Poisson (Arago)/23

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Poisson (Arago)
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 690-698).
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APPENDICE


DISCOURS PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES DE POISSON,
le jeudi 30 avril 1840.


Messieurs, hier encore, une des plus éclatantes lumières de l’Académie, un de ces hommes rares dont les noms sortent de toutes les bouches, quand les nations se disputent la prééminence intellectuelle ; aujourd’hui, des restes inanimés ; une bière que la fosse a déjà engloutie, et qui va disparaître à jamais sous quelques pelletées de terre !… Non, non ! repoussons ces décourageantes idées, ces tristes rapprochements : le génie ne meurt pas ainsi ; il se survit dans ses œuvres ; les découvertes dont il a enrichi la science doivent porter son nom jusqu’à nos derniers neveux. Loin de moi la pensée de mêler en ce moment à vos profonds regrets, à vos larmes, une analyse minutieuse de la vie scientifique de Poisson : vie si courte, selon le nombre des années ; si longue, au contraire, si féconde, pour qui considère l’étendue et l’importance des travaux auxquels elle a suffi. Je citerai seulement quelques dates, je recueillerai quelques souvenirs : ce seront les jalons de la biographie détaillée que le secrétaire de l’Académie consacrera bientôt à son illustre confrère.

Poisson naquit à Pithiviers, en 1781, d’un père qui, comme simple soldat, dans la guerre du Hanovre, avait courageusement versé son sang pour la France. Aux yeux de la raison, c’est là, Messieurs, une noble origine.

Dans nos habitudes mesquines, parcimonieuses en matière d’enseignement public, l’envoi régulier que faisait la Convention, à tous les administrateurs de districts, des leçons sténographiées de l’École normale, nous semble une véritable prodigalité. Ce furent cependant ces cahiers qui éveillèrent le génie mathématique dont nous déplorons la perte ; qui déterminèrent la famille de Poisson à l’envoyer à l’École centrale de Fontainebleau, où ses progrès excitèrent l’étonnement des professeurs et des élèves. À peine arrivé à l’âge de seize ans, Poisson se présenta au concours pour l’École polytechnique, et fut reçu hors ligne. Les chefs de cet établissement célèbre virent du premier coup d’œil, à travers une écorce encore quelque peu campagnarde, tout ce que la science devait attendre du jeune élève ; ils pensèrent avec raison que les règlements ne sont pas faits pour ces cas exceptionnels et rares ; ils affranchirent Poisson des pénibles exercices graphiques impérieusement exigés de tous ceux qui doivent suivre la carrière des travaux publics, et lui donnèrent ainsi le moyen de se livrer sans partage à ses études favorites. Bientôt l’élève à la complexion faible, à la petite taille, aux manières enfantines, trouva une démonstration simple, concise, élégante, d’un important théorème d’algèbre relatif à l’élimination, sur lequel l’analyse n’avait encore produit qu’un volume énorme et presque illisible. C’était le premier et brillant anneau de la longue série de Mémoires qui devaient donner à Poisson un rang si distingué parmi les célébrités de notre âge.

Laplace voulut connaître un géomètre qui débutait ainsi. Quelques minutes d’entretien accrurent encore la haute opinion que la lecture du Mémoire sur l’élimination lui avait déjà inspirée. Ses espérances, l’auteur de la Mécanique céleste les caractérisa sur-le-champ d’une manière à la fois énergique et familière, par ces paroles proverbiales du fabuliste :

Petit poisson deviendra grand
Pourvu que Dieu lui prête vie.

Me serais-je trompé, Messieurs, en pensant qu’une anecdote qui me permettait de réunir, de grouper en un seul faisceau les noms de trois illustrations nationales : les noms de La Fontaine, de Laplace, de Poisson, pouvait être rappelée ici, malgré son apparente frivolité ?

Lagrange, Laplace, Monge, Berthollet aplanirent à l’envi les obstacles qu’un jeune homme isolé rencontre toujours devant lui au début de sa carrière. Peu de mois suffirent à Poisson pour passer de la banquette de l’élève à la chaire du professeur. Là aussi, il montra toute sa supériorité.

À cette époque, on croyait encore dans notre France que les intelligences supérieures sont la force, la richesse, l’honneur des nations civilisées. Dès qu’elles commençaient à poindre, chacun les cultivait avec un soin tout paternel ; chacun leur prodiguait ses vœux, ses encouragements ; on les entourait d’une triple barrière de bienveillance, à travers laquelle la jalousie au souille empoisonné aurait vainement tenté de se frayer un passage. Ce retour vers des mœurs, des habitudes si éloignées de celles de notre temps, explique comment Poisson se trouva bientôt répandu dans tous les salons de la capitale ; comment le jeune géomètre passait tour à tour des réunions sérieuses des Cabanis, des Tracy, des Lafayette, dans le tourbillon plus mondain, plus gai, peut-être tout aussi instructif, dont plusieurs artistes célèbres, les Gérard, les Talma, étaient en quelque sorte les pivots.

Un esprit naïf et fin, allié à la faculté d’envisager les questions les plus rebattues sous des aspects nouveaux, de pénétrer dans l’essence même des choses, de ne jamais se laisser fasciner par l’éclat trompeur des surfaces, firent de Poisson un des vrais ornements de la société parisienne. J’ai hâte de dire que ces succès éphémères ne l’éblouirent pas. Il y a trente-six ans de cela, pardonnez moi, Messieurs, un souvenir personnel et doux, lorsque, après s’être dérobé aux séductions du grand monde, Poisson rentrait dans l’enceinte silencieuse de l’École polytechnique, il avait souvent la bonté de frapper à la porte de la modeste cellule où, à côté de son appartement, un élève, très-jeune aussi, se préparait par des méditations nocturnes aux travaux du lendemain.

Il ne manquait jamais alors de dénombrer avec regret les heures, les minutes, que la société venait d’enlever à ses savantes recherches. Au reste, c’était une dette sacrée qu’il s’empressait d’acquitter aux dépens de son sommeil. Aussi, moi, confident et témoin de ces premières impressions de jeunesse, n’ai-je été nullement surpris en voyant plus tard notre illustre confrère se replier sur lui-même, s’isoler peu à peu de ce qu’on est convenu d’appeler le monde, circonscrire ses relations dans le cercle resserré d’une famille peu nombreuse et de quelques amis ; s’imposer enfin une vie de bénédictin. Je me trompe ; l’assimilation que je viens de faire manque de justesse. Les religieux de l’ordre de saint Benoît étaient sans doute d’infatigables explorateurs des vieilles archives, des vieilles chartes, des vieux documents de notre histoire ; mais les ouvrages qu’ils ont produits, malgré le savoir qu’on y remarque, malgré leur incontestable utilité, ne sortent pas du cadre des compilations.

Au contraire, l’invention brille à chaque pas dans les immenses travaux de Poisson sur les questions les plus subtiles, les plus relevées des mathématiques pures ; sur les applications du calcul aux mouvements des corps célestes, sur les phénomènes si complexes de la physique corpusculaire. On a dit que l’analyse mathématique était un instrument. La comparaison peut être admise, pourvu qu’on accorde en même temps que cet instrument, comme le Protée de la Fable, doit sans cesse changer de forme. L’art des transformations analytiques, aucun géomètre ne le posséda jamais à un plus haut degré que Poisson. Lorsque ses formules ne renversent pas la difficulté du premier coup et par une attaque directe, elles la contournent, l’étreignent, la sondent sur tous les points. Il est rare qu’elles ne pénètrent pas ainsi au cœur même de la question d’une manière également rapide et imprévue. Les Mémoires de Poisson sont pleins de ces artifices analytiques. Les géomètres y trouveront des solutions toutes préparées d’une multitude de problèmes que le progrès des sciences fait naître chaque jour. Plusieurs des solutions que notre confrère a données lui-même, qu’il a développées et suivies dans toutes leurs ramifications, serviront d’ailleurs de modèle. Comment pourrais-je oublier de citer ici en première ligne deux admirables Mémoires sur la distribution de l’électricité en repos à la surface des corps ! Aucune science n’a marché plus rapidement que celle de l’électricité. Elle naquit vers le milieu du xviiie siècle. Gray en Angleterre, Dufay en France, découvrirent les premiers phénomènes de quelque importance ; Kleist, Cunéus, Musschenbroeck aperçurent les étonnants effets de la bouteille de Leyde ; Franklin en donna une explication plausible et inventa les paratonnerres ; Coulomb, muni d’un instrument nouveau, fit des mesures d’une précision extrême, là où des mesures grossières n’étaient pas même tentées ; Poisson enfin lia tous les résultats isolés à une cause unique ; il les enchaîna par des formules analytiques générales. C’est en arrivant à ce point qu’une science est complète. N’apercevez-vous pas, Messieurs, le rang éminent que notre confrère occupe dans cette pléiade d’hommes célèbres ?

Lorsque naquit, pour le calcul des perturbations planétaires, la méthode féconde de la variation des constantes, le nom de Poisson se trouva glorieusement mêlé aux noms de Lagrange, de Laplace.

Un des plus beaux problèmes que les hommes se soient jamais proposés, mit de nouveau les trois vigoureux jouteurs en présence. Cette fois, l’avantage resta incontestablement à Poisson. Il s’agissait (de pareilles questions conservent toute leur grandeur, même sur le bord d’une tombe), il s’agissait de savoir si notre système solaire présente des conditions réelles de stabilité, de durée. Newton croyait à la nécessité d’une main réparatrice qui, de temps à autre, allait arrêter le désordre et le circonscrivait dans d’étroites limites. Laplace reconnut, lui, le premier, que, par la nature même des forces, l’élément principal de chaque orbite, le grand axe est invariable ; que, dès lors, ni les grosses ni les petites planètes, ni le colossal Jupiter, ni notre terre aux dimensions si modestes, n’iront s’abîmer dans la matière enflammée du soleil. La même conséquence surgit, avec une évidence nouvelle, de l’analyse plus élégante, plus complète de Lagrange. Poisson, enfin, franchit les limites d’approximation au delà desquelles ses deux illustres prédécesseurs n’avaient pas cru les calculs exécutables. Il ajouta ainsi de nouveaux millions d’années à l’immense durée que les précédents travaux de Laplace, de Lagrange, avaient déjà assignée à notre monde solaire.

S’il en était besoin, le magnifique Mémoire sur l’invariabilité des grands axes, prouverait que Poisson avait un intérêt personnel à porter ses regards, ses pensées, sur des siècles si éloignés.

Je m’arrête, quoique j’aie à peine effleuré le texte riche, brillant, varié, que les travaux de Poisson offriront à ses biographes. Le célèbre géomètre anglais Cotes, n’était encore connu quand il mourut fort jeune, que par la découverte d’un seul théorème d’analyse. En apprenant cette perte prématurée, Newton s’écria : « Si Cotes eût vécu, nous saurions quelque chose. » Et nous, Messieurs, à qui Poisson avait déjà tant appris ; nous, témoins de son infatigable ardeur pour le travail, de son incroyable fécondité, nous serait-il interdit d’exhaler aussi la profonde douleur que nous éprouvons, en songeant aux vingt, aux trente beaux Mémoires dont les sciences mathématiques se fussent encore enrichies, si notre confrère eût vécu ce que vivent ordinairement les académiciens.

A-t-on assez remarqué quels hommes la mort frappe ainsi avant le temps au milieu de nous ? Un jour c’est Malus, le lendemain Fresnel ; puis, coup sur coup, Fourier, Cuvier, Ampère, Dulong, Poisson. Par l’éclat même des noms qu’elle renferme, cette liste funéraire soulève des doutes cruels. On se demande si, malgré toute sa fécondité, la France réparera de telles pertes aussi vite que nous les faisons ; si nous aurons le malheur de voir l’Académie descendre du haut rang qu’elle occupe ; s’il est des moyens d’échapper à ces tristes présages ; si nous parviendrons à conserver intacte la prééminence scientifique qui a été mise en dépôt dans nos mains.

Poisson a répondu d’avance à tout ce qui, dans ces doutes, dans ces questions, est au pouvoir des hommes. Il nous dit du fond de sa tombe, comme de son vivant il le disait par ses actes, de mettre le titre d’académicien bien au-dessus de ceux dont nous pouvons être investis par la faveur populaire ou par la faveur non moins fragile de l’autorité ; de ne point considérer ce titre comme un vain honneur ; de nous rappeler le vieux dicton de nos pères : Noblesse oblige ; de bien remarquer que, dans un siècle d’efforts, de progrès incessants, universels, celui qui s’arrête un seul jour est dépassé ; d’inculquer ces maximes à la jeunesse studieuse par notre constant exemple. Voilà, Messieurs, voilà ce que nous dit celui qui consacra sa dernière heure, son dernier regard, la dernière pulsation de son cœur, à l’accomplissement des devoirs d’académicien. C’est ainsi, et seulement ainsi, que, dans la carrière des sciences, on acquiert des titres durables à l’estime, au respect, à l’admiration des contemporains et de la postérité. Permettez-moi d’ajouter (une telle pensée me semble pouvoir adoucir vos regrets), c’est ainsi qu’on parvient à illustrer sa vie sans la troubler.


FIN DU TOME DEUXIEME