Poisson (Arago)/21

La bibliothèque libre.
Poisson (Arago)
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 663-671).
◄  XX
XXII  ►



POISSON CONSIDÉRÉ COMME HOMME PUBLIC.


Si j’en croyais certains esprits craintifs, méticuleux, j’arrêterais ici le tableau de la vie de Poisson. À quoi bon, s’écrient-ils, raconter la très-petite part que notre confrère a prise aux événements prodigieux qui se sont accomplis en France pendant la durée de sa vie ? La postérité s’attachera à enregistrer les découvertes dont il a enrichi la physique mathématique et les théories astronomiques ; elle ne prendra nul souci de ses opinions touchant les révolutions contemporaines, de ses répugnances, de ses sympathies.

Ces considérations, toutes spécieuses qu’elles puissent paraître, ne m’ont pas détourné de mon but ; les hommes d’élite doivent être envisagés sous tous les aspects possibles ; il importe à l’histoire de l’intelligence humaine de constater si, comme tant de gens le supposent, le même individu peut être un homme de génie sur un objet spécial et un homme ordinaire sur tous les autres objets.

C’est aussi une recherche très-digne d’intérêt que celle de savoir si les sciences ont le triste privilége de rendre ceux qui les cultivent avec distinction, étrangers aux sentiments qui font le bonheur des autres hommes et indifférents aux révolutions opérées dans l’ordre politique et dans l’ordre moral, à ces changements qui exercent tant d’influence sur les destinées de l’humanité. Pour tout dire en un seul mot, je ne saurais comprendre que des détails, qu’on lirait avec plaisir dans la biographie d’un homme médiocre, fussent déplacés dans celle d’un homme supérieur.

Pour moi, je l’avoue franchement, j’ai appris avec un vif intérêt d’un savant éminent qui va publier la vie de Newton d’après des documents autographes et authentiques, qu’il existe, quoi qu’on en ait dit, des lettres d’amour signées de cet immortel géomètre. J’ai appris aussi avec une égale satisfaction, de la bouche d’un ancien chancelier d’Angleterre, que l’illustre auteur de la Philosophie naturelle et de l’optique avait fait ses préparatifs, qu’une circonstance fortuite rendit inutiles, pour aller combattre, en faveur de la liberté de conscience, dans les rangs des religionnaires des Cévennes, les dragons du maréchal de Villars. Ces considérations bien comprises, je passe sans scrupule à de nouveaux détails sur la vie privée et publique de Poisson. Il n’est d’ailleurs pas impossible que chemin faisant je trouve l’occasion de réfuter quelque méchante calomnie.

Le père du grand géomètre avait fait comme simple soldat la campagne de Hanôvre ; il eut beaucoup à souffrir dans ce temps de la hauteur, de la morgue de ses chefs. Leurs mauvais procédés lui devinrent enfin si insupportables qu’il déserta ; aussi applaudit-il avec enthousiasme à l’abolition des privilèges nobiliaires prononcée en 1789 par l’Assemblée nationale. Plus tard, nous le trouvons à Pithiviers, chef des autorités révolutionnaires ; à ce titre il recevait le Moniteur. Ce journal était la lecture quotidienne du futur géomètre. Vous savez maintenant comment notre confrère était devenu le répertoire vivant et fidèle de tous les événements de l’ordre militaire et de l’ordre civil qui marquèrent notre première Révolution. Vous savez aussi sous quelles influences se développèrent en lui les sentiments démocratiques qu’il professa publiquement dans sa jeunesse.

Les opinions de l’École polytechnique éprouvèrent diverses transformations suivant les circonstances extérieures. Lorsque Poisson y entra, elle était franchement républicaine. Autour de l’École, foyer de lumière, s’était groupé un certain nombre de personnes qu’on pouvait à bon droit appeler des socialistes, car leurs réflexions, leurs études, leurs systèmes, ne tendaient à rien moins qu’à une transformation radicale de la société. Au nombre de ces personnes, je citerai Clouet, Ferry, Champy et Saint-Simon, qui commençait déjà à devenir fameux par ses excentricités. Le bon sens précoce de Poisson lui fit adopter théoriquement tous les principes de la nouvelle École qui étaient conformes à la raison, et semblaient réalisables dans un temps plus ou moins éloigné, sans ébranler les deux pierres angulaires de la civilisation moderne : la propriété et la famille. Il repoussa en même temps du pied les momeries qui plus tard jetèrent tant de ridicule sur cette même École arrivée à son dernier degré de développement. Toutefois, les adeptes de Clouet et de Saint-Simon, suivant en cela un des préceptes du Coran, ayant décidé que chaque homme devait pratiquer un métier manuel, qui tailleur, qui cordonnier, qui menuisier, etc., Poisson fut appelé à faire un choix, et adopta le métier de coiffeur ; mais les éclats de rire qui l’accueillirent lorsqu’il se présenta à l’École, après avoir exercé son art sur ses propres cheveux, lui apprirent que le peigne et les ciseaux ne figureraient pas mieux dans ses mains que la lancette à laquelle, comme on l’a vu, il fut obligé de renoncer à Fontainebleau.

Les sentiments républicains de Poisson avaient toute leur vivacité, lorsque l’École polytechnique fut appelée en 1804 à se prononcer sur la transformation du gouvernement consulaire en gouvernement impérial. C’était chez Poisson, déjà professeur, que les élèves allaient prendre le mot d’ordre et organiser leur résistance. On a parlé à cette occasion de Bertrand et Raton. Cette assimilation est injuste ; il ne dépendait pas, en effet, de Poisson, que les élèves officiellement consultés eussent été seuls mis en scène, que seuls ils fussent exposés à se brûler les doigts en tirant les marrons du feu.

Poisson et sa société intime, dans laquelle on comptait plusieurs étrangers, manifestaient quelquefois leur opposition à l’empereur par des actes qu’on pourrait sans scrupule taxer de puérils. Par exemple, le jour du couronnement, ils commandèrent un déjeuner chez un restaurateur sous les fenêtres duquel devait passer le cortége se rendant à Notre-Dame. Il racontait le lendemain avec la satisfaction que commande toujours une action noblement accomplie, qu’aucun des convives ne s’était dérangé pour voir ni la voiture impériale, ni les magnifiques troupes qui l’escortaient, ni le carrosse du pape, ni l’entourage, si nouveau à Paris, de cardinaux et de nombreux prélats.

Les sociétés dans lesquelles le mérite éminent du jeune géomètre l’avait fait accueillir, celles de Lafayette, de Cabanis, fortifiaient les sentiments républicains dont il avait été nourri sous le toit paternel. C’est chez Cabanis que Poisson recueillit cette conversation, qu’il se plaisait à reproduire comme un exemple d’une mâle et rude franchise, sinon comme un modèle d’atticisme.

« Napoléon. — Pourquoi ne venez-vous plus me voir, Cabanis ? Vous savez tout le plaisir que je prenais à votre conversation.

Cabanis. — Je ne viens pas, Sire, parce que, sauf quelques exceptions, vous êtes maintenant mal entouré.

Napoléon. — Que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends pas.

Cabanis. — Je voulais dire que le pouvoir est un aimant qui attire l’ordure. »

Un entretien qui débutait ainsi ne pouvait naturellement pas se prolonger.

L’antipathie de Poisson pour Napoléon se conserva pendant les prospérités de l’Empire. Les événements de 1812, de 1813 et de 1814 n’étaient pas faits pour l’affaiblir. « Voilà, disait-il, que de victoire en victoire on est venu, chose inouïe, à se battre aux portes de Paris. » Il ne méconnaissait pas ce qu’il y avait d’héroïque dans une poignée de soldats combattant contre les armées de l’Europe coalisée. Mais, à n’envisager que le résultat, cette suite de guerres devait avoir pour effet, et c’était le trait dominant qui le frappait, de nous faire perdre les pays que les armées républicaines avaient ajoutés à la France de Louis XIV.

Tout le monde concevra la faveur dont la Restauration dut entourer un homme du mérite de Poisson, qui était animé de pareils sentiments contre le gouvernement impérial. Les Cent-Jours ravivèrent chez Poisson toutes ses anciennes antipathies. Il voulut même s’enrôler dans les volontaires royaux ; mais quelques amis moins ardents lui firent remarquer que sa mauvaise santé lui interdisait cet acte de dévouement, et que, s’il partait, il mourrait dans un fossé, au bord de la route, à peu de distance de Paris. Ces conseils produisirent leur effet.

La seconde Restauration, reconnaissante envers Poisson de son opposition constante au gouvernement de Napoléon, le combla de faveurs ; elle ne lui demanda d’ailleurs aucun compte de l’origine de cette désaffection ni de son scepticisme bien connu sur les articles de foi ou de dogme. Un sentiment commun de haine pour Napoléon fut le lien qui le rattacha aux principaux fonctionnaires de l’époque, et particulièrement à M. Frayssinous, grand-maître de l’Université. Je n’oserais pas toutefois assurer que, par la fréquentation habituelle et amicale des ministres de Louis XVIII, Poisson ne se fût persuadé à la longue, sans trop y réfléchir, que ses opinions anciennes avaient touché par quelques points aux principes de la légitimité.

Vers cette époque, il eut la douleur de tomber souvent au sort, en même temps que d’anciens élèves de l’École polytechnique, ses camarades, pour figurer parmi les jurés appelés à prononcer sur des procès politiques. Poisson avait trop étudié le calcul des probabilités pour regarder ces désignations répétées comme le simple effet du hasard ; peut-être eut-il le tort de ne pas s’en plaindre hautement. Je me hâte d’ajouter que du moins, en prononçant son verdict, il obéit toujours aux inspirations de sa conscience. Dans une affaire, par exemple, où l’autorité s’attendait à une condamnation capitale, celle de l’officier de cavalerie Gravier, prévenu d’avoir fait partir un pétard sous la galerie occupée par la duchesse de Berry enceinte, le vote de Poisson fut pour l’acquittement.

L’illustre académicien fut nommé baron en 1825, mais il ne prit jamais ce titre et refusa même de retirer le diplôme. Quand la révolution de Juillet éclata, Poisson fut menacé de perdre toutes les positions qu’il avait conquises par son talent et à la sueur de son front. Les avocats avaient remarqué la trop fréquente apparition de son nom dans les listes des jurés appelés à statuer sur certaines affaires et lui en faisaient un crime, comme si lui-même avait été chargé de procéder au tirage, soit à la préfecture, soit à la cour royale ; l’un d’entre eux surtout, appelé depuis à occuper les positions les plus élevées, le poursuivait avec un acharnement extrême ; fortifié des rancunes haineuses mal déguisées de quelques membres très-médiocres de l’Université, il avait obtenu du ministre, placé alors à la tête du corps enseignant, qu’une demande de révocation de Poisson comme membre du conseil de l’instruction publique serait portée au conseil des ministres.

Un académien[1] auquel la famille royale accordait une bienveillance toute particulière, parvint à épargner à Poisson une disgrâce que rien n’aurait pu justifier, et à la révolution de Juillet une hideuse flétrissure. Ayant entendu, à la dérobée, quelques paroles d’où il paraissait résulter qu’il serait statué sur la demande de révocation, dans la séance du conseil des ministres qui devait se tenir un mercredi soir, l’ami de Poisson lui fit adresser une invitation à dîner pour le même jour.

Notre confrère, ignorant alors ce qui se passait, arriva au Palais-Royal le mercredi, à six heures. Louis-Philippe, reconnaissant le conseiller de l’Université qui avait présidé mainte fois à la distribution des prix du collége Henri IV, et donné des couronnes à ses enfants, le prit affectueusement par les mains, lui témoigna hautement tout le plaisir qu’il éprouvait à le recevoir. Cet accueil fait à Poisson, en présence des ministres, rendait impossible la demande projetée de révocation.

Quelques années après, en 1837, Poisson fut nommé membre de la Chambre des pairs, comme le représentant de la géométrie dans notre pays. Pair de France, il se vit entouré des prévenances et des obséquiosités de ceux-là même qui s’étaient montrés les plus ardents à le persécuter peu de jours après la révolution de Juillet.

En 1830, Poisson s’était peu ému des haines gratuites dont il faillit être la victime ; en 1837, il ne tint pas plus de compte de ce retour apparent à de bons sentiments.

Mettons, en effet, de côté le père de famille menacé dans l’avenir de ses enfants, et demandons-nous en quoi ses persécuteurs pouvaient l’atteindre. Ces hommes investis des titres administratifs et nobiliaires les plus pompeux, par quels travaux, par quels services, par quels talents s’étaient-ils illustrés ? N’étaient-ils pas alors, ne sont-ils pas, s’ils vivent encore, destinés à disparaître tout entiers sous les premières pelletées de terre jetées dans leur tombe. Qu’y avait-il de commun entre des individus condamnés à un éternel oubli et celui dont le souvenir devait vivre à jamais ?

« Je suis vieux, dit un jour Lagrange à Poisson. Pendant mes longues insomnies, je me distrais en faisant des rapprochements numériques. Retenez celui-ci, il peut vous intéresser :

« Huygens avait treize ans de plus que Newton ; j’ai treize ans de plus que Laplace. D’Alembert avait trente deux ans de plus que Laplace ; Laplace a trente-deux ans de plus que vous. » Conçoit-on une manière plus délicate d’introduire Poisson dans la famille des grands géomètres ? Au reste, personne ne le niera : lorsque l’auteur de la Mécanique analytique assignait à Poisson une place parmi les Huygens, les Newton, les d’Alembert, les Laplace, il lui décernait un brevet d’immortalité devant lequel toutes les persécutions entées sur les haines des partis devaient disparaître, comme le léger brouillard du matin sous l’action des premiers rayons du soleil levant.



  1. M. Arago.