Pompée/Acte I

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 27-41).
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POMPÉE.
TRAGÉDIE[1].

ACTE I.


Scène première[2].

PTOLOMÉE, PHOTIN, ACHILLAS, SEPTIME.
PTOLOMÉE.

Le destin se déclare, et nous venons d’entendre
Ce qu’il a résolu du beau-père et du gendre.
Quand les Dieux étonnés sembloient se partager,
Pharsale a décidé ce qu’ils n’osoient juger.
5Ses fleuves teints de sang, et rendus plus rapides
Par le débordement de tant de parricides,
Cet horrible débris d’aigles, d’armes, de chars,
Sur ses champs empestés confusément épars,
Ces montagnes de morts[3] privés d’honneurs suprêmes,

10Que la nature force à se venger eux-mêmes,
Et dont les troncs pourris exhalent dans les vents[4]
De quoi faire la guerre au reste des vivants,
Sont les titres affreux dont le droit de l’épée,
Justifiant César, a condamné Pompée[5].
15Ce déplorable chef du parti le meilleur,
Que sa fortune lasse abandonne au malheur,
Devient un grand exemple, et laisse à la mémoire
Des changements du sort une éclatante histoire[6].
Il fuit, lui qui, toujours triomphant et vainqueur,
20Vit ses prospérités égaler son grand cœur ;
Il fuit, et dans nos ports, dans nos murs, dans nos villes ;
Et contre son beau-père ayant besoin d’asiles,
Sa déroute orgueilleuse en cherche aux mêmes lieux
Où contre les Titans en trouvèrent les Dieux :
25Il croit que ce climat, en dépit de la guerre,
Ayant sauvé le ciel, sauvera bien la terre,
Et dans son désespoir à la fin se mêlant,
Pourra prêter l’épaule au monde chancelant[7].
Oui, Pompée avec lui porte le sort du monde,
30Et veut que notre Égypte, en miracles féconde,

Serve à sa liberté de sépulcre ou d’appui,
Et relève sa chute, ou trébuche sous lui.
C’est de quoi, mes amis, nous avons à résoudre.
Il apporte en ces lieux les palmes ou la foudre :
35S’il couronna le père, il hasarde le fils[8] ;
Et nous l’ayant donnée, il expose Memphis.
Il faut le recevoir, ou hâter son supplice[9],
Le suivre, ou le pousser dedans le précipice.
L’un me semble peu sûr, l’autre peu généreux,
40Et je crains d’être injuste et[10] d’être malheureux.
Quoi que je fasse enfin, la fortune ennemie
M’offre bien des périls, ou beaucoup d’infamie :
C’est à moi de choisir, c’est à vous d’aviser
À quel choix vos conseils doivent me disposer[11].
45Il s’agit de Pompée, et nous aurons la gloire
D’achever de César ou troubler la victoire ;
Et je puis dire enfin que jamais potentat[12]
N’eut à délibérer d’un si grand coup d’État.

PHOTIN.

Seigneur, quand par le fer les choses sont vidées[13],
50La justice et le droit sont de vaines idées ;
Et qui veut être juste en de telles saisons,
Balance le pouvoir, et non pas les raisons.
Voyez donc votre force, et regardez Pompée,
Sa fortune abattue et sa valeur trompée.
55César n’est pas le seul qu’il fuie en cet état :
Il fuit et le reproche et les yeux du sénat,
Dont plus de la moitié piteusement étale

Une indigne curée aux vautours de Pharsale ;
Il fuit Rome perdue, il fuit tous les Romains,
60À qui par sa défaite il met les fers aux mains ;
Il fuit le désespoir des peuples et des princes
Qui vengeroient sur lui le sang de leurs provinces[14],
Leurs États et d’argent et d’hommes épuisés,
Leurs trônes mis en cendre, et leurs sceptres brisés :
65Auteur des maux de tous, il est à tous en butte,
Et fuit le monde entier écrasé sous sa chute.
Le défendrez-vous seul contre tant d’ennemis ?
L’espoir de son salut en lui seul étoit mis ;
Lui seul pouvoit pour soi : cédez alors qu’il tombe.
70Soutiendrez-vous un faix sous qui Rome succombe,
Sous qui tout l’univers se trouve foudroyé,
Sous qui le grand Pompée a lui-même ployé ?
Quand on veut soutenir ceux que le sort accable,
À force d’être juste on est souvent coupable ;
75Et la fidélité qu’on garde imprudemment,
Après un peu d’éclat traîne un long châtiment,
Trouve un noble revers, dont les coups invincibles,
Pour être glorieux, ne sont pas moins sensibles.
Seigneur, n’attirez point le tonnerre en ces lieux[15] :
80Rangez-vous du parti des destins et des Dieux,
Et sans les accuser d’injustice ou d’outrage,
Puisqu’ils font les heureux, adorez leur ouvrage ;
Quels que soient leurs décrets, déclarez-vous pour eux,
Et pour leur obéir, perdez le malheureux.
85Pressé de toutes parts des colères célestes,
Il en vient dessus vous faire fondre les restes ;
Et sa tête, qu’à peine il a pu dérober,
Toute prête de choir, cherche avec qui tomber.

Sa retraite chez vous en effet n’est qu’un crime :
90Elle marque sa haine, et non pas son estime ;
Il ne vient que vous perdre en venant prendre port ;
Et vous pouvez douter s’il est digne de mort !
Il devoit mieux remplir nos vœux et notre attente,
Faire voir sur ses nefs la victoire flottante :
95Il n’eût ici trouvé que joie et que festins ;
Mais puisqu’il est vaincu, qu’il s’en prenne aux destins.
J’en veux à sa disgrâce, et non à sa personne :
J’exécute à regret ce que le ciel ordonne ;
Et du même poignard pour César destiné,
100Je perce en soupirant son cœur infortuné.
Vous ne pouvez enfin qu’aux dépens de sa tête
Mettre à l’abri la vôtre et parer la tempête.
Laissez nommer sa mort un injuste attentat :
La justice n’est pas une vertu d’État.
105Le choix des actions ou mauvaises ou bonnes
Ne fait qu’anéantir la force des couronnes ;
Le droit des rois consiste à ne rien épargner :
La timide équité détruit l’art de régner.
Quand on craint d’être injuste, on a toujours à craindre ;
110Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre,
Fuir comme un déshonneur la vertu qui le perd,
Et voler sans scrupule au crime qui lui sert[16].
C’est là mon sentiment. Achillas et Septime
S’attacheront peut-être à quelque autre maxime :
115Chacun a son avis ; mais quel que soit le leur.
Qui punit le vaincu ne craint point le vainqueur[17].

ACHILLAS.

Seigneur, Photin dit vrai ; mais quoique de Pompée[18]

Je voie et la fortune et la valeur trompée,
Je regarde son sang comme un sang précieux,
120Qu’au milieu de Pharsale ont respecté les Dieux.
Non qu’en un coup d’État je n’approuve le crime ;
Mais s’il n’est nécessaire, il n’est point légitime :
Et quel besoin ici d’une extrême rigueur ?
Qui n’est point au vaincu ne craint point le vainqueur.
125Neutre jusqu’à présent, vous pouvez l’être encore :
Vous pouvez adorer César, si l’on l’adore ;
Mais quoique vos encens le traitent d’immortel,
Cette grande victime est trop pour son autel ;
Et sa tête immolée au Dieu de la victoire
130Imprime à votre nom une tache trop noire :
Ne le pas secourir suffit sans l’opprimer ;
En usant de la sorte, on ne vous peut blâmer.
Vous lui devez beaucoup : par lui Rome animée
A fait rendre le sceptre au feu roi Ptolomée ;
135Mais la reconnoissance et l’hospitalité
Sur les âmes des rois n’ont qu’un droit limité.
Quoi que doive un monarque, et dût-il sa couronne,
Il doit à ses sujets encore plus qu’à personne,
Et cesse de devoir quand la dette est d’un rang
140À ne point s’acquitter qu’aux dépens de leur sang[19].
S’il est juste d’ailleurs que tout se considère,
Que hasardoit Pompée en servant votre père ?
Il se voulut par là faire voir tout-puissant,
Et vit croître sa gloire en le rétablissant.
145Il le servit enfin, mais ce fut de la langue.
La bourse de César fit plus que sa harangue :
Sans ses mille talents[20], Pompée et ses discours

Pour rentrer en Égypte étoient un froid secours.
Qu’il ne vante donc plus ses mérites frivoles :
150Les effets de César valent bien ses paroles ;
Et si c’est un bienfait qu’il faut rendre aujourd’hui,
Comme il parla pour vous, vous parlerez pour lui.
Ainsi vous le pouvez et devez reconnoître.
Le recevoir chez vous, c’est recevoir un maître,
155Qui, tout vaincu qu’il est, bravant le nom de roi,
Dans vos propres États vous donneroit la loi.
Fermez-lui donc vos ports, mais épargnez sa tête.
S’il le faut toutefois, ma main est toute prête :
J’obéis avec joie, et je serois jaloux[21]
160Qu’autre bras que le mien portât les premiers coups.

SEPTIME.

Seigneur, je suis Romain : je connois l’un et l’autre[22].
Pompée a besoin d’aide, il vient chercher la vôtre ;
Vous pouvez, comme maître absolu de son sort,
Le servir, le chasser, le livrer vif ou mort.
165Des quatre le premier vous seroit trop funeste ;
Souffrez donc qu’en deux mots j’examine le reste.
Le chasser, c’est vous faire un puissant ennemi,
Sans obliger par là le vainqueur qu’à demi,
Puisque c’est lui laisser et sur mer et sur terre
170La suite d’une longue et difficile guerre,
Dont peut-être tous deux également lassés
Se vengeroient sur vous de tous les maux passés.
Le livrer à César n’est que la même chose :
Il lui pardonnera, s’il faut qu’il en dispose,
175Et s’armant à regret de générosité,
D’une fausse clémence il fera vanité :

Heureux de l’asservir en lui donnant la vie,
Et de plaire par là même à Rome asservie !
Cependant que forcé d’épargner son rival,
180Aussi bien que Pompée il vous voudra du mal.
Il faut le délivrer du péril et du crime,
Assurer sa puissance, et sauver son estime,
Et du parti contraire en ce grand chef détruit,
Prendre sur vous le crime, et lui laisser le fruit[23].
185C’est là mon sentiment, ce doit être le vôtre :
Par là vous gagnez l’un, et ne craignez plus l’autre[24] ;
Mais suivant d’Achillas le conseil hasardeux,
Vous n’en gagnez aucun, et les perdez tous deux[25].

PTOLOMÉE.

N’examinons donc plus la justice des causes,
190Et cédons au torrent qui roule toutes choses[26].
Je passe au plus de voix, et de mon sentiment
Je veux bien avoir part à ce grand changement.
Assez et trop longtemps l’arrogance de Rome
A cru qu’être Romain c’étoit être plus qu’homme.
195Abattons sa superbe avec sa liberté ;
Dans le sang de Pompée éteignons sa fierté ;
Tranchons l’unique espoir où tant d’orgueil se fonde,
Et donnons un tyran à ces tyrans du monde :
Secondons le destin qui les veut mettre aux fers[27],
200Et prêtons-lui la main pour venger l’univers.
Rome, tu serviras ; et ces rois que tu braves,
Et que ton insolence ose traiter d’esclaves,
Adoreront César avec moins de douleur,
Puisqu’il sera ton maître aussi bien que le leur.
205Allez donc, Achillas, allez avec Septime

Nous immortaliser par cet illustre crime.
Qu’il plaise au ciel ou non, laissez-m’en le souci[28].
Je crois qu’il veut sa mort, puisqu’il l’amène ici.

ACHILLAS.

Seigneur, je crois tout juste alors qu’un roi l’ordonne[29].

PTOLOMÉE.

210Allez, et hâtez-vous d’assurer ma couronne,
Et vous ressouvenez que je mets en vos mains
Le destin de l’Égypte et celui des Romains[30].


Scène II.

PTOLOMÉE, PHOTIN.
PTOLOMÉE.

Photin, ou je me trompe, ou ma sœur est déçue :
De l’abord de Pompée elle espère autre issue.
215Sachant que de mon père il a le testament,
Elle ne doute point de son couronnement :
Elle se croit déjà souveraine maîtresse
D’un sceptre partagé que sa bonté lui laisse ;
Et se promettant tout de leur vieille amitié,
220De mon trône en son âme elle prend la moitié[31],
Où de son vain orgueil les cendres rallumées
Poussent déjà dans l’air de nouvelles fumées.

PHOTIN.

Seigneur, c’est un motif que je ne disois pas[32],
Qui devoit de Pompée avancer le trépas.
225Sans doute il jugeroit de la sœur et du frère
Suivant le testament du feu Roi votre père,

Son hôte et son ami, qui l’en daigna saisir[33] :
Jugez après cela de votre déplaisir.
Ce n’est pas que je veuille, en vous parlant contre elle,
230Rompre les sacrés nœuds d’une amour fraternelle ;
Du trône et non du cœur je la veux éloigner,
Car c’est ne régner pas qu’être deux à régner ;
Un roi qui s’y résout est mauvais politique :
Il détruit son pouvoir quand il le communique ;
235Et les raisons d’État… Mais, Seigneur, la voici[34].


Scène III.

PTOLOMÉE, CLÉOPATRE, PHOTIN.
CLÉOPATRE.

Seigneur, Pompée arrive, et vous êtes ici[35] !

PTOLOMÉE.

J’attends dans mon palais ce guerrier magnanime,
Et lui viens d’envoyer Achillas et Septime.

CLÉOPATRE.

Quoi ? Septime à Pompée, à Pompée Achillas !

PTOLOMÉE.

240Si ce n’est assez d’eux, allez, suivez leurs pas.

CLÉOPATRE.

Donc pour le recevoir c’est trop que de vous-même ?

PTOLOMÉE.

Ma sœur, je dois garder l’honneur du diadème.

CLÉOPATRE.

Si vous en portez un, ne vous en souvenez
Que pour baiser la main de qui vous le tenez,
245Que pour en faire hommage aux pieds d’un si grand homme.

PTOLOMÉE.

Au sortir de Pharsale est-ce ainsi qu’on le nomme ?

CLÉOPATRE.

Fût-il dans son malheur de tous abandonné,
Il est toujours Pompée, et vous a couronné.

PTOLOMÉE.

Il n’en est plus que l’ombre, et couronna mon père,
250Dont l’ombre et non pas moi lui doit ce qu’il espère.
Il peut aller, s’il veut, dessus son monument[36]
Recevoir ses devoirs et son remercîment.

CLÉOPATRE.

Après un tel bienfait, c’est ainsi qu’on le traite !

PTOLOMÉE.

Je m’en souviens, ma sœur, et je vois sa défaite.

CLÉOPATRE.

255Vous la voyez de vrai, mais d’un œil de mépris.

PTOLOMÉE.

Le temps de chaque chose ordonne et fait le prix.
Vous qui l’estimez tant, allez lui rendre hommage ;
Mais songez qu’au port même il peut faire naufrage.

CLÉOPATRE.

Il peut faire naufrage, et même dans le port !
260Quoi ? vous auriez osé lui préparer la mort !

PTOLOMÉE.

J’ai fait ce que les Dieux m’ont inspiré de faire,
Et que pour mon État j’ai jugé nécessaire.

CLÉOPATRE.

Je ne le vois que trop, Photin et ses pareils
Vous ont empoisonné de leurs lâches conseils :
265Ces âmes que le ciel ne forma que de boue…

PHOTIN.

Ce sont de nos conseils, oui, Madame, et j’avoue…

CLÉOPATRE.

Photin, je parle au roi ; vous répondrez[37] pour tous
Quand je m’abaisserai jusqu’à parler à vous.

PTOLOMÉE, à Photin[38].

Il faut un peu souffrir de cette humeur hautaine.
270Je sais votre innocence, et je connois sa haine ;
Après tout, c’est ma sœur, oyez sans repartir.

CLÉOPATRE.

Ah ! s’il est encore temps de vous en repentir[39],
Affranchissez-vous d’eux et de leur tyrannie ;
Rappelez la vertu par leurs conseils bannie :
275Cette haute vertu dont le ciel et le sang
Enflent toujours les cœurs de ceux de notre rang.

PTOLOMÉE.

Quoi ? d’un frivole espoir déjà préoccupée,
Vous me parlez en reine en parlant de Pompée ;
Et d’un faux zèle ainsi votre orgueil revêtu
280Fait agir l’intérêt sous le nom de vertu !
Confessez-le, ma sœur, vous sauriez vous en taire,
N’étoit le testament du feu Roi notre père :
Vous savez qu’il le garde.

CLÉOPATRE.

Vous savez qu’il le garde.Et vous saurez aussi
Que la seule vertu me fait parler ainsi,
285Et que si l’intérêt m’avoit préoccupée,
J’agirois pour César, et non pas pour Pompée.
Apprenez un secret que je voulois cacher,
Et cessez désormais de me rien reprocher.
Quand ce peuple insolent qu’enferme Alexandrie
290Fit quitter au feu Roi son trône et sa patrie,

Et que jusque dans Rome il alla du sénat[40]
Implorer la pitié contre un tel attentat,
Il nous mena tous deux pour toucher son courage :
Vous, assez jeune encor ; moi, déjà dans un âge
295Où ce peu de beauté que m’ont donné les cieux
D’un assez vif éclat faisait briller mes yeux.
César en fut épris, et du moins j’eus la gloire[41]
De le voir hautement donner lieu de le croire ;
Mais voyant contre lui le sénat irrité,
300Il fit agir Pompée et son autorité.
Ce dernier nous servit à sa seule prière,
Qui de leur amitié fut la preuve dernière :
Vous en savez l’effet, et vous en jouissez.
Mais pour un tel amant ce ne fut pas assez :
305Après avoir pour nous employé ce grand homme,
Qui nous gagna soudain toutes les voix de Rome,
Son amour en voulut seconder les efforts,
Et nous ouvrant son cœur, nous ouvrit ses trésors :
Nous eûmes de ses feux, encore en leur naissance,
310Et les nerfs de la guerre, et ceux de la puissance ;
Et les mille talents qui lui sont encor dus
Remirent en nos mains tous nos États perdus.
Le Roi, qui s’en souvint à son heure fatale,
Me laissa comme à vous la dignité royale,
315Et par son testament il vous fit cette loi[42],
Pour me rendre une part de ce qu’il tint de moi.
C’est ainsi qu’ignorant d’où vint ce bon office,
Vous appelez faveur ce qui n’est que justice,

Et l’osez accuser d’une aveugle amitié,
320Quand du tout qu’il me doit il me rend la moitié.

PTOLOMÉE.

Certes, ma sœur, le conte est fait avec adresse.

CLÉOPATRE.

César viendra bientôt, et j’en ai lettre expresse ;
Et peut-être aujourd’hui vos yeux seront témoins
De ce que votre esprit s’imagine le moins.
325Ce n’est pas sans sujet que je parlois en reine.
Je n’ai reçu de vous que mépris et que haine ;
Et de ma part du sceptre indigne ravisseur,
Vous m’avez plus traitée en esclave qu’en sœur ;
Même, pour éviter des effets plus sinistres,
330Il m’a fallu flatter vos insolents ministres,
Dont j’ai craint jusqu’ici le fer ou le poison.
Mais Pompée ou César m’en va faire raison,
Et quoi qu’avec Photin Achillas en ordonne,
Ou l’une ou l’autre main me rendra ma couronne.
335Cependant mon orgueil vous laisse à démêler
Quel étoit l’intérêt qui me faisoit parler.


Scène IV.

PTOLOMÉE, PHOTIN.
PTOLOMÉE.

Que dites-vous, ami, de cette âme orgueilleuse ?

PHOTIN.

Seigneur, cette surprise est pour moi merveilleuse[43] ;
Je n’en sais que penser, et mon cœur étonné
340D’un secret que jamais il n’auroit soupçonné,

Inconstant et confus dans son incertitude,
Ne se résout à rien qu’avec inquiétude.

PTOLOMÉE.

Sauverons-nous Pompée ?

PHOTIN.

Sauverons-nous Pompée ?Il faudroit faire effort,
Si nous l’avions sauvé, pour conclure sa mort.
345Cléopatre vous hait ; elle est fière, elle est belle ;
Et si l’heureux César a de l’amour pour elle,
La tête de Pompée est l’unique présent
Qui vous fasse contre elle un rempart suffisant.

PTOLOMÉE.

Ce dangereux esprit a beaucoup d’artifice.

PHOTIN.

350Son artifice est peu contre un si grand service.

PTOLOMÉE.

Mais si, tout grand qu’il est, il cède à ses appas ?

PHOTIN.

Il la faudra flatter ; mais ne m’en croyez pas,
Et pour mieux empêcher qu’elle ne vous opprime,
Consultez-en encore Achillas et Septime.

PTOLOMÉE.

355Allons donc les voir faire, et montons à la tour ;
Et nous en résoudrons ensemble à leur retour.

FIN DU PREMIER ACTE.
  1. Var. LA MORT DE POMPÉE, TRAGÉDIE. (1644)
  2. Voyez la IIe partie de l’Appendice, p. 111-115.
  3. Corneille paraît se rappeler ici ce passage de la fin du VIIe livre de la Pharsale (vers 789-791) :
    Cernit propulsa cruore
    Flumina, et excelsos cumulis æquantia colles
    Corpora.

    Les mots « ces montagnes de morts » font penser à l’hyperbole par laquelle Brébeuf, renchérissant sur Corneille, a rendu plus tard, dans un autre endroit de la Pharsale, le tot corpora fusa de Lucain (livre VII, vers 652) :
    De mourants et de morts cent montagnes plaintives.
    C’est de toute sa traduction le vers le plus connu, grâce à la critique de Boileau (Art poétique, chant I, vers 98-100) :
    Mais n’allez point aussi sur les pas de Brébeuf,
    Même en une Pharsale, entasser sur les rives
    De morts et de mourants cent montagnes plaintives.
    — Fontenelle nous apprend que Corneille « avoit traduit sa première scène de Pompée en vers (latins) du style de Sénèque le tragique, pour lequel il n’avoit pas d’aversion, non plus que pour Lucain. » (Œuvres, tome III, p. 124.) Cette traduction est perdue.
  4. Var. Et de leurs troncs pourris exhale dans les vents. (1644-56)
  5. Var. Justifie César et condamne Pompée. (1644-56)
  6. Var. Des changements du sort une effroyable histoire. (1644-56)
  7. Var. Pourra prêter épaule au monde chancelant. (1644)
  8. Var. S’il couronne le père, il hasarde le fils. (1648-56)
  9. Var. Il faut ou recevoir ou hâter son supplice. (1644-56)
  10. Dans l’édition de 1692, ou a été substitué à et.
  11. Var. À quel choix vos conseils me doivent disposer. (1644-68)
  12. Var. Et jamais potentat n’a vu sous le soleil
    Matière plus illustre agiter son conseil. (1644-56)
  13. Var. Sire, quand par le fer les choses sont vidées. (1644-63)
  14. Var. Qui veut venger sur lui le sang de leurs provinces. (1644-56)
  15. Var. Sire, n’attirez point le tonnerre en ces lieux. (1644-63)
  16. Var. Et voler sans scrupule au crime qui le sert. (1644-64)
  17. Var. Qui frappe le vaincu ne craint point le vainqueur. (1644-56)
  18. Var. Sire, Photin dit vrai ; mais quoique de Pompée. (1644-63)
  19. Var. Qu’il ne peut acquitter qu’aux dépens de leur sang. (1644)
    Var. À ne point l’acquitter qu’aux dépens de leur sang. (1648-56)
  20. La dette contractée envers César par Ptolémée Aulétès, père du Ptolémée qui tua Pompée, est un fait historique. Voyez le chapitre XLVIII de la Vie de César par Plutarque, où, au lieu de la somme ronde de mille talents, il y a un chiffre assez compliqué, qu’Amyot traduit par un million sept cent cinquante mille écus.
  21. Var. Je sais obéir, Sire, et je serois jaloux. (1644-63)
  22. Var. Sire, je suis Romain : je connois l’un et l’autre. (1644-63)
  23. Var. Prendre sur vous la honte, et lui laisser le fruit. (1644-64)
  24. L’édition de 1682 porte, par erreur : « et ne gagnez plus l’autre. »
  25. Var. Vous n’en gagnez pas un, et les perdez tous deux. (1644-68)
  26. Var. Et cédons au torrent qui traîne toutes choses. (1634-56)
  27. Var. Consentons au destin qui les veut mettre aux fers. (1644-56)
  28. Var. Qu’il plaise au ciel ou non, laisse-m’en le souci. (1648-56)
  29. Var. Sire, je crois tout juste alors qu’un roi l’ordonne. (1644-63)
  30. Voyez au tome III, p. 391, les vers 155 et 156 de Cinna :
    Et ne remettroit pas en de mauvaises mains
    L’intérêt d’Émilie et celui des Romains.
  31. Var. De mon trône dans l’âme elle prend la moitié. (1644-56)
  32. Var. Sire, c’est un motif que je ne disois pas. (1644-63)
  33. Var. Son hôte et son ami, qui l’en voulut saisir. (1644-56)
  34. Var. Et les raisons d’État… Mais, Sire, la voici. (1644-63)
  35. Var. Sire, Pompée arrive, et vous êtes ici ! (1644-60)
  36. Var. S’il veut, il peut aller dessus son monument. (1644-56)
  37. On lit dans les éditions de 1648-54 et de 1656 : « vous répondez, » pour : « vous répondrez. »
  38. Cette indication manque dans les éditions de 1644-56.
  39. Var. S’il est, Sire, encor temps de vous en repentir. (1644-63)
  40. Var. Et que par ces mutins chassé de son État,
    Il fut jusques à Rome implorer le sénat. (1644-56)
  41. Var. César en fut épris, du moins il feignit l’être,
    Et voulut que l’effet le fît bientôt paroître. (1644-56)
  42. Var. Et par son testament, qui doit servir de loi,
    Me rendit une part de ce qu’il tint de moi. (1644-56)
  43. Var. Sire, cette surprise est pour moi merveilleuse. (1644-63)