d’apprendre des choses contraires au dogme ou simplement de ne pas apprendre le dogme. On n’apprendrait pas à l’enfant qu’il n’y a pas de Dieu, ce qui d’ailleurs serait inutile, personne ne lui ayant encore dit qu’il y en a un ; on lui apprendrait seulement des faits ; pas de théorie ; on lui montrerait les relations de cause à effet et on consoliderait ainsi la logique innée de son cerveau. Si cela est contraire au dogme, tant pis pour le dogme ; si l’enseignement du dogme doit nuire à la logique de l’individu, défendons la logique. Et quand l’enfant sera devenu grand, si malgré cette instruction saine il a des démangeaisons métaphysiques, personne ne l’empêchera de divaguer tant qu’il le voudra. Voilà la vraie liberté d’enseignement, car elle laisse entier ce qui est plus précieux que les passions de parti, la liberté de l’enfant.

— Vous n’y êtes pas du tout, dit le docteur en riant, car vous oubliez que les vérités éternelles de la religion sont immédiatement accessibles aux bébés. J’ai entendu demander à un poupon de deux jours qu’on baptisait : « Charlotte, renoncez-vous à Satan ? » Et le vicaire qui disait cela gardait son sérieux. Moi aussi j’ai gardé le mien par respect de l’erreur des parents ; mais j’ai eu de la peine.

» Non, voyez-vous ; tous les raisonnements ne serviront de rien dans l’effort que font les hommes pour se délivrer de l’emprise du clergé. La société humaine devrait être une association de tous les hommes contre les éléments et les autres animaux ; les curés font une société à part dans la société humaine ; que dis-je ils sont ligués contre elle ? Le but des hommes est de travailler au bonheur des hommes ; les jésuites, au contraire, travaillent à « la plus grande gloire de Dieu » et ce Dieu qu’ils ont imaginé est l’ennemi du genre humain, puisqu’il inculque des passions mauvaises à nos malheureux congénères et les punit ensuite terriblement de la faiblesse qu’il leur a donnée lui-même. Je vous le répète, la société des prêtres est l’antagoniste de la société des hommes.

— Ceci, dit M. Tacaud, est un autre point de vue ; mais voici que nous arrivons à Saint-Brieuc ; il y a, je crois, un arrêt suffisant pour que nous fassions quelques pas sur le trottoir. J’ai essayé de vous montrer que la recherche scientifique ne se préoccupe pas de l’approbation des partis, et je voudrais bien vous avoir convaincu car rien n’est plus humiliant pour un homme qui essaie de découvrir la vérité que d’être cru capable de l’altérer volontairement. C’est le reproche que nous font couramment ceux que gêne le progrès de la biologie et si ce reproche immérité peut nous échauffer la bile, s’il nous fait souhaiter l’affaiblissement du parti qui entretient l’obscurantisme…

— Cela ne vous empêche pas d’être honnête, je sais bien, interrompit gaiement le médecin ; mais vous ne vous défendez plus aussi vigoureusement d’avoir de la sympathie pour nous qui avons de l’estime pour vous ; descendons prendre l’air.
Félix Le Dantec




  1. « Et le loisir même d’être meilleur, plus compatissant et plus doux, de penser plus fraternellement à l’injustice que subissent les autres, qu’est-ce, en somme, que le fruit le plus mûr de la grande injustice. » Maeterlinck, le Temple enseveli, p. 79.
  2. Analyse de « Le conflit > dans la Revue Générale, Bruxelles, septembre 1901 et dans la Revue bibliographique belge, Bruxelles, 31 juillet 1901.