Politique coloniale de la France/05

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POLITIQUE COLONIALE
DE LA FRANCE

LES PÊCHERIES DE TERRE-NEUVE.

I. Mémoire sur la Pêche de la Marne, par Milne-Edwards, 1829. — II. Dissertation sur plusieurs questions concernant la Pêche de la Morue, par Marec, 1831. — III. Newfoundland in 1842, by sir Richard Henry Bonnycastle, 2 vol., 1843. — IV. Mémoire sur la colonie de Saint-Pierre et Miquelon, par Filleau, 1850. — V. Voyage à Terre-Neuve, par Carpon, 1852. — VI. Missions et Pêcheries, par Thomassy, 1853. — VII. Journal of the Legislative Council of the Island of Newfoundland, 1857. — VIII. Réponse à la Protestation faite par l’assemblée législative de Terre-Neuve contre la convention du 14 janvier 1857, par P. Beautemps, 1858.


La pêche et la chasse furent les premiers arts de l’humanité, comme elles sont encore les principales occupations des peuples sauvages ; mais tandis que sur terre la chasse, comme travail productif, a fait place à l’agriculture, sur mer la pêche est devenue de siècle en siècle l’un des élémens de la richesse et de la puissance des peuples civilisés. Les temps modernes ont vu ses triomphes aussi bien que les temps anciens. Lorsque Sully, pour exprimer son estime des ressources agricoles, déclarait que « labourage et pâturage sont les deux mamelles de l’état », les Hollandais se vantaient « de gagner davantage et avec plus d’honneur, en labourant la mer de la quille de leurs vaisseaux, que ne fesaient les Français en labourant et cultivant leurs terres. » Cette fière parole, qui opposait à une insuffisante appréciation une exagération contraire, se rapportait aux grandes pêches par lesquelles s’était élevé au premier rang des puissances maritimes un peuple que ne semblaient appeler à une si haute destinée ni l’étendue de son territoire ni le nombre de ses habitans[1]. L’économie de la mer, comme on disait en ce temps, dédaignée par le ministre de Henri IV, au caractère froid et peu entreprenant, ainsi qu’il se qualifiait lui-même, entrevue par Richelieu dans ses projets sur la marine, négligée par Mazarin, qu’absorbaient les luttes du continent, ne fut appréciée à toute sa valeur que par Colbert, dont le génie demandait aux terres et aux mers de nouvelles sources de gloire pour son maître, de nouveaux élémens de fortune pour son pays. Sous le régime de l’ordonnance de 1681, nos pêcheries atteignirent une haute prospérité, qui fut bientôt suivie de cruels retours. Le traité d’Utrecht leur porta un coup funeste en dépouillant la France de l’Acadie et de Terre-Neuve, en ne lui laissant qu’un droit de pêche, pendant la saison d’été, sur une partie de cette dernière île. Le traité de Paris en 1763 mit le comble aux revers en y ajoutant la dépossession du Canada et de l’Ile-Royale (Cap-Breton).

Menacées d’une ruine complète, nos pêcheries ne se sauvèrent que grâce à un article de ce traité qui abandonnait à la France les stériles îlots de Saint-Pierre et de Miquelon, comme un dernier asile pour les vaincus qui voudraient rester fidèles à leur drapeau. L’énergie laborieuse d’une population expatriée donna bientôt à ces points une importance que sut apprécier Louis XVI, zélé restaurateur de la marine. Ces îles, prises par les Anglais pendant la guerre de l’indépendance, rendues par le traité de Versailles, par eux reprises au début de la révolution et gardées jusqu’à la fin de l’empire, furent restituées aux Français en vertu des traités de 1814 et 1815. Derniers vestiges d’une vaste et glorieuse domination dans le nord de l’Amérique, elles mériteraient, si petites qu’elles soient, un pieux hommage du patriotisme, mais elles se recommandent en outre comme points d’appui nécessaires de nos grandes pêches, qui sont elles-mêmes les écoles pratiques de notre navigation : à ce titre, ces possessions sont un des rouages essentiels de la politique coloniale de la France. Pour en montrer le rôle et l’importance, nous décrirons la région maritime qui les entoure, les populations qui s’y adonnent à la pêche, les caractères particuliers, les conséquences économiques et politiques de cette industrie. Nous serons ainsi conduits à apprécier un différend qui divise la France et l’Angleterre, et qui, après avoir retenti au printemps de 1859 dans la chambre des communes, est en ce moment l’objet d’une enquête instruite sur les lieux mêmes par des commissaires. La solution équitable de ce différend importe au maintien d’une alliance sur laquelle reposent la paix et l’équilibre du monde.


I. — THÉATRE DES PÊCHES. — TERRE-NEUVE. — SAINT-PIERRE ET MIQUELON. — LE GRAND-BANC.

En face et à quelque distance du Canada, sur le côté oriental du golfe de Saint-Laurent, s’élève du sein des eaux la grande île triangulaire de Terre-Neuve, qui n’occupe pas moins de 5 degrés de longitude sur 6 de latitude ; on dirait une barrière destinée à fermer l’accès de l’Amérique septentrionale, tant elle se rapproche du continent par ses deux extrémités nord et sud-ouest. Au premier aspect, elle manque de tout ce qui peut attirer et fixer des habitans. Un voile de brumes épaisses fait redouter des écueils cachés. Les sombres contours des côtes tantôt se creusent en cavernes où s’engouffrent les vagues avec de sinistres mugissemens, tantôt se hérissent en rocs abrupts et nus. Si une plage unie se déploie entre les accidens du rivage, elle n’est couverte que de galets et de sables. Au dehors, tout révèle une nature plus sauvage que généreuse, et l’intérieur ne modifie point cette impression. Les montagnes ombragées de maigres forêts de sapins et de bouleaux, la terre granitique couverte d’un tapis verdoyant de mousse humide, ne promettent rien à la culture. Des lacs et des rivières aux eaux enchaînées par la glace charment plus le peintre que l’industriel. En face de ce tableau sévère jusqu’à la tristesse, l’homme se demande si des semences résisteraient à un froid de 15 à 20 degrés pendant l’hiver, si les pâles rayons d’un soleil d’été mûriraient les récoltes.

À quelques lieues au sud de Terre-Neuve, Saint-Pierre et Miquelon paraissent plus déshérités encore. Bien qu’une climature un peu moins rude y prolonge l’automne jusqu’en novembre et éveille le printemps en avril, les conditions agricoles y sont pires encore que dans la grande île. À Saint-Pierre, qui a seulement 2,600 hectares de superficie, le sol n’est guère qu’un rocher recouvert d’une couche de tourbe, et les petites vallées qui séparent les éminences montagneuses sont presque partout remplies par des étangs. Miquelon, autrefois divisé en deux par un canal que les envasemens de la mer ont comblé, présente une plus grande étendue de territoire (de 15 à 16,000 hectares), il possède aussi des plaines et des pâturages favorables au bétail ; mais ses landes paraissent bien peu productives, et le froid y est des plus rigoureux.

Dans ces mornes solitudes, dont l’aspect annonce le seuil des régions arctiques, l’âpreté du climat est moins due à la position géographique, car Terre-Neuve est sous la même latitude que le nord de la France, qu’aux vents et aux courans : venant directement du pôle ou de la baie de Baffin par le détroit de Davis, ils entraînent avec eux de vastes plaines et de hautes montagnes de glace qui répandent une atmosphère hyperboréenne sur toutes les régions dont elles s’approchent, et parcourent à l’aventure les mers jusqu’à ce que les chaudes brises du sud et les tièdes courans du golfe du Mexique aient divisé ces masses énormes en blocs errans que le soleil de juillet achève de fondre.

L’homme aurait fui à tout jamais ces lieux désolés, s’il n’eût découvert aux environs de Terre-Neuve des bancs sous-marins peuplés de poissons dont il pouvait faire sa nourriture et un objet de commerce lointain. À des profondeurs variables de vingt-cinq à soixante brasses se trouvent des alluvions vaseuses ou des collines qui sont distribuées depuis le continent américain jusque bien avant dans l’Océan-Atlantique : sorte d’archipel invisible qui ne se révèle au navigateur que par la teinte plus claire ou par l’agitation et la fraîcheur des eaux. Le plus vaste et le plus fameux de tous ces bancs est connu généralement sous le nom de Grand-Banc de Terre-Neuve, qui n’a pas moins de deux cents lieues de long sur cent de large, patrie native ou quartier-général d’innombrables légions de poissons. C’est là que foisonne surtout la morue, soit qu’elle y dépose son frai, soit qu’elle s’y rende après l’avoir confié aux algues des rivages. Aux dernières semaines d’avril, elle abandonne ses stations inconnues d’hiver, et vient chercher sa nourriture sur le Grand-Banc. On y assiste pendant tout l’été à une fermentation tumultueuse de vie animale qui se prolonge en traînées mouvantes le long des îles voisines et du continent, et attire une multitude d’oiseaux du ciel jusqu’à ce que l’hiver refoule de nouveau les forts et les faibles dans le fond des mers ou dans les régions polaires et équatoriales jusqu’au printemps prochain.

Depuis l’origine des âges, ces évolutions s’accomplissaient, ignorées des hommes, lorsque Terre-Neuve fut découverte en 1497[2], cinq ans après que Colomb eut révélé l’existence du Nouveau-Monde, par Jean et Sébastien Cabot, navigateurs vénitiens, voyageant au service de Henri VII, roi d’Angleterre. Dès qu’on sut, par des pêches abondantes, que les mers d’Amérique recélaient, comme les terres, leurs trésors, cette contrée révéla des mérites inaperçus d’abord. En vertu de ces harmonies naturelles que la raison n’admet pas volontiers à titre de causes finales, mais que l’œil et l’esprit se plaisent instinctivement à constater, tout parut disposé en ces lieux pour la destination qu’indiquait l’affluence du poisson. Les cinq cents lieues de pourtour de Terre-Neuve, déchirées par les convulsions terrestres dans les âges de cataclysme et par les flots dans les jours de tempête, se montrèrent heureusement découpées, comme par une prévoyance bienfaisante, en golfes ou en baies, dentelées en une infinité d’anses et de criques offrant aux migrations des poissons de vastes et profonds espaces, aux pêcheurs des havres de grâce et des ports. Les plages, parsemées de cailloux et couvertes de sables, furent jugées des grèves commodes pour y étaler et sécher les récoltes de la mer. Les forêts de l’intérieur, épaisses, sinon hautes, fourniraient du bois pour les navires, pour les habitations, pour le chauffage. Dès lors les navigateurs abordèrent avec courage ces terres d’une apparence peu hospitalière, et, pour assurer leur prise de possession, la mirent à l’abri du drapeau de leur patrie. Les Français s’établirent sur la côte méridionale autour du lieu qui reçut d’eux le doux nom un peu hasardé de Plaisance, les Anglais sur la côte orientale autour de Saint-Jean. De ces bords, comme d’une solide base d’opérations, les uns et les autres, excités par le besoin, par l’ardeur du gain, par la rivalité de métier et de nation, sondèrent avec leurs filets et leurs lignes toutes les eaux environnantes, et lancèrent leurs bâtimens jusque sur le Grand-Banc, où ils rencontrèrent de nombreux navires équipés par l’Espagne et le Portugal.

Telle fut l’origine du renom de Terre-Neuve et la cause première de son importance. À travers les vicissitudes politiques, cette île avec ses dépendances n’a cessé d’être depuis trois siècles la principale source qui répand dans le monde un aliment bien humble, mais bien utile. Ce n’est pas que la morue ne se trouve ailleurs : on la pêche en maints autres lieux, au large de la mer de l’Islande, le long des côtes de l’Écosse et de la Norvège, autour des îles Fœroë et Shetland, sur le Dogger-Bank, qui est situé à portée de l’Angleterre, du Danemark et de la Hollande. Une variété estimée, quoique plus petite, fréquente le large canal qui s’étend entre les Canaries et l’Afrique occidentale ; l’espèce commune peuple le détroit de Behring et les immenses plaines liquides au nord de l’Océan-Pacifique. Malgré toutes ces concurrences, Terre-Neuve a conservé sa popularité, parce que nulle part le poisson n’est pêché, préparé, expédié au loin par une flotte commerciale aussi nombreuse. Depuis la décadence maritime de la race espagnole et portugaise, cette flotte se répartit entre trois peuples seulement, la France, l’Angleterre et les États-Unis. Parmi les navires français, les seuls dont nous voulions suivre avec détail les opérations, une partie est équipée sur place, à Saint-Pierre ou Miquelon ; le reste, en nombre bien supérieur, est armé dans les ports de France. C’est à ce double point de départ qu’on va suivre nos pêcheurs et nos armateurs.


II. — PÊCHEURS ACADIENS, IRLANDAIS. — RACES ET PROVINCES FRANÇAISES.
— PORTS DE L’OCÉAN.

La classe des pêcheurs de Saint-Pierre et Miquelon comprend trois élémens : les sédentaires, qui demeurent en permanence sur ces îles où ils sont nés ; les hivernans, venus de France pour y rester quelques années et s’en retourner avec une petite fortune ; les matelots passagers ou consortés, qui n’y font qu’une campagne, tout employée à pêcher pour leur propre compte ou comme auxiliaires des patrons résidens et hivernans. Avec ces matelots arrivent des groupes d’émigrans temporaires qui viennent exercer dans la colonie française tous les métiers et commerces qu’exige un grand mouvement de population pendant l’été, celui de cabaretier par exemple, de tous le plus facile et le plus lucratif. Enfin une catégorie assez nombreuse d’agens commerciaux des maisons de France y forme, avec les employés et fonctionnaires du gouvernement, le noyau d’une bourgeoisie locale, à laquelle viennent se mêler, dans la belle saison, les états-majors tant de la division navale chargée de la police que de celle des Antilles, qui depuis quelque temps y passe la saison d’été. Parmi tout ce monde, nous ne parlerons que des pêcheurs, les seuls qui aient une physionomie particulière, fort altérée à Saint-Pierre par tant de mélange, mais conservée intacte à Miquelon, où l’on peut de nos jours observer dans toute leur pureté les derniers rejetons de la race acadienne, qui tirait son nom du pays devenu depuis le traité d’Utrecht la Nouvelle-Écosse.

Au souvenir de l’Acadie et de ses valeureux habitans doivent s’éveiller au cœur de la France bien des regrets, amers comme des remords. Issus de familles originaires du pays basque, de la Bretagne et de la Normandie, Acadiens et Canadiens (entre eux la différence est petite), dignes fils des compagnons de Jacques Cartier, de Champlain, de Roberval, personnifiaient avec honneur et éclat dans le nord de l’Amérique le génie éminemment colonisateur de la race française. Ils ne cédèrent qu’à l’inégalité du nombre et des forces, abandonnés par la vieillesse découragée de Louis XIV et par la coupable incurie de son héritier. Port-Royal, Louisbourg, Québec, succombèrent l’un après l’autre sous les coups de l’Angleterre ou de ses colons américains, et leurs vaillans défenseurs comme leurs plus paisibles habitans, violemment dispersés sur tous les rivages, éprouvèrent ce qu’aux jours des luttes guerrières contiennent de vengeances le cœur des plus puissantes nations et de faiblesses l’âme des plus généreuses. Les malheurs des vaincus ont inspiré à Longfellow son poème d’Évangéline. À partir de 1764, Saint-Pierre et Miquelon devinrent l’asile de ces victimes errantes de la politique : les familles qui ne voulurent pas s’incliner devant la fortune britannique s’y rendirent de l’Acadie, de l’Île-Royale, de l’Île-Saint-Jean (Prince-Édouard) sans y trouver une longue sécurité, car les nouvelles possessions françaises tombèrent au pouvoir des Anglais à chaque renouvellement de guerre. Deux fois transportés en France, en 1774 et 1794, et deux fois réintégrés à Saint-Pierre et Miquelon, en 1784 et 1815, les Acadiens primitifs et leurs descendans s’y sont définitivement fixés, non sans trahir quelques inquiétudes sur la durée de leur séjour par une prédilection particulière pour les maisons de bois et les installations provisoires. La restauration remit chaque famille en possession des grèves qu’elle avait jadis occupées, et distribua de nouveaux lots ; des subventions adoucirent la misère et soutinrent le courage, et l’on a vu une partie de cette énergique population acquérir enfin l’aisance par le travail. C’est à la pêche de la morue qu’elle doit ce bien-être.

Les Acadiens de Miquelon, comme les pêcheurs de Saint-Pierre, la pratiquent sur des barques montées de deux hommes dans les eaux très poissonneuses des deux îles et jusqu’à mi-canal de Terre-Neuve, sur des bateaux pontés et des chaloupes, avec quatre ou six hommes d’équipage, dans les bancs voisins que leur abandonnent les grands navires, dont l’équipage tout entier n’y trouverait pas de l’emploi. Enfin, avec des goëlettes servies par un plus nombreux personnel, ils s’avancent à l’est jusqu’au Grand-Banc, et au nord-ouest dans le golfe de Saint-Laurent ainsi que dans les baies de la côte occidentale de Terre-Neuve. Dans leur navigation du golfe, ils cultivent des relations d’amitié et de lointaine parenté, que des mariages renouvellent parfois, avec quelques familles de même souche qui sont restées dans les îles de la Magdeleine et sur la côte méridionale de Terre-Neuve. Quelques Acadiens sont même descendus dans la baie de Saint-George, à l’ouest de l’île, où ils se sont alliés aux belles familles irlandaises établies sur ce point pour y exercer en toute sécurité leur industrie de pêcheurs. Malgré ces alliances, peu nombreuses du reste, bien que la communauté de malheurs et de religion y invite, malgré de fréquens échanges de marchandises, les deux races restent profondément distinctes. Dans tout l’extérieur de la race acadienne se révèle la supériorité du créole sur l’émigrant. Les traits fins de l’Acadien, son franc et calme sourire, son regard bienveillant, quoique assuré, sa taille haute et ferme, tout en lui atteste cette noble confiance que développe l’habitude des luttes victorieuses contre la nature au sein d’une société dont on est un membre utile et actif. Cet instinct de puissante personnalité n’a pu que croître au contact des citoyens libres de l’Angleterre et des États-Unis, et il n’a pourtant pas altéré les caractères originels. Comme leurs ancêtres, les Acadiens de nos jours sont simples, honnêtes, hospitaliers, religieux, indomptables au travail, courageux sans bravade. Chez eux se perpétue la vie patriarcale des familles acadiennes des xvie et xviie siècles, fidèle reflet des mœurs provinciales de ces temps et de la race française, à la fois très sociable envers les étrangers et très persistante dans son type propre.

Faute de chants et de légendes qui aient conservé les traditions, les souvenirs des Miquelonnais ne remontent pas jusqu’à cette époque éloignée. Leur patriotisme rétrospectif s’arrête aux guerres de la révolution et de l’empire, pendant lesquelles leurs pères firent beaucoup de mal au commerce anglais par des courses audacieuses qui les conduisirent presque tous sur les pontons britanniques, d’où ils s’échappèrent. Les noms des corsaires les plus fameux se conservent dans la mémoire des familles, grâce aux récits du bord et du foyer. Cependant le voile de l’oubli s’étend peu à peu sur ces réminiscences d’un autre âge, et les chansons du gaillard d’avant, qui retentissent plus souvent que les hymnes guerriers, attestent des élans de cœur plus amoureux que belliqueux et des haines amorties par une longue paix.

La population permanente de Saint-Pierre et Miquelon est d’environ 1,500 habitans : elle ne croît que bien lentement, quoiqu’elle participe à la fécondité des races ichthyophages, que favorisent des mariages précoces et les charges légères d’une famille de pêcheurs à qui tout nouvel enfant promet un surcroît de bras utiles. Pourtant l’air est pur et d’une salubrité exceptionnelle. Il faut dire que ce climat, si fortifiant pour les adultes, est des plus sévères pour tous les êtres faibles : les robustes seuls lui résistent. Les accidens de la vie de mer enlèvent aussi beaucoup d’hommes. Enfin l’espace manque à l’ambition, et l’on voit des jeunes gens émigrer aux États-Unis et au Canada, où ils iront rejoindre les débris épars des antiques souches de la Bretagne et de la Normandie. De ces provinces, en y ajoutant le pays basque, partirent les premières et peu nombreuses familles qui allèrent peupler la Nouvelle-France. Depuis le jour où nos établissemens tombèrent de nos mains dans des mains étrangères, le courant a cessé d’atteindre le continent ; mais il se dirige toujours vers l’ouest, s’arrêtant en route, au Grand-Banc, à Terre-Neuve, à Saint-Pierre. Nos populations maritimes n’ont plus voulu coloniser pour le profit de l’Angleterre, mais elles pêchent toujours pour elles-mêmes.

La grande pêche est une industrie spéciale qui se naturalisa de bonne heure dans une vingtaine de ports de l’Océan, sous le seul mobile de l’intérêt individuel, nourri de cette sève municipale et provinciale qui fut un des ressorts, encore aujourd’hui les plus regrettables, de l’ancienne France. Elle eut l’heureuse chance, peut-être parce qu’on l’estima moins que les mines de métaux précieux, de n’être jamais comprise dans les privilèges des compagnies commerciales, et cette liberté fit sa force et sa popularité. Les ports de pêche ne sont pas les plus importans par le mouvement commercial ; ainsi Bordeaux, Nantes, Le Havre y prennent une petite part. On dirait l’une de ces laborieuses professions, plus utiles que brillantes, auxquelles se consacre la bourgeoisie, c’est-à-dire les moyens et petits ports, et que dédaignent les grandes et aristocratiques cités maritimes. Peut-être aussi la forme des rivages, plus ou moins favorables à la pêche côtière, apprentissage de la grande, a-t-elle dirigé d’abord les populations vers des travaux dont l’habitude a fait un goût et une vocation. Les villes de la Méditerranée, plus éloignées du théâtre des pêches, ont laissé le champ libre à celles de l’Océan : les ports de Cette et de Marseille y envoient néanmoins quelques navires de transport, qui, en échange de vins, rapportent des cargaisons de morue dont la préparation s’achève sur des séchoirs que trahit au loin une odeur caractéristique.

Parmi les riverains de l’Océan adonnés à la pêche de Terre-Neuve, le premier rang, dans l’ordre historique, appartient aux Basques. Dès le moyen âge, ils furent en effet les premiers, et longtemps les seuls, à harponner les baleines qui fréquentaient alors le golfe de Gascogne. Ils lançaient sur la mer de vraies flottes baleinières, comptant jusqu’à quarante bâtimens. Aussi acquirent-ils dans cette audacieuse carrière le renom des plus hardis marins de l’univers, poursuivant leur proie jusqu’en Islande et au Groënland. Quand la Hollande voulut s’engager dans la même voie, elle fit appel, à prix d’or, aux patrons basques, et récompensa en outre leurs services par des honneurs, même par des statues. Aux mêmes maîtres l’Angleterre demanda des leçons. C’est à la suite des baleines blessées que les Basques furent, d’après leurs traditions, conduits sur le Grand-Banc dès le milieu du xve siècle, et y trouvèrent les morues, qu’ils ne cherchaient pas. Des historiens leur accordent même l’honneur, qu’ils revendiquent vivement, d’avoir les premiers abordé à Terre-Neuve, au Labrador, au golfe du Saint-Laurent, en Acadie, et d’avoir donné à l’ensemble de ces pays inconnus le nom que Cabot recueillit plus tard de la bouche des indigènes[3]. Quoi qu’il en soit de cette découverte, comme elle ne reçut aucune publicité, et ne profita ni à la science ni à la navigation, c’est avec justice que les contemporains ont réclamé pour Cabot la gloire d’avoir révélé Terre-Neuve à l’Europe. Qu’il suffise aux Basques du mérite incontesté d’avoir devancé tous leurs rivaux dans la pêche de la morue comme dans celle de la baleine ! Ils s’y attachèrent avec persévérance, et lorsque le contre-coup de la guerre pour la succession d’Espagne menaça leurs intérêts, les négocians de Saint-Jean-de-Luz, prenant une initiative indépendante qui les recommande à l’estime de la postérité, adressèrent au syndic du pays de Labourd, représentant du pouvoir royal, un mémoire où ils soutenaient avec énergie que la conservation de tous les ports méridionaux de Terre-Neuve était de la plus haute importance pour le commerce de l’Amérique, et surtout pour l’approvisionnement du Canada et de l’Acadie. Ils ajoutaient que Terre-Neuve était une conquête des peuples que la couronne ne pouvait livrer à l’étranger. Leurs respectueuses protestations ne furent pas écoutées, et tandis que le vieux monarque français, bien que fatigué de luttes, inclinait à refuser une telle concession, dont il entrevoyait les funestes conséquences, les courtisans entraînèrent son consentement en lui assurant que c’était un pays inhabitable et sans valeur. Aujourd’hui Terre-Neuve est un des beaux fleurons de la couronne d’Angleterre.

Chassés de l’île, les Basques se tournèrent vers le Grand-Banc, et depuis cent cinquante ans ils lui restent fidèles comme à un patrimoine de famille ; mais la fortune ne leur a pas témoigné la même constance. Aux jours prospères du xvie et xviie siècle, la ville principale du pays basque, Saint-Jean-de-Luz, enrichie par ses pêches et ses courses, était devenue une florissante cité, dont les négocians, imitant les plus illustres citoyens de Florence et de Venise, bâtissaient pour leur demeure des palais opulens, ornés des merveilles de l’industrie et de l’art, dignes de recevoir sur leurs dalles de marbre, sous leurs lambris dorés, les royaux personnages qui, depuis François Ier jusqu’à Louis XIV, furent conduits par la politique dans les murs de cette ville, la plus voisine de la Bidassoa et de l’Espagne. Cette grandeur, qui ennoblissait la fortune, confiait à l’avenir les plus vastes espérances, lorsque l’Océan, à l’éternelle douleur des habitans de Saint-Jean-de-Luz, dans un jour de fureur, franchit les limites que Dieu semblait là avoir fixées, brisa les rochers qui défendaient l’entrée du port, et, s’élançant au-delà de la plage, assaillit la ville. C’était vers 1675. Depuis cette date néfaste, les attaques des flots envahissans ont redoublé d’année en année ; la barre de la Nivelle, rivière qui débouche en cet endroit dans la mer, a été bouleversée, et la ville minée. Les vagues ont englouti l’une après l’autre toutes les barrières dressées contre elles d’après les inspirations de Vauban, elles ont même défié le génie de Napoléon, qui, en un jour de noble ambition, résolut de les enchaîner. Une seule barque de pêche flotte dans ce port, où se pressaient jadis jusqu’à quatre-vingts navires. La malheureuse ville, dépeuplée, ruinée, évoquant ses souvenirs comme des rêves dans la tristesse solennelle de ses rues silencieuses, en est réduite à demander sa renaissance à des bains de mer dont un charmant paysage et le renom de Biarritz font présager le succès[4]. Bayonne a recueilli son héritage maritime, et l’entretient dans des proportions modestes qui ne rappellent que de loin la splendeur des temps passés. C’est que la baleine et la morue étaient tout pour Saint-Jean-de Luz. La baleine n’est plus rien pour Bayonne, et la morue n’y est qu’un accessoire. Elle est moins encore pour Bordeaux, qui compte à peine cinq ou six navires terre-neuviens.

Le goût des Basques pour la mer et la pêche a résisté à cette épreuve. C’est dans les trente communes du pays de Labourd et quelques cantons de la Biscaye espagnole que les armateurs de Bayonne et de Bordeaux, quelquefois même des ports plus éloignés, recrutent leurs matelots, qui se montrent dignes de l’antique réputation de leur race, malgré quelques signes de déchéance dont on accuse le croisement avec les populations limitrophes, moins bien douées. Les Basques sont entreprenans et intrépides, d’une adresse et d’une agilité proverbiales, sobres, subordonnés comme des gens pour qui la discipline est une vieille tradition. Toutefois leur tempérament méridional, qui brille par un vif entrain, ne résiste pas avec la même énergie au découragement. La morue est la fortune du pays basque ; il est tel village à qui elle rapporte tous les ans plus de 200,000 fr. Ce serait pour bien des familles le noyau d’une solide aisance, si les belles Basquaises apportaient dans le ménage quelques habitudes d’économie ; mais exclues de toute influence dans les affaires domestiques par l’orgueil viril, qui n’admet pas même les femmes à la danse nationale avec les hommes, elles se vengent de cet isolement en dissipant d’avance par leurs profusions le gain de leurs maris.

Les Bretons suivirent de près à Terre-Neuve les Basques, dont ils furent les émules, les associés et devinrent quelquefois les parens par alliance. Dans leurs ports, que la mer a respectés, les armemens ont pu se continuer depuis trois siècles sans autre cause d’interruption que la guerre. Aussi notre époque trouve-t-elle les Bretons fidèles à leur antique industrie. Dans les cinq départemens formés de la Bretagne, la grande pêche est pour une douzaine de ports une branche considérable, quelquefois la plus importante, de spéculation et de fortune : aux premiers rangs se placent Saint-Malo et son voisin Saint-Servan, Saint-Brieuc, Paimpol, Binic. D’une activité résolue, quoique réservée et grave, excellens pêcheurs quand ils sont sobres, très soumis dans leur service, de sang-froid dans le danger, les Bretons sont toujours un type de bons marins, et ne permettent pas d’oublier que Louis XIV avait prescrit que le vaisseau-amiral de ses flottes fût exclusivement monté par des Malouins. C’est un enfant de Saint-Malo, Jacques Cartier, qui le premier pénétra dans le fleuve de Saint-Laurent, et sa mémoire recevait, il y a quelques années, dans sa ville natale, un solennel hommage de ses compatriotes. Les noms de beaucoup de caps, de baies et d’îlots, sur les côtes de Terre-Neuve, témoignent des explorations des navigateurs bretons.

La Normandie compte aussi sur la Manche divers ports qui expédient à Terre-Neuve : Dieppe, Fécamp, Granville surtout, qui doit à ce genre d’armemens son renom et sa richesse, et qui arme tous les ans une soixantaine de navires montés par 2,500 hommes, au recrutement desquels sa population ne suffit pas. Comme les Bretons, les Normands sont de solides matelots, à toute épreuve au plus fort du danger, mais moins sobres, plus enclins aux plaintes, plus sujets à la nostalgie. Entre tous les Normands, les Dieppois sont des marins d’élite, beaux, grands, forts, très disciplinés à bord, quoique d’un maniement difficile à terre, avec plus de ressort en bien comme en mal. Dans ces natures douées d’initiative revivent dignement les navigateurs qui ouvrirent à la France la noble carrière des lointaines aventures de mer, en allant dès le xve siècle recueillir l’ivoire et l’or à la côte occidentale d’Afrique. Leurs aïeux prirent une grande part à la colonisation du Canada, où se perpétuent encore les familles originaires de la Normandie, avec les lois et les coutumes, les habits et le langage de leur patrie, au milieu de villages, de vergers et de cultures qui leur représentent au-delà des mers la France, toujours chère à leurs cœurs.

Tous ces marins, quels que soient leurs mérites, sont peut-être dépassés par les Flamands, une admirable race de pêcheurs, aussi braves qu’habiles, qui seraient parfaits si l’abus des boissons enivrantes ne compromettait trop souvent leur subordination. Nous ne les avons pas compris parmi les populations qui exploitent Terre-Neuve, parce que Gravelines et Dunkerque, qui sont les principaux ports d’armement de la région flamande, dirigent leurs navires vers l’Islande. Sous ces âpres latitudes, sur des mers toujours tourmentées par les vents et les courans, souvent bouleversées par les tempêtes, les navires passent six mois au large, sous voiles, entre ciel et eau, à chaque instant menacés d’être bloqués par les glaces, brisés par leur choc, ou de sombrer dans l’ouragan. Là se forment des hommes de mer incomparables, durs et souples comme l’acier. Longtemps les Flamands, avec leurs voisins de Boulogne, furent les seuls à courir ces périls, qui dans l’ancien régime étaient compensés par le privilège d’approvisionner Paris en morue. Depuis quelques années, divers ports bretons et normands, Paimpol et Granville entre autres, se lancent sur leurs traces. La France ne peut qu’applaudir à une concurrence qui développe tant d’éminentes qualités, aussi précieuses pour nos escadres militaires que pour les flottes commerciales.

Dans tous les pays de pêche, l’apprentissage de ces qualités se fait de bonne heure. Dès l’âge de douze ans, l’enfant monte comme mousse, d’abord sur un bateau de pêche côtière, puis sur un navire terre-neuvien, qui est tenu d’embarquer un mousse par dix hommes d’équipage. À seize ans, il passe novice et continue son métier. Il atteint sa vingtième année, familier avec la mer et toutes ses fatigues, fortement préparé à de nouvelles épreuves. Enrôlé alors sur les bâtimens de l’état, le jeune marin devient un fin matelot, habile à toutes les manœuvres, plié à la discipline, instruit par l’enseignement du bord et les lointains voyages, dominé non plus par l’orgueil provincial, mais par le sentiment du devoir envers la patrie, pour laquelle il est prêt à dépenser sa vie à tout instant, sans mesure et sans regret. Après trois ans de service public, rendu à la liberté et au pays natal, il songe à se marier. Puis à la première occasion il s’engage au commerce sans jamais demander au capitaine où on le mènera, mais ce qu’il gagnera. La destinée le ramène-t-elle à Terre-Neuve, il recommence ses voyages comme ses labeurs avec plaisir, et les renouvelle jusqu’à ce que l’état le réclame pour une seconde période triennale de service. À sa libération définitive, qui arrive, sauf en temps de guerre[5], vers la trentième année, notre pêcheur est un matelot accompli, un des hommes les mieux trempés que la société connaisse, au niveau de tous les devoirs par son courage et sa force, unissant à un degré supérieur l’élan au sang-froid, l’attaque hardie à la résistance passive. Il sera également propre au cabotage et au long cours, au commerce et à la guerre ; mais la grande pêche conservera ses préférences. Il s’y engagera tous les ans jusqu’à ce que les capitaines ne veuillent plus de lui. Alors il descendra tristement le second versant de la vie, se livrant, pendant quelques années encore, à la pêche sur la côte, puis redevenant simple pêcheur à pied sur le rivage. Enfin, retenu au logis par les ans et les infirmités, il réparera les filets et les lignes, excitant les vocations naissantes par le récit de ses aventures, qu’il n’a garde d’amoindrir. Des cendres de cette activité éteinte renaîtront des rejetons qui reprendront le métier paternel pour grandir à leur tour, baisser et finir de même.

Les capitaines s’appliquent à recruter des équipages de même province et parlant la même langue. Quand l’idiome de la province domine seul à bord, le bon accord est plus assuré, la surveillance moins difficile, les ordres sont mieux exécutés. Cependant le pays basque et la Bretagne ont un excédant de population dont profitent les armateurs normands et flamands. Les contrats d’engagement, fixés par des règles séculaires, consacrent un principe de justice qui pourrait trouver sa place dans bien d’autres entreprises : ils stipulent toujours, outre la nourriture, un minimum de bénéfice, qui est payé avant l’embarquement, et une part éventuelle dans le produit de la pêche. Les avances varient en moyenne de 150 à 200 francs. La part de pêche est généralement fixée à un cinquième pour l’équipage entier, et se répartit en autant de lots qu’il y a d’hommes, plus deux lots en sus attribués au capitaine et au second. L’état-major a en outre droit à des prélèvemens en nature, en huile surtout, que l’on nomme des pratiques. Les maîtres-pêcheurs reçoivent aussi une rétribution proportionnelle au nombre de morues prises, ce dont ils justifient par les langues coupées. Dans le pays basque, l’équipage a droit aux trois septièmes, et les avances se réduisent à proportion. La part de pêche est toujours achetée par l’armateur à un prix fixé d’avance, ce qui traduit finalement en argent l’entière rémunération du travail. On estime que l’équipage perçoit en général du tiers au quart du rendement brut de la campagne, et que le lot de chaque matelot, dans une moyenne campagne, varie de 800 à 1,200 francs.

Pendant que ces arrangemens se concluent à terre, le navire achève ses préparatifs et se dispose à partir au premier signal que donneront la marée haute, le vent favorable, et le canon du port ou le carillon des cloches, échos des ordres administratifs.


III. — LE DÉPART. — LA TRAVERSÉE. — LA CAMPAGNE DE PÊCHE. — LA MORTE-SAISON.

Il y a trois époques de départ : le 1er mars pour les navires qui se rendent au Grand-Banc, où une première pêche peut se faire dès le mois d’avril ; le 1er avril pour ceux qui vont à la mer d’Islande ; le 1er mai enfin pour ceux qui font voile vers la côte nord-est de Terre-Neuve ; où la banquise persiste jusqu’à la fin de ce mois[6]. Longtemps l’époque du départ fut laissée à la libre appréciation des capitaines, qui se hâtaient d’arriver les premiers à Terre-Neuve pour retenir les meilleures grèves, défendues souvent par des barrières de glace qu’on faisait franchir aux matelots de pied ferme, ce qui causait beaucoup de disputes et d’accidens. Plus tard les armateurs tirèrent au sort les grèves, et le gouvernement de Louis XIV sanctionna cet usage, qui dure encore ; mais la centralisation, allant plus loin, a fixé des dates qu’il n’est pas permis de devancer, quels que soient la bonne volonté des équipages et le souffle favorable des vents.

Dans les ports qui expédient de nombreux navires, le départ a lieu à la même heure, et offre un spectacle solennel que les curieux viennent contempler de loin. Les matelots accourent sur le port d’un pas ferme, comme il convient à des gens résolus, plus préoccupés du succès qui les attend que des soucis qu’ils laissent après eux. Ils sont suivis jusqu’au pont du navire par les mères, les épouses et les filles, qui marchent, non pas éplorées, avec des cris et des larmes indignes de leur mâle courage, mais tristes et gravement recueillies, se demandant avec anxiété si la mer n’engloutira pas encore cette fois quelques victimes comme les années précédentes, et le souvenir des sinistres les plus récens émeut toutes ces âmes qui affectent la confiance. Chaque femme, pour protéger la vie qui lui est chère, a allumé un cierge qui brûle devant l’autel de la Vierge, patronne des marins, et une quête sera faite entre les familles pour faire dire des messes à l’intention des absens. Au signal donné, la flottille s’avance vers le large, portée sur le jusant de la marée, et les regards, les adieux, les bénédictions du cœur et de la main suivent jusqu’au bout de l’horizon ces navires qui déploient au vent leurs blanches voiles, trois-mâts, bricks, goëlettes, rivalisant d’ardeur pour fendre les flots de leur proue, à la fois amincie et renforcée.

La traversée est longue, car huit cents lieues de mer séparent la France de Terre-Neuve. Elle est pénible. La prière du soir, chantée en commun, fortifie les cœurs à la fin des rudes journées de manœuvres. Quatre semaines environ après le départ, si l’on a échappé aux glaces et aux tempêtes, un air plus tiède et les traînées écumeuses des brisans annoncent l’approche des terres. Une atmosphère chargée de brouillards entoure les navires et retiendrait à distance les nouveau-venus ; mais les vétérans savent qu’entre les brumes du large et la côte se trouve souvent une zone lumineuse bien dégagée : ils avancent sans crainte, et, suivant leur destination, arrivent à Saint-Pierre ou à Terre-Neuve.

Bien que tous les navires français aient un droit égal à l’entier domaine des pêches, une longue tradition a créé des habitudes dont ils ne s’écartent guère. Bayonne et Bordeaux n’arment que pour le Grand-Banc, où leurs bâtimens rencontrent ceux de Saint-Malo, Saint-Servan, Granville, Fécamp, Dieppe, qui expédient aussi à la côte de Terre-Neuve, destination exclusive de la plupart des autres ports. Quant aux stations particulières dans chaque région, la même liberté préside au choix ; mais les capitaines soigneux qui ont une fois rencontré un bon fond le relèvent, en gardent le secret, et y reviennent l’année suivante avec de grandes espérances, souvent déçues. Là, comme en tout, l’innovation lutte parfois avec avantage contre la routine. Ainsi en 1858 la pêche au Grand-Banc a été très heureuse en des points qui n’avaient jamais été exploités. Il y a donc beaucoup de hasard dans le succès, et l’on a recherché en vain quelque loi naturelle pour l’abondance ou la rareté de la morue et ses directions habituelles. Cependant il est passé en proverbe que l’habile pêcheur fait la bonne pêche.

Suivant que l’on va au Grand-Banc ou à Terre-Neuve, le système général diffère ainsi que les pratiques spéciales. Pour le Grand-Banc, les navires, montés par une trentaine d’hommes, le dépassent d’abord, et arrivent à Saint-Pierre dès la fin de mars afin de s’y procurer l’appât (le bait des Anglais, boite des Français) nécessaire à leurs opérations. Suivant le poisson employé à cet usage, la campagne se divise en trois pêches. La première, qui se sert du hareng frais ou salé, se fait en avril et mai. Quand passe le capelan, de juin à juillet, commence la seconde pêche. Avec l’encornet, qui paraît vers la fin de l’été, se fait la troisième. Le produit des deux premières, après une préalable préparation en mer, est transporté à Saint-Pierre, où la dessiccation s’achève sur les grèves bien aérées de l’île : c’est la morue sèche. Le produit de la troisième, entassée sur le navire, forme la morue verte, qui est rapportée en France avec le retour d’automne, partie pour une consommation immédiate, partie pour être séchée et réexportée. La pêche au Grand-Banc est quelquefois appelée petite pêche, par opposition à celle de Terre-Neuve, parce que les armemens, étant plus coûteux, sont moins nombreux ; mais elle est en réalité la plus dangereuse. Les brumes y sont si épaisses, même en plein été, que souvent l’on n’y voit pas d’une extrémité à l’autre des navires, fort exposés à s’égarer ou à s’aborder. Pour prévenir les abordages, il est nécessaire que la cloche ou une corne, en guise de trompette, résonne presque sans relâche ; les vagues sont toujours houleuses, et les sinistres fréquens. En 1846, sept bâtimens y furent submergés par un même coup de vent : corps et biens, tout périt.

Sur la côte nord-est et nord de Terre-Neuve, rendez-vous du plus grand nombre des navires, la saison favorable ne commence qu’à la fin de mai, quand les vents du sud, en ouvrant et fondant la banquise, ont avancé le dégel. Il n’est pas inoui que les glaces retardent les opérations jusque vers la mi-juin, et c’est dans une courte période de trois mois à peine qu’un navire doit compléter son chargement. Pour mener à bien toutes les opérations en si peu de temps, il ne faut pas moins par navire de cinquante hommes, dont une partie s’embarque, l’autre reste à terre. Tout le poisson est journellement rapporté sur les échafauds dressés au bord de la mer et séché sur les grèves, de manière à former une seule pêche continue. Cette pêche ne prend toute son importance qu’à l’approche des capelans, qui arrivent en masses tumultueuses et énormes ; alors les morues, affriandées et comme enivrées, se précipitent en tout sens sur leurs bandes, et dévorent avec une gloutonnerie stupide l’appât que leur lancent les pêcheurs.

Les procédés de pêche diffèrent aussi suivant les stations. Au Grand-Banc, le navire, qui doit passer de longues semaines en mer, jette une ancre, et détache des chaloupes qui se mettent isolément en quête du poisson. Chacune d’elles laisse tomber deux lignes qui se fixent au fond par un grappin, et supportent cinq ou six mille hameçons. Le lendemain, les lignes sont relevées et le butin porté sur le pont du navire. À Terre-Neuve, les navires restent au mouillage, et envoient au large, dès le point du jour, des barques faire la pêche de l’appât et de la morue suivant divers procédés, parmi lesquels les plus usités sont la seine et la ligne à la main. La morue se presse quelquefois autour de la barque en troupes si serrées qu’on peut la faucher, c’est-à-dire l’atteindre et l’enlever au moyen de lignes armées de crocs sans autre appât qu’un simulacre de poisson en métal ; mais ce procédé est aujourd’hui défendu, comme blessant et faisant périr le poisson.

Les Anglais et les Américains accusent la ligne de fond de détruire le poisson et d’appauvrir la mer au préjudice de l’avenir. Se croyant plus sages que les Français, avec moins de règlemens, ils restent fidèles à l’antique procédé de la pêche à la ligne de main et à la dérive, et ils en obtiennent d’aussi bons résultats. Leurs prévisions, après avoir paru justifiées par quelques années de pêche mauvaises ou médiocres, ont été dernièrement démenties par un retour de bonnes années, ce qui semble établir que les engins plus ou moins destructeurs n’ont guère d’effet sur un poisson dont la fécondité dépasse l’imagination, car un patient naturaliste a compté 9,300,000 œufs dans le ventre d’une seule morue. Devant ces immenses récoltes que la nature renouvelle avec une inépuisable libéralité, et qui n’ont à craindre ni sécheresses ni grêles, il semble que l’humanité doive se rassurer.

De la main du pêcheur, la morue passe dans celle du décolleur, qui détache la tête, fonction que le chirurgien du bord cumule avec les soins médicaux de l’équipage ; puis elle est habillée, c’est-à-dire ouverte et préparée. D’autres mains la saupoudrent de sel et l’empilent. Pour la morue verte, on s’en tient là ; pour la morue sèche, qui doit supporter une longue conservation, on ajoute la salaison et la dessiccation sur les grèves ou des étendages mobiles, soit à Terre-Neuve, soit à Saint-Pierre, soit même en France après le retour. C’est une entreprise que les familles de Saint-Pierre prennent à la tâche. En Norvège, au lieu de saler la morue, on la fume au-dessus d’un foyer de chaleur ; elle devient le stockfish du commerce. Dans la mer d’Islande, on recourt à des étuves, et les Anglais ont essayé de séchoirs à vapeur.

Outre sa chair, dont tout le monde connaît le rôle comme aliment populaire, la morue donne à l’homme d’autres produits utiles : des œufs ou rogue, que les pêcheurs bretons salent pour servir d’appât dans la pêche de la sardine ; — des huiles, extraites du foie, dès longtemps appréciées par l’industrie, et qui ont acquis, pour le traitement des maladies de poitrine, une vogue que ne justifie pas toujours la pureté de la substance employée ; — la drache, qui est aux foies et à l’huile ce que le marc est au raisin et au vin, etc. Enfin, emploi plus singulier et pourtant plus ancien, la morue sèche remplit à Terre-Neuve, dans toutes les transactions, la fonction de monnaie de compte, le quintal (50 kilogrammes) de morue étant estimé 20 francs. Ce rapport reste fixe, et les variations de valeur dans la matière monétaire se traduisent en hausse ou baisse sur les marchandises. L’économie politique trouverait à redire à une coutume qui semble appartenir aux temps primitifs de l’humanité ; mais le commerce s’en accommode, et si jamais on fabrique une monnaie pour Terre-Neuve, elle devra porter en empreinte le poisson favori de cette île, suivant l’usage des villes romaines, dont la fortune avait une origine analogue.

La saison d’été tout entière se passe dans ces rudes et quotidiens travaux, que vient troubler trop souvent la nouvelle de quelque malheur. Le marin, bon, généreux, dévoué à ses frères, accourt au premier signal de détresse. La fraternité du cœur fait taire aussitôt les rivalités de langue, de race et de province, précieux aiguillons en temps ordinaire, et si les efforts ne réussissent pas toujours, jamais on ne peut en accuser l’égoïsme et l’indifférence des compagnons de pêche.

On pressent quels hommes de fer se forment à une école qui exige tous les jours de seize à dix-huit heures, vingt quelquefois, du labeur le plus rude. Jamais une plainte n’échappe au matelot pour excès de fatigue. Associé aux profits et aux pertes, il travaille pour lui-même, et puis c’est un point d’honneur, c’est l’esprit de corps de ne jamais se dire fatigué. Il réserve ses doléances pour la nourriture, pour le règlement, pour le commandement, et sur tous ces points il rappelle les grognards de l’armée de terre, qu’il imite encore en ce que, comme eux, il prend vivement la défense de ses chefs contre qui les critique, surtout quand il n’est plus sous leurs ordres. Aussi tout capitaine initié aux petits secrets du cœur marin recrute-t-il volontiers son monde pour les plus rudes campagnes non parmi les graviers, à qui le pacifique étendage des morues a valu le nom ironique de peltats, mais parmi les vrais pêcheurs. La navigation au long cours fournira des gabiers plus lestes, non de plus solides hommes de manœuvre. Dans un air froid, saturé d’oxygène, imprégné d’émanations salines, la santé s’est fortifiée, comme on le voit à la bonne mine des équipages revenant de Terre-Neuve, bien différens de ceux qui ont traversé la zone torride.

L’organisation hiérarchique seule laisse peut-être à désirer. Par une faveur exceptionnelle, le capitaine de pêche peut n’être qu’un simple maître au cabotage, grade qui est à la portée de tout matelot quelque peu intelligent et expérimenté. Ses inférieurs sont donc à peu près ses égaux, sauf le titre, et de plus ses associés en participation. Aussi deviennent-ils pour lui des camarades, ce qui n’arrive pas avec les capitaines au long cours, marins plus instruits, mais moins habiles pêcheurs. Cette familiarité, qui dégénère quelquefois en insubordination, a bientôt disparu avec les circonstances qui l’ont fait naître, et de la pratique des pêches il ne reste qu’un excellent apprentissage de la mer.

Trop heureux les cultivateurs, s’ils connaissaient leurs biens ! s’écriait Virgile dans un élan d’admiration pour la vie rurale. On surprend en soi la même exclamation à la pensée des spectacles charmans ou grandioses que la nature déploie sous les yeux des pêcheurs de Terre-Neuve. En ces latitudes, dans les longs jours d’été, les crépuscules du soir se fondent par des nuances limpides avec l’aube du matin. Durant les nuits sans brume, l’azur du ciel resplendit et les étoiles brillent avec un éclat qui rappelle les nuits tropicales. Sur la brume elle-même s’allongent mystérieusement les fantômes du mirage, nouveaux sujets d’étonnement. Des aurores boréales presque quotidiennes illuminent le firmament d’arcs lumineux ou d’aigrettes flamboyantes. Au lever et au coucher du soleil, les montagnes de glace, comme de gigantesques pyramides, se colorent de vifs rayons et de noires ombres. Sur la mer, des myriades d’insectes et de poissons allument un incendie de leurs reflets phosphorescens. Les grands souffleurs animent la scène par les colonnes d’eau qui jaillissent bruyantes de leurs évens, et les poissons de toute taille par leurs ébats. Même sous ces froides zones que l’on croirait vouées à l’immobilité de la mort, la vie circule dans les airs et dans les eaux, ardente d’amour, irritée par la faim, égayée par les jeux. Partout la création vibre et palpite, racontant la gloire du créateur des mondes. Hélas ! toutes ces beautés sont perdues pour le matelot, qui ne pense qu’à sa morue, comme le paysan de Virgile à son bétail.

L’été s’achève, et l’automne, court prélude de l’hiver, fermera bientôt par des chaînes de glace les mers de Terre-Neuve. Venus ensemble, les navires s’en vont isolément, chacun dès que sa cargaison est complète. Les vents du nord-ouest, qui avaient tant ralenti l’arrivée, hâteront le retour ; en douze ou quinze jours, on mouillera au port. Pour les jeunes filles et les fiancées, ces retours annuels et réguliers font de la saison d’automne le vrai printemps ; pour toutes les familles, quand elles se retrouvent au complet, c’est le temps des fêtes, où le matelot ne manque jamais d’apporter son panier de morue fraîche et sa boîte de capelan salé. Une fois débarqué, comme l’esclave, suivant Homère, le matelot perd la moitié de son âme. Il se remet sous la tutelle de sa femme (le Basque seul fait ou croit faire exception), le vrai capitaine du nouveau bord. Au départ, elle a reçu le salaire des mains de l’armateur ; au retour, elle touche le produit de la pêche et l’administre à son gré, à la seule condition de faire à son mari la part du cabaret et du tabac.

L’hiver n’est pas perdu pour les hommes qui aiment le travail. L’ouvrage abonde : ce sont les navires à décharger et bientôt après à recharger ; en quelques quartiers, la pêche des huîtres[7], partout celle du poisson frais, qui trouve à Paris un immense et inépuisable débouché[8]. Malgré ces ressources, la population des pêcheurs reste généralement pauvre, fait qui étonne quand on considère, que le poisson est une manne que sème à pleines mains la Providence, sans imposer à l’homme d’autre charge que la récolte. Quelle agriculture promet une moisson plus abondante, un gain plus sûr ? Et néanmoins ces avantages sont tous dominés par la loi suprême de l’offre et de la demande, qui tient peu de compte du prix de revient. Faute de consommateurs, le poisson reste à vil prix sur les rivages. Souhaitons que les chemins de fer, en mettant les marchés intérieurs plus à portée des lieux de production, accroissent la prospérité d’une des classes de travailleurs les plus dignes d’estime. Aujourd’hui le pauvre pêcheur arrive à cinquante ans d’âge et à trois cents mois de navigation effective sans épargne sérieuse, sans autre revenu que les 12 francs 25 centimes par mois que lui paie alors la caisse des invalides de la marine. Est-ce assez pour les services qu’il a rendus, les retenues qu’il a subies ? Jusqu’à présent, l’administration l’a supposé, puisqu’elle n’a point élevé cette pension ; mais les hommes de mer se récrient contre l’insuffisance des allocations, et beaucoup d’armateurs et d’officiers appuient les plaintes des matelots.

Plus heureuse, la classe des armateurs a sur celle des pêcheurs les avantages que donnent les capitaux, l’instruction et surtout l’esprit de conduite et d’économie, fruit d’une condition meilleure plutôt que d’une meilleure nature. La grande pêche revendique une large place dans les causes qui ont valu au commerce maritime la richesse et l’influence, et en ont fait le plus noble des commerces, parce qu’il en est le plus hardi et le plus difficile. Pour prendre dans l’état le même rang qu’en Angleterre, il lui manque seulement des mœurs qui le fixent dans les familles et en accroissent l’importance de génération en génération. Malheureusement à la spéculation laborieuse et patiente des pères succède trop souvent la dissipation effrénée des enfans. Au lieu de continuer, en l’élargissant, la carrière paternelle, comme le plus honorable des héritages, pour mourir à leur tour sur la brèche du travail, on voit beaucoup de fils d’armateurs, à peine maîtres de leur fortune, demander à Paris des plaisirs que la province leur mesurerait d’une main trop avare. Leur patrimoine passe dans les jeux de Bourse, qui tôt ou tard l’engloutissent. La prospérité des pères n’a point fondé pour l’avenir. La nation y perd comme la famille.

À Saint-Pierre et Miquelon, la vie s’écoule à l’abri de ces tentations, et l’on voit peu à peu l’aisance s’accumuler dans les ménages : toutes les heureuses spéculations du commerce local s’y traduisent en chaloupes ou en goëlettes comme en leur seule destination possible. On a vu comment le travail de l’été rend ces placemens lucratifs : la morte-saison n’y offre pas les mêmes ressources qu’en France. Les festins et les danses au dedans des maisons de bois, où l’exemple des Anglais a fait pénétrer le comfortable et une chaude température ; au dehors, les excursions sur les montagnes, la pêche à l’éperlan sur les lacs, quelques courses en traîneaux tirés par les chiens de Terre-Neuve, telles sont les seules distractions de l’hiver. Au risque d’être ensevelis dans les poudrins, tourbillons de neige aux aiguilles acérées et pénétrantes, les chasseurs courent après les animaux à fourrure, renards, loutres, rats musqués, dont les races ont résisté à trois siècles d’extermination. Ils laissent aux Anglais la chasse aux phoques, qui viennent en nombreuses troupes s’ébattre sur les prairies de glace, le long des côtes du Labrador.

Aux premières brises printanières qui soufflent du sud, la ruche humaine, engourdie par un long chômage, s’éveille et s’agite ; les hommes courent aux agrès pour les réparer, aux bateaux pour les remettre en état et à flot, aux grèves pour les nettoyer, dans les anses de Miquelon pour faire provision d’un appât connu sous le nom de coque. Les regards et les cœurs se tournent vers l’orient, où brilleront bientôt, comme de blanches étoiles, les premières voiles de France. Elles arrivent en mars, et le cycle des travaux recommence. Ainsi s’écoulent et se renouvellent les générations, toujours alternant de six mois d’oisiveté, de solitude et de frivoles amusemens, à six mois de laborieuse et non moins joyeuse activité. Aussi rapide est le réveil de la nature que celui de l’homme. En quelques jours, les semences lèvent et croissent dans les jardins, toutes les herbes reverdissent sur les montagnes, les arbres poussent des jets vigoureux, et quelques semaines suffisent à des phases de végétation qui durent ailleurs des mois entiers.


IV. — RÔLE COMMERCIAL ET ÉCONOMIQUE DE SAINT-PIERRE ET MIQUELON. — LES PRIMES.

Au sein de ce mouvement d’hommes et de choses, il est aisé de constater le rôle propre de la petite colonie française. Saint-Pierre est le point d’appui de toutes les expéditions au Grand-Banc, qui viennent s’y approvisionner d’appât, renouveler leurs vivres et agrès, réparer leurs avaries : elles y déposent le produit des deux premières pêches, qui sont préparées et desséchées par les femmes et les enfans des familles sédentaires. C’est encore à Saint-Pierre qu’emmagasinent leurs récoltes les navires qui fréquentent Terre-Neuve, et à qui tout établissement sédentaire sur l’île est interdit. De là partent des expéditions directes, pendant huit ou neuf mois de l’année, pour les colonies françaises et les divers marchés américains. Saint-Pierre devient ainsi le nécessaire complément de tout le système des pêches.

Ses côtes, dont le relevé hydrographique occupa la jeunesse de Cook, présentent à l’est une rade et un port favorables à cette fonction d’auxiliaire. La rade, couverte contre la houle du large par l’îlot aux Chiens, est parfaitement sûre d’avril en décembre ; elle peut contenir quarante grands bâtimens. Dans le port ou barrachois, cent navires moyens du commerce tiennent à leur aise. Plus de cinquante, tirant jusqu’à 4 mètres d’eau, y mouilleraient avec sécurité pendant l’année entière après avoir pu y entrer pendant neuf mois. Dans ce double abri, il n’est pas rare de voir, au fort de l’été, trois cents navires pressés bord à bord. Un tel établissement, le seul qui reste à la France dans les eaux de l’Océan-Atlantique septentrional, a certes un grand prix pour une puissance maritime qui doit posséder, sur tous les points du globe, des stations de refuge, de réparations et de ravitaillement, et en même temps de surveillance politique et d’observations scientifiques. Cette dernière mission est dévolue à une division navale, composée de trois ou quatre bateaux à vapeur, qui se rend tous les ans dans ces parages pour y faire la police du port, protéger et secourir les pêcheurs, assurer l’exécution des règlemens, prévenir les conflits avec les voisins et rivaux. C’est à Saint-Pierre qu’est le rendez-vous de la petite escadre au départ et au retour ; c’est aussi le centre de l’administration maritime. La salubrité du climat donne même à ce séjour un prix particulier pour la division des Antilles, qui vient y chercher un refuge contre les fièvres tropicales. Innovation de ces dernières années, cette migration périodique deviendra une coutume régulière aussi profitable aux équipages qu’à la colonie, qui lui doit la construction de belles routes. L’accès rendu facile de l’intérieur du pays a suscité des demandes de concessions qui annoncent quelques exceptions locales à la stérilité générale du sol.

Le tort de Saint-Pierre et de Miquelon est de n’être pas fortifiés, et de se trouver, en cas de guerre, à la discrétion de l’Angleterre. Aussi la paix est-elle le vœu énergique des populations résidentes et des armateurs, dont la fortune est livrée aux hasards de la politique. Contre cette inquiétante perspective, il semble naturel de recourir aux fortifications, à l’égard desquelles toute liberté est laissée à la France par le traité de 1783, qui n’a pas renouvelé sur ce point les prohibitions insérées dans le traité de 1763. On y a pensé souvent, mais on a toujours reculé devant la rareté et la cherté des matériaux et des ouvriers. Il paraît d’ailleurs impossible d’y constituer une suffisante défense contre les forces que l’Angleterre accumule derrière les murs de Saint-Jean et dans la baie d’Halifax. Les îles françaises, ne pouvant suffire à leur propre subsistance, devraient en outre être alimentées par des convois flanqués d’escortes qui risqueraient fort de tomber au pouvoir de l’ennemi. Il faut donc se résigner à une situation fatale, non sans d’amers retours sur les sacrifices que nous imposèrent les traités du xviiie siècle, et qu’ont maintenus ceux de 1814 et de 1815. On a le droit de s’étonner qu’après la guerre de l’indépendance, terminée par l’émancipation des États-Unis avec le concours de nos armes, le roi Louis XVI, qui semblait pourtant apprécier la marine à toute sa valeur, n’ait pas ressaisi au moins le Cap-Breton, île propre à une longue défense, comme l’attestait le siège de Louisbourg, cette ville vaincue par l’abandon de la France plutôt que par sa propre faiblesse, et dont on eût aisément relevé les ruines, aujourd’hui dispersées par la main des colons anglais, qui ont fondé à Sidney leur nouvelle capitale.

Le peu qui nous fut laissé a néanmoins, comme une racine vivace, repris force et refleuri au souffle vaillant de nos populations acadiennes. La pêche de la morue a reconquis dans une certaine mesure le rang qui lui appartient dans le commerce et la navigation de la France. Elle emploie annuellement de 4 à 500 navires jaugeant de 50 à 60,000 tonneaux[9]. La production totale est évaluée de 35 à 40 millions de kilogrammes, d’une valeur actuelle de 14 à 16 millions de fr. Le goût agréable de la chair de morue, fraîche et sèche, ses qualités nutritives, un bon marché dont n’approche aucune substance animale (de 40 à 50 centimes le kilogramme), lui ouvrent tous les débouchés, et la consommation n’est limitée que par les frais de transport. Nos armateurs abandonnent le nord de l’Europe aux pêcheurs écossais, hollandais et norvégiens, la Belgique aux pêcheurs d’Ostende, qui vont chercher fortune sur le Dogger-Bank et les îles Fœroë, l’Amérique anglaise aux Canadiens et Terre-Neuviens ; mais ils étendent leur vues à la plupart des autres contrées que baignent l’Océan-Atlantique et la Méditerranée. Dans ces expéditions, la navigation au long cours et le grand cabotage trouvent un sérieux aliment. Après la France, leur meilleure clientèle d’acheteurs se trouve sur la Méditerranée, dans l’Italie, la Grèce, le Levant, l’Algérie. L’Espagne partage ses préférences entre l’Angleterre, la Norvège et la France : le système de ses droits de douanes lui fait trouver profit à envoyer des navires de transport charger aux lieux de pêche. Le Portugal, quoique entraîné dans le courant des intérêts anglais, ne nous échappe pas entièrement. Sur la côte occidentale d’Afrique, nos ports fournissent le Sénégal ; dans la mer des Indes, l’île de la Réunion. En Amérique, nos colonies des Antilles et de la Guyane, où la morue est la base de la nourriture animale des noirs, importent de France près de 4 millions de kilogrammes. Elle arrive sur le marché de Boston, grâce à des franchises douanières établies, dans ces derniers temps, entre Saint-Pierre et les États-Unis, qui comptent dans cette île une riche maison de commerce, et pénètre même sous le pavillon français dans le Chili.

Pour apprécier toute l’importance économique de ce seul poisson, il conviendrait de calculer ce que représentent de capitaux les denrées alimentaires pour la nourriture des équipages, les matériaux achetés et ouvrés pour la construction des navires, les agrès pour leur armement, et le sel, dont la consommation n’est pas moindre de 40 millions de kilogrammes. Par les mouvemens de travaux, de salaires, de transactions qui se rattachent à la morue, par le débouché qu’elle offre aux vins et eaux-de-vie, par les retours dont elle facilite l’importation, elle entretient l’activité d’une partie notable du littoral français. En tout pays catholique, sans même parler du carême, la consommation de la morue est favorisée par le commandement de l’église qui prescrit un régime maigre pendant deux jours de la semaine. C’est là un des rares exemples d’une influence exercée directement par les pratiques religieuses sur la production, et par contre-coup sur la politique elle-même. Ce rapport entre la loi d’abstinence et l’essor de la pêche, lié à l’essor de la marine, n’avait pas échappé à Colbert. Un enseigne de vaisseau, le chevalier de Vesle, dînant un jour à sa table pendant le carême, se plaignait de ce que le catholicisme imposait tant de jours d’abstinence de viande. Le ministre, se tournant vers le jeune homme, lui dit : « Monsieur de Vesle, votre observation paraîtrait moins déplacée dans la bouche d’un officier de terre ; mais elle est inexcusable dans celle d’un marin. Ne voyez-vous donc pas que la loi de l’église sert merveilleusement l’état, et que sans les abstinences religieuses vous verriez tomber les pêcheries, séminaires naturels de vos matelots ? »

L’importance politique des grandes pêches ne se révéla que tardivement. Avant le xvie siècle, la France, qui avait des armées de terre, manquait d’armées de mer, malgré l’éducation de la vie nautique, commencée, durant le moyen âge, par les croisades et les pèlerinages. Les pêcheries de Terre-Neuve lui donnèrent cette nouvelle force en lui procurant des matelots d’élite, auxquels Duquesne et Duguay-Trouin durent leurs plus belles victoires de l’aveu de leurs ennemis, juges plus clairvoyans peut-être à cet égard que la plupart des nationaux ; les ports de pêche formèrent des corsaires non moins redoutables que les escadres. Louis XIV et Louis XV auraient probablement conservé à la couronne de France ses colonies de l’Amérique du Nord, si, plus dociles aux conseils des gouverneurs et des intendans du Canada, ils avaient favorisé en Acadie et à Terre-Neuve les pêcheries sédentaires, qui seraient devenues le noyau d’une marine locale capable de tenir tête à celle des colonies anglaises. « Je crois la conquête des pêches, écrivait Frontenac, plus importante que celle des Indes, dont les mines s’épuisent, tandis que celles-ci sont inépuisables. » Des pêches temporaires et nomades en quelque sorte furent jugées suffisantes par Colbert lui-même : fatale illusion qui priva les établissemens français de forces navales propres, et les livra aux ennemis le jour où la France négligea de les soutenir. Dès que l’Angleterre eut pris possession de l’Acadie, elle s’empressa d’y exécuter les plans que l’intendant de Meules avait inutilement proposés au ministre de Louis XIV, et dès lors sa puissance y devint inattaquable. Aux États-Unis, Boston, grandi, comme Halifax, par la pêche sédentaire, montre comment une industrie que la philosophie sociale incline peut-être à reléguer parmi les plus humbles occupations du peuple assure, aux jours des luttes, la puissance politique : de Boston partit le premier cri de l’indépendance américaine. Afin de se créer une marine plus encore que pour s’enrichir, ses habitans avaient acheté aux Acadiens le droit de pêcher dans les eaux de leur presqu’île. Charles-Quint faisant élever un monument à Beuckels pour avoir découvert le meilleur procédé de saler et encaquer le hareng, pour avoir assuré par cette invention la prépondérance maritime de la Hollande, montrait en quelle estime la politique doit tenir les plus vulgaires industries.

Les pêcheries sont donc la réserve des flottes de l’état, et leurs matelots sont l’âme des vaisseaux de guerre. De cette vérité dérivent les encouragemens de diverse nature qui leur ont été accordés. Les modes d’encouragement sont multiples : l’exemption de droits pour le sel indigène et l’autorisation de s’en procurer à l’étranger, la franchise d’entrée pour la morue dans la métropole et les colonies et des taxes sur les similaires concurrens, enfin, le plus important de tous, les primes, soit à l’armement, soit aux produits, votées pour une période décennale. Empruntées avant la révolution à l’histoire de l’Angleterre et de la Hollande, abandonnées pendant la période de nos luttes, ces primes furent rétablies par la restauration, noblement impatiente de remplacer les générations de matelots qui avaient péri dans les combats de mer et sur les pontons anglais. La loi du 22 juillet 1851, aujourd’hui en vigueur, accorde une allocation de 50 francs par homme pour les armemens de pêche avec sécherie, et de 30 francs sans sécherie, en outre une seconde allocation de 12 à 20 francs par quintal métrique de morue exportée, suivant la destination plus ou moins éloignée. Une prime de 20 francs est aussi accordée par quintal de rogue ou œufs de morue. Le montant total de ces faveurs représente une dépense annuelle de 3 ou 4 millions. Au prix de ce sacrifice modéré, l’état assure l’apprentissage et l’entretien permanent de 13 ou 14,000 matelots[10] toujours prêts à répondre à son appel. C’est environ 300 francs par tête ; il lui en coûterait 1,000 de les avoir à bord de ses navires. On ne saurait imaginer, depuis que la perte de ses meilleures colonies a enlevé à la France les élémens principaux de sa navigation, un moyen moins onéreux de maintenir intacte et de renouveler sans cesse une des bases essentielles de la puissance nationale.

À l’appui de ce système d’encouragement, les armateurs de nos ports de mer n’invoquent aucune des raisons banales que font valoir les industriels auxquels la douane assure des privilèges. S’ils ne peuvent, livrés à eux-mêmes, soutenir la concurrence anglaise et américaine, la faute n’en est pas à un choix inintelligent des lieux, des conditions, des procédés du travail, ni à l’infériorité des ouvriers, ni à l’insuffisance des capitaux ou de l’intelligence. Sous tous ces rapports, ils sont au niveau de leurs compétiteurs. Leur malheur, et non leur tort, découle tout entier de traités dont ils sont innocens. Éloignés du théâtre des pêches et privés de la faculté de fonder des établissemens à demeure, ne trouvant à Saint-Pierre que des magasins pour déposer leurs marchandises, ils sont obligés d’importer et de remporter tous les ans leur attirail de pêche ainsi que leur personnel, et d’opérer à la hâte leurs préparations : source de faux frais énormes dont la politique a affranchi leurs rivaux.

Les Anglais en effet, commodément installés à terre, mettent en sûreté pendant l’hiver leurs navires et chaloupes, leurs agrès, leurs approvisionnemens. À leurs récoltes marines ils donnent à loisir toutes les préparations nécessaires, avec le concours de la population des villes et des villages, dont la main-d’œuvre est bien moins coûteuse que celle des matelots emmenés exprès de France. Maîtres des côtes les plus poissonneuses et les moins froides, ils ne perdent ni une occasion ni une semaine, profitant des premiers beaux jours du printemps, des derniers de l’automne. Aux bénéfices que donne la morue ils joignent ceux de la chasse au phoque[11] et de la pêche du hareng, qui affluent le long de leurs rivages vers la fin de l’hiver, alors que les navires français sont encore retenus dans leurs ports. Un commerce régulier avec une population prospère de plus de cent mille habitans accroît les bénéfices des armateurs anglais. Ainsi se succèdent pendant le cours entier de l’année des opérations fructueuses, dont chacune concourt à diminuer la part des frais généraux que nos compatriotes doivent couvrir dans une seule campagne de quelques mois.

Les Américains eux-mêmes du Massachusetts, du Connecticut et du Hampshire, ces intelligens disciples de Franklin, qui disait qu’un poisson pêché était une pièce d’argent retirée de la mer, jouissent d’avantages refusés aux Français par les traités qui ont exclu ces derniers du continent. Voisins des lieux de pêche, ils vont en mer avec des navires d’un léger tonnage, d’un armement peu coûteux, d’un personnel peu nombreux, qui reviennent toutes les semaines rapporter à terre le fruit de leurs pêches, dont les familles achèvent la préparation. Ils trouvent enfin, dans une population peu éloignée de vingt à vingt-cinq millions de consommateurs, des débouchés qui entretiennent toute l’année un va-et-vient incessant de navigation. Ce dernier avantage, dont les Anglais possèdent l’équivalent dans leurs colonies, les Français l’avaient autrefois avec le Canada et l’Acadie, la Louisiane, Saint-Domingue. Aujourd’hui ils ne peuvent plus se livrer qu’à des expéditions intermittentes avec le petit nombre de possessions qui nous restent. On est en conséquence bien autorisé à soutenir que les primes à la pêche de la morue ne sont ni des encouragemens à une industrie factice et mal assise, ni même une excitation pécuniaire à une industrie utile, mais que la spéculation seule n’ose entreprendre, comme la pêche de la baleine : ces primes sont l’expiation des fautes ou des malheurs de l’ancienne monarchie. Ainsi les siècles sont solidaires, et la loi providentielle de responsabilité punit ou récompense les nations comme les familles et les individus.


V. — LA CONVENTION DE 1857. — RIVALITÉ DES FRANÇAIS ET DES ANGLAIS.

Cette loi de responsabilité enseigne à la France du xixe siècle que, faute de pouvoir aujourd’hui rétablir notre ancienne position en Amérique, nous devons accepter résolûment les sacrifices qui l’empêcheront de s’amoindrir. Les temps de paix sont exposés à des fautes comme les temps de guerre, et la diplomatie connaît des défaites pires que des batailles perdues. C’est la pensée qu’éveille dans notre esprit la convention relative à Terre-Neuve, dont la mise à exécution divise profondément la France et l’Angleterre, et dont il nous reste, pour compléter cette étude, à exposer l’origine et le caractère.

Ainsi qu’on l’a vu, les traités d’Utrecht (1713) et de Paris (1763) reconnaissaient aux sujets français le droit de pêcher et de sécher le poisson sur une partie du littoral de Terre-Neuve depuis le cap Bonavista, à l’est, jusqu’à la pointe Riche, à l’ouest, à la condition de n’y faire que des établissemens limités à la durée de la pêche, c’est-à-dire pendant la saison d’été. Était-ce un droit exclusif à leur profit ou un simple droit de concurrence ? Le texte des traités laissant des doutes, de fréquens conflits éclatèrent, surtout autour du cap Bonavista, assez rapproché de la capitale de l’île. Pour y mettre fin, le traité de Versailles (1783) stipula la renonciation de la part de la France à la portion de la côte comprise entre le cap Bonavista et le cap Saint-Jean, plus au nord, qui devint le nouveau point de départ de nos limites, et les prolongea, en compensation, sur la côte ouest, depuis la pointe Riche jusqu’au cap Raye. En même temps, est-il dit dans une déclaration annexée au traité, « pour que les pêcheurs des deux nations ne fassent point naître de querelles journalières, sa majesté britannique s’engage à prendre les mesures les plus positives pour prévenir que ses sujets ne troublent en aucune façon par leur concurrence la pêche des Français pour l’exercice temporaire qui leur est accordé sur les côtes de l’île de Terre-Neuve, et elle fera retirer à cet effet tous les établissemens sédentaires qui y sont formés. »

Désormais clairement reconnu, le privilège des Français dans certaines limites territoriales fut sincèrement respecté jusqu’aux guerres de la révolution, qui mirent fin à leurs pêches elles-mêmes. Il fut de nouveau implicitement rétabli par le traité du 30 mars 1814, qui remit les choses sur le même pied qu’en 1792 ; mais les Anglais, pendant vingt années de libre possession, avaient exploré des rivages qu’auparavant ils ignoraient, et s’étaient installés en beaucoup de points. Ils avaient surtout apprécié sur la côte occidentale la baie de Saint-George, dont le rivage contrastait singulièrement par la fertilité des terres et la beauté du paysage avec le reste de l’île. Anglais et Irlandais s’y étaient groupés pour la pêche du hareng et du saumon, et pour le trafic avec quelques indigènes, débris de la sauvage tribu des Micmacs. Au rétablissement de la paix, les Français réclamèrent sur quelques points la liberté du rivage, et les gouverneurs anglais durent faire fléchir la résistance des habitans par des proclamations qui constataient notre droit ; mais généralement on montra une tolérance plus généreuse que prévoyante en laissant subsister des demeures, simples huttes au début, qui sont devenues à la longue de belles maisons et ont formé de grands villages et de petites villes. De temps à autre, les commandans français autorisèrent même la pêche concurrente pendant l’été, moyennant un partage des produits avec leurs nationaux. Ainsi se peupla la côte ouest. La baie de Saint-George compte aujourd’hui quinze cents habitans ; une baie voisine, celle des Îles, un millier. Pour désarmer la susceptibilité de leurs rivaux, les Anglais consentirent à leur tour quelques concessions, en laissant nos navires pêcher sur la côte de Labrador et dans tout le détroit de Belle-Isle, moyennant la simple redevance de quelques foies de morue. Par une mutuelle condescendance, une situation nouvelle se substitua peu à peu à celle qu’avaient consacrée les traités.

Cependant ces empiétemens respectifs suscitaient de fréquentes querelles, où les maîtres souverains de l’île se montraient enclins à méconnaître le droit de leurs rivaux. L’orgueil national, blessé de tout partage, eût volontiers confiné les Français dans les plus mauvaises stations, en étendant partout la concurrence anglaise. Sans une résistance obstinée, sans la protection de la division navale, les étrangers eussent été traités en vaincus et bientôt rejetés hors de l’île. Pour ne pas laisser s’aggraver les querelles, le gouvernement du roi Louis-Philippe intervint de bonne heure. Ses ambassadeurs à Londres, le prince de Talleyrand et le général Sébastiani, adressèrent des représentations que lord Palmerston n’accueillit point avec cet empressement qui facilite les solutions. Abandonnées et reprises tour à tour pendant vingt ans, les négociations ont enfin abouti à une convention conclue le 14 janvier 1857 à Londres entre M. de Persigny pour la France, lord Clarendon et M. Henry Labouchère pour la Grande-Bretagne, l’un et l’autre membres du cabinet dont lord Palmerston était le chef. L’acte, ratifié deux jours après, a pris place dans le Bulletin des Lois de France pour recevoir exécution à partir du 1er janvier 1858. Ce règlement tient compte à la fois des droits historiques et des faits accomplis. Sur la partie nord-est et nord de l’île, de tout temps qualifiée de french shore, le privilège des Français est déclaré exclusif. Pour la côte ouest, il y a compromis. Les Anglais obtiennent un droit de concurrence sur une partie, un droit exclusif sur le reste. En retour d’un tel abandon, les Français participeront à la pêche dans le détroit de Belle-Isle et sur la côte du Labrador, ainsi que sur les côtes inoccupées du nord de Belle-Isle. Ils pourront en outre acheter l’appât aux pêcheurs anglais, et en cas d’insuffisance y pourvoir eux-mêmes, pêcher enfin, durant la saison comprise entre le 5 avril et le 5 octobre, toute espèce de poisson, et couper du bois conformément aux stipulations des traités antérieurs.

Le gouvernement français ne prévoyait aucun obstacle dans l’article 13, d’après lequel, « lorsque les lois nécessaires pour rendre la convention effective auraient été votées par le parlement impérial de la Grande-Bretagne et par la législature coloniale de Terre-Neuve, » des commissaires seraient nommés pour régler les détails laissés à leur décision. La législature de Terre-Neuve, interprète des passions plus que des intérêts des habitans, a refusé de sanctionner la convention. Cette prétention a trouvé de l’écho au sein du parlement anglais dans la séance du 10 mars 1859, et ce qu’on peut trouver étrange, M. Labouchère lui-même, l’un des signataires de la convention, s’est associé aux orateurs qui ont soutenu que la métropole n’avait pas droit de disposer ainsi pour la colonie.

Certes nous prisons haut cette large intervention des colonies britanniques dans leurs propres affaires ; mais ce serait en exagérer la portée au-delà de toute mesure que de leur attribuer en quoi que ce soit le privilège de souveraineté, qui n’appartient qu’aux métropoles. Avec la couronne d’Angleterre ont été conclus les traités qui fixent les droits respectifs des deux peuples ; avec la même couronne seule, la France peut en débattre l’application. Pour la France, Terre-Neuve n’est, quelle que soit sa constitution politique, qu’une dépendance de la Grande-Bretagne, et le veto de cette île ne saurait être qu’un appel à une nouvelle et impartiale étude des questions en litige.

La France ne s’y est pas refusée ; son gouvernement a nommé deux commissaires[12], qui sont en ce moment sur les lieux, abouchés avec les commissaires anglais, pour un nouvel examen des faits et des droits. Nous serions étonné qu’il n’en sortît pas la confirmation d’arrangemens où une si large part a été faite aux intérêts des habitans de l’île aux dépens du droit strict. Le droit lui-même qui confère aux Français un privilège exclusif sur certaines parties du littoral peut-il être sincèrement révoqué en doute ? Il a été reconnu par tous les gouvernemens et par divers ministres de l’Angleterre, par M. Labouchère entre autres ; il est franchement avoué par les conseillers légaux de la couronne. Les intérêts anglais ne sont d’ailleurs pas en cause. Toutes les compensations accordées aux Français, tant pour la pêche au nord de l’île que pour le libre achat de l’appât, sont déjà accordées aux Américains, dont la concurrence est bien autrement redoutable. Il est triste de lire, dans les documens émanés de Terre-Neuve, l’aveu des vrais sentimens qui inspirent toutes ces résistances à une convention internationale ; ils n’ont rien d’honorable. À Saint-Jean, on voit avec dépit qu’une terre britannique forme des matelots français. On veut se réserver le pouvoir d’entraver la prospérité de nos pêches, que favorisent les primes, en interdisant ou taxant la vente de l’appât au mépris de ces principes de liberté commerciale dont on se fait gloire en Angleterre. En vue d’événemens politiques qui pourraient permettre à la population anglaise de ressaisir même le french shore, on prépare les voies en refusant de reconnaître quelque part un privilège exclusif à de futurs ennemis. Dans ces traités qui laissèrent un pied aux Français sur l’île, la jalousie locale, nous ne voulons pas dire nationale, ne voit qu’une funeste concession, oubliant de quelles opulentes dépouilles elle fut payée : tout le pays compris entre le 25e degré de latitude nord et la baie de Hudson ! Le grand Pitt, assure-t-on, s’y était opposé, et sa politique doit redevenir le programme de notre époque : coupables emportemens d’un patriotisme étroit qui ne triompheront pas, nous l’espérons bien, de la sagesse du gouvernement anglais ! Il a compris jusqu’à présent, et l’avenir promet autant de prudence que le passé, que l’importance de Terre-Neuve n’est pas un titre à une appropriation exclusive répudiée par les traités.

Cette importance, nous l’avouons, est grande, et se révèle au premier coup d’œil jeté sur une carte. De toutes les possessions coloniales du royaume-uni, Terre-Neuve est la plus proche, à huit jours seulement de l’Irlande par la vapeur. C’est à Saint-Jean, sa capitale, qu’a été amarré le câble transatlantique, et de là, comme d’une tête de pont, il doit rayonner à travers toute l’Amérique par des lignes de fils dont les premiers jalons sont déjà posés de l’est à l’ouest de l’île, et de là jusqu’au Cap-Breton. Par ce privilège de position, Terre-Neuve, qui déjà commandait le golfe et le fleuve de Saint-Laurent, devient le premier anneau de la chaîne qui unit l’Angleterre non-seulement aux possessions de la couronne, mais au Nouveau-Monde tout entier. Si de tels avantages invitent l’Angleterre à une haute appréciation de sa colonie, ils lui conseillent en même temps l’équité dans ses demandes, car les stations électriques de la côte occidentale et tous les établissemens fixes dispersés sur cette côte constituent autant d’empiétemens sur les privilèges des Français ; le retour au droit antérieur en amènerait la suppression. Un récent accord pour faire aboutir un fil au nord de Miquelon autorise de meilleures espérances.

Un autre motif recommande au gouvernement anglais le maintien de la convention de 1857 : il s’est donné le tort de concéder aux États-Unis des droits qu’il n’avait pas lui-même. Tandis que le traité de 1783, conclu entre les trois puissances, accordait aux Américains la liberté seulement de pêcher aux mêmes lieux que les Anglais, les côtes françaises leur restant interdites, par un traité du 20 décembre 1818, le régent de la Grande-Bretagne leur livra %la côte occidentale de Terre-Neuve depuis le cap Raye jusqu’au cap Quirpon, atteinte trop manifeste aux privilèges français. Par cette concession inconsidérée, l’Angleterre se trouve exposée aux justes plaintes de la France, si, par amour de la paix, celle-ci tolère la concurrence du pavillon américain, et aux plaintes des États-Unis, si leurs citoyens sont entravés dans leurs entreprises.

À l’avantage de prévenir de sérieux embarras se joindra l’administration fructueuse de régions qui étaient sans valeur lorsqu’elles furent abandonnées à l’usufruit de la France, et qui, mieux connues aujourd’hui, promettent des succès à la colonisation agricole et industrielle. Sur la côte occidentale, le sol est fertile ; les forêts sont riches en bois de construction ; on y a constaté des mines de houille qui semblent la continuation des puissans gisemens qui, sur l’île du Cap-Breton, ont créé Sidney-la-Mine en face de Sidney-la-Ville. À l’aide de ces nouvelles sources de production, Terre-Neuve, qui est déjà en si bonne voie, verrait croître sa population, sa marine, son mouvement commercial, sa puissance financière. L’Angleterre compromettra-t-elle ces brillantes perspectives par déférence pour des passions locales qui donnent la mesure de la mesquine haine qui les inspire en demandant contre les Français l’interdiction de pêcher le saumon en même temps que la morue, comme de couper les piquets de bois nécessaires aux cabanes des pêcheurs ? Nous ne pouvons le croire. De son côté, la France maintiendra ce débat à un niveau plus élevé et plus digne d’une grande nation. Elle ne cédera pas à l’égoïste plaisir de neutraliser aux mains de son alliée une possession dont elle-même ne peut profiter ; mais elle ne laissera pas non plus mutiler le lot, déjà si modeste, que la destinée lui a fait en des lieux jadis pleins de sa gloire. Toute concession de sa part sur l’usufruit du littoral devra profiter à l’accroissement de ses pêches, soit à Terre-Neuve, soit à Saint-Pierre et Miquelon.

Ces fabriques de morue, pour les appeler par leur vrai nom, offrent à la subsistance des peuples des ressources qui ne se trouveraient nulle autre part, et que remplaceraient mal tes dons encore incertains et quelque peu chers de la pisciculture. Écoles de navigation, les grandes pêches élèvent, aux conditions les meilleures, des matelots d’élite pour l’état et pour le commerce : les services qu’elles rendent, déjà très grands, s’accroîtront encore, si les chemins de fer portent coup au grand cabotage, comme quelques informations le font craindre. Stations navales, elles permettent aux officiers français de continuer, dans l’Amérique du Nord, de vieilles traditions d’honneur et d’influence, en même temps que d’observer les événemens politiques. Enfin, refuges sanitaires, nos petites îles sont pour les équipages un précieux correctif de l’insalubrité des Antilles. En défendant avec une intelligente fermeté les conditions vitales de ses grandes pêches, le gouvernement de la France montrera qu’éclairé par l’histoire, il n’est indifférent à rien de ce qui peut assurer l’équilibre des puissances maritimes et la liberté de l’Océan, ce patrimoine commun et inaliénable de l’humanité. Que le gouvernement britannique de son côté, se souvenant combien de fois les excessives prétentions sont devenues des pierres d’achoppement, se garde de répudier sa signature. En ajoutant à sa propre force, il recueillera le suffrage de deux nations qui se font gloire entre toutes, et avec une éclatante et noble persistance, d’apprécier à leur juste valeur les bienfaits de la paix.

Jules Duval.
  1. Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1855, une étude de M. Esquiros sur les Pêches et les Populations maritimes de la Hollande.
  2. Nous adoptons la date généralement admise, mais en ajoutant que M. d’Avezac a établi, par des documens authentiques, l’arrivée de Cabot sur le continent dès 1494.
  3. Bacalao, qui veut dire en langue basque morue. Par une transposition de syllabes, familière dans la formation des langues, ce nom est probablement devenu cabillaud, qui désigne la morue fraîche.
  4. Voyez, dans la Revue du 15 janvier et du 15 mars 1850, les études de M. de Quatrefages sur la baie de Biscaye. L’histoire de cette décadence d’une ville jadis riche et prospère se lit avec intérêt dans le livre de M. Léonce Goyetche, intitulé Saint-Jean-de-Luz, historique et pittoresque. Bayonne 1856.
  5. Pendant la dernière guerre d’Orient, on fit un troisième appel pour équiper l’escadre de la Baltique ; jamais nos officiers n’avaient admiré d’aussi magnifiques troupes de mer, et les Anglais eux-mêmes en furent émerveillés.
  6. Le départ pour la côte de Terre-Neuve est cependant autorisé dès le 20 avril.
  7. À Granville, dans la campagne de 1858-59,193 bateaux jaugeant 1,638 tonneaux, et montés par 1,408 hommes, ont pêché 34 millions d’huîtres, qui, au prix de 16 francs le mille, valaient près de 600,000 francs.
  8. D’après l’auteur du livre sur les consommations de Paris, cette ville a consommé, en 1850, 9,937,430 kilogrammes de poisson frais de mer.
  9. En 1857, les chiffres exacts ont été de 528 navires chargés jaugeant 73,208 tonneaux. Les retours en France (sans compter les expéditions directes de Saint-Pierre et Miquelon) ont été de 31,592,128 kilogrammes, valant 13,504,015 francs. La France a reçu en outre de la grande pêche 2,483,505 kilogrammes d’huile, 430,539 kilogrammes de draches, 33,727 kilogrammes de rogues, 725,495 kilogrammes d’issues diverses.
  10. En 1858, les navires chargés partis de France étaient montés par 14,690 hommes.
  11. Cette chasse prend d’année en année de plus grandes proportions. Elle occupe à Terre-Neuve 13,000 marins et 367 navires jaugeant 35,760 tonneaux, d’une valeur, en peaux et en huile, de plus de 7 millions de francs. On tue en une campagne jusqu’à 300,000 de ces animaux. On y emploie depuis quelques années des navires à vapeur.
  12. M. le marquis de Montagnac de Chavance, capitaine de vaisseau, commandant la station navale de Terre-Neuve, et M. Arthur de Gobineau.