Port-Royal/Appendices/05

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Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 548-559).

un peu graves, qui ont été commises parmi les Jésuites, il faut les attribuer aux particuliers et non point au Corps entier : au contraire, que tout ce qu’il y a eu de grand, de saint, d’élevé, de généreux dans les paroles et dans la conduite des membres de l’Institut d’Ignace, il faut l’attribuer à la sainteté et à la sagesse des Constitutions, à la vertu, au courage et à la prudence des Supérieurs et autres principaux membres de l’Ordre.

(F. de MONTÉZON, S. J.)


JUGEMENTS DIVERS SUR PORT-ROYAL.

M. VINET. — M. DE BALZAC.


Ce premier volume de Port-Royal, dont un savant Jésuite vient de parler avec tant de modération et de politesse, même en le réfutant sur quelques points, fut généralement bien accueilli lors de la première publication en 1840, et se vit honoré de plusieurs articles à la fois indulgents et sérieux. M. Ampère, M. de Sacy et d’autres encore voulurent bien entrer dans la pensée de l’auteur, dans la difficulté du sujet, et, d’après ce commencement, m’accorder crédit pour la suite ; mais j’eus en particulier pour interprète, et pour garant encore plus que pour juge, le plus excellent et le plus distingué des hommes que j’avais rencontrés dans le Canton de Vaud, et qui avait assisté à la plupart des leçons sur Port-Royal, M. Vinet. Dans deux articles du Semeur (2 et 30 décembre 1840), articles recueillis depuis dans ses Œuvres, il voulut bien reconnaître le caractère et l’esprit chrétien dans lequel était conçue cette étude, l’intelligence du vrai Christianisme que j’y avais apportée, la méthode morale précise qui ne se permettait ni la poésie vague ni la vague religiosité, pas plus qu’elle ne se complaisait aux généralités historiques. » Voulez-vous être le poète de Port-Royal, disait M. Vinet, sachez la théologie de Port-Royal ; » et il m’accordait de la posséder suffisamment et même assez intimement, sans que j’eusse prétendu d’ailleurs à être théologien. M. Vinet ne daigna pas moins entrer dans mon procédé de peintre, si j’ose employer ce mot, procédé qui ne consiste pas à réduire les traits particuliers de chaque personnage à quelques grandes lignes principales et à les résumer une fois pour toutes dans un ensemble frappant, mais qui est plus successif, plein de retouches et de révisions, même minutieuses, plein de scrupules et de repentirs, cheminant petit à petit, avançant au fur et à mesure : « En sorte qu’on fait dans son livre, disait-il, la connaissance du personnage à peu près comme on l’eût faite dans la vie, une nouvelle rencontre ajoutant à ce qu’une première a fait découvrir, les contours d’abord peu arrêtés se dessinant jour à jour, comme ils se dessinent page à page, dans le livre de M. Sainte-Beuve, si bien qu’à la fin, sans trop savoir comment, et sans y avoir tâché, on connaît son homme. Saint-Cyran est répandu ainsi dans la moitié du livre de Port-Royal… » Enfin M. Vinet, indiquant qu’il pouvait bien y avoir dans l’ouvrage quelques hors-d’œuvre, quelques excursions et allées et venues trop fréquentes, et des digressions littéraires dont, à la rigueur, Port-Royal pouvait se passer, ajoutait toutefois en concluant : « À côté de son sujet, comme dans son sujet, M. S.-B. a trouvé des trésors. »

En regard de ce précieux et cher suffrage, qui est aujourd’hui encore ma meilleure récompense, je n’aurais jamais cru avoir à m’occuper de la critique d’un autre écrivain qui, seul entre tous, a cru devoir choisir cette occasion pour m’insulter et m’injurier. Cependant la réputation, selon moi fort exagérée, que l’on a faite depuis sa mort à cet écrivain, l’espèce de qualification d’homme de génie qu’on lui décerne, m’a obligé d’y regarder d’un peu plus près que je n’avais fait d’abord, et c’est ainsi que je suis amené à prononcer, en un tel sujet et en un tel lieu que Port-Royal, le nom de M. de Balzac.

Ayant fondé dans l’été de 1840 une Revue parisienne, destinée à immoler tous les auteurs contemporains de quelque valeur sur l’autel de sa vanité, à les démolir, comme il le disait poliment, le célèbre romancier rencontra sous sa main ce volume de Port-Royal qui venait de paraître, et il en disserta au long dans un des articles les plus incroyables qui soient sortis de la plume d’un homme de talent.

Ses motifs de m’en vouloir étaient puisés dans la personnalité la plus directe et la moins dissimulée. Irrité d’un article modéré (bien qu’insuffisant peut-être) que j’avais écrit sur lui, dans la Revue des Deux Mondes, à propos de la Recherche de l’Absolu, il s’était écrié au moment où il en achevait la lecture : « Il me le paiera ! je lui passerai ma plume au travers du corps. » Il ne plaisantait pas en s’exprimant ainsi. Je tiens le fait d’un témoin (Jules Sandeau) qui était présent quand il lut l’article. Il avait dit encore, en parlant d’un roman que je venais de publier vers ce temps-là : « Je me vengerai, et je referai Volupté ; » et il fit, en effet, ce Lys dans la vallée où, dès les premières pages, il nous montre son héros mordant dans un quartier d’épaule comme dans un quartier de pomme.[1] Par suite de la même irritation qui lui tenait au cœur, quelques années après, et dès qu’il se vit en possession d’une Revue, il attaqua tout d’abord, ou plutôt il essaya de tourner en ridicule cet autre ouvrage qu’il n’a jamais été en état de bien lire ni d’entendre, soit pour le fonds des idées, soit pour les mœurs et les caractères, Port-Royal. Ce qu’il a écrit là-dessus n’est que trop fait pour donner la mesure de sa déraison et de son outrecuidance comme critique. Car la vérité est que cet auteur, qui a de l’invention et des parties de génie dans l’observation des mœurs, — de certaines mœurs, — n’a jamais rien écrit, en fait de critique littéraire, que sous le coup de la vanité surexcitée et poussée à une sorte de démence.

Eût-on même quelques-unes des qualités du critique, remarquons-le, cela ne suffirait pas pour être en mesure de parler pertinemment de Port-Royal. Ce sujet, restreint et circonscrit en lui-même, est un écueil ou mieux un défilé où l’on ne passe pas aisément. La première qualité et condition pour juger de Port-Royal est en effet, sinon de pratiquer, du moins de comprendre l’esprit chrétien en ce qu’il a d’essentiel. Et quels esprits moins intimement chrétiens, et par conséquent moins Port-Royalistes que nos grands littérateurs modernes ? Aussi je dois dire que parmi eux, parmi les plus en renom, bien peu m’ont encouragé dans mon dessein d’écrire une telle histoire : je n’en excepte que M. de Chateaubriand. Mais M. de Lamartine, il y a bien des années, quand je lui disais que je m’occupais de Port-Royal, me répondait : « Pourquoi ce sujet de Jansénisme ? Je voudrais vous voir occupé de quelque grand sujet. » Port-Royal, évidemment, n’était pas un grand sujet à ses yeux. Béranger, de son côté, me disait : « Je voudrais bien voir achevé votre Port-Royal, car j’aime ce sujet sans le bien connaître : toutefois, je ne puis vous dissimuler que je crains que vous ne vous laissiez trop aller à faire ce que j’appelle de la religiosité, manie de notre époque et que je crois l’antipode de l’esprit religieux. » Or cette religiosité que redoutait tant Béranger est ce qu’il y a de plus opposé au sujet même et à la manière dont je l’ai traité. M. Victor Hugo fut amené une fois à parler de Port-Royal, le jour où, comme directeur, il me fit l’honneur de me recevoir à l’Académie ; il en parla avec éclat et force, mais sans justesse : le trop d’éclat même et la magnificence appliqués en un tel lieu faisaient contre-sens. Et comme M. Cousin s’étonnait que M. Royer-Collard parût être content de cette peinture et y applaudir : « Mais, répliqua celui-ci, ce n’est pas trop mal de la part d’un homme de théâtre. » — Quant à M. de Balzac, il lui était interdit d’en parler, même approximativement. Il ne pouvait avoir un avis sur ces choses ; il était incompétent à tous les titres, et jamais homme ne fut plus loin de l’esprit, des mœurs et du tempérament du sujet. C’est à faire rire, rien que d’y songer.

Mais pourtant il est savant, nous disent d’un air pénétré quelques novices et naïfs qui sont dupes de sa jactance et crédules à tout ce qu’il étale de connaissances occultes et mystérieuses, — Non, sans doute, je ne contesterai pas à M. de Balzac de savoir peindre et surtout décrire ce qu’il sait le mieux, ce qu’il a connu, manié et pratiqué à fond, tout ce monde des viveurs, des usuriers, des aventuriers, des revendeuses à la toilette et des brocanteurs, des agents d’affaires, des gens de lettres bohèmes et cupides, des femmes intrigantes, des femmes nerveuses, des libertines, des filles aux yeux d’or, et les Rastignac et les de Marsay, et les Mercadet, et tant d’autres dont je n’ai pas retenu les noms ; mais les âmes austères et chrétiennes, les intelligences chastes et graves, les solitaires de Port-Royal enfin, lui, avoir la prétention d’en parler et d’en connaître, je le lui défends et pour cause. — Vous qui avez encore du goût, veuillez faire attention à ceci : il y a des moments où, presque invariablement dans les romans de Balzac, il commence à suinter à travers les fausses élégances une odeur de crapule. Je demandais à un jeune homme du jour, et homme d’esprit, qui venait de voir le drame de Mercadet, si c’était bien : « C’est salope, me répondit-il, mais c’est très bien. » Ce qui m’était répondu là d’un ton sérieux est un genre d’éloge que méritent la plupart des œuvres de Balzac. Encore une fois, de là à Port-Royal, il y a des abîmes.

Anciennement, le génie, comme on l’entendait, était un fond de raison, revêtu d’éclat, animé de sentiment, couronné d’imagination, de fantaisie même, varié et diversifié de toutes les couleurs de la vie : témoin Molière, le type chez nous par excellence. Aujourd’hui on a changé tout cela. C’est une grande avance à qui veut passer pour un homme de génie auprès du vulgaire que d’être incomplet du côté du bon sens. La première condition dans ce siècle-ci, pour paraître un génie littéraire, c’est, avec de grandes qualités en sus et en dehors, de manquer plus ou moins de raison, de base solide. Quelques-uns de nos plus illustres contemporains, satisfont amplement à cette condition : M. de Balzac, des premiers, n’y fait point défaut.

Je ne l’ai personnellement rencontré, de près, que deux fois dans ma vie, cet étrange personnage, dont je ne parlerai même pas ici avec toute la liberté qu’exigerait un portrait fidèle, et que j’aurais peut-être acquise à son égard. Je l’ai rencontré et vu, le moins Port-Royaliste des hommes, nature exubérante et de forte vie, avide de succès actuel et de jouissances, exhalant l’ivresse de soi-même par tous les pores, respirant la convoitise, prodiguant et voulant l’éloge exagéré, démesuré, à bout portant, argent comptant ; mais je m’arrête et ne veux pas dépasser les limites que je me suis imposées… Je dois dire seulement que, dans ces deux seules rencontres où il me parla, j’eus à me garer, en face de lui, du torrent et du déluge de ses louanges qui portaient à la fois sur mon roman et sur mes vers : je n’avais qu’à les lui rendre du même calibre, et l’alliance entre nous était conclue. J’avais chance d’être promu par lui, tout comme un autre, à la dignité de Maréchal de France littéraire.

J’éludai, je me dérobai ; et depuis lors, en écrivant sur lui, je ne pus accorder à cet homme de talent, à la fois excessif et incomplet, qu’une part mesurée d’éloges dans laquelle il entrait du regret et où il perçait peut-être même quelque dégoût. De là sa colère, son besoin de vengeance, et son intrusion sur les terres de Port-Royal.

Il écrivait donc, le 10 août 1840, dans sa Revue parisienne :

« En lisant M. Sainte-Beuve, tantôt l’ennui tombe sur vous, comme parfois vous voyez tomber une pluie fine qui finit par vous percer jusqu’aux os. Les phrases à idées menues, insaisissables, pleuvent une à une et attristent l’intelligence qui s’expose à ce français humide. Tantôt l’ennui saute aux yeux et vous endort avec la puissance du magnétisme, comme en ce pauvre livre qu’il appelle l’Histoire de Port-Royal. Je vous le jure, le devoir de chacun est de lui dire d’en rester à son premier volume, et pour sa gloire, et pour les ais de bibliothèque. En un point, cet auteur mérite qu’on le loue : il se rend assez justice, il va peu dans le monde, il est casanier, travailleur, et ne répand l’ennui que par sa plume. En France, il se garde bien de pérorer comme il l’a fait à Lausanne, où les Suisses, extrêmement ennuyeux eux-mêmes, ont pu prendre son Cours pour une flatterie. »

Ceci déjà nous donne la note et le ton. — Voici le plaisant : c’est à une dame, à une comtesse E. qu’il écrit, qu’il est censé adresser une lettre sur le livre de Port-Royal :

« Vous si instruite des choses religieuses, lui dit-il, vous savez qu’il n’y a pas de point historique mieux établi, plus connu que la lutte de Port-Royal et de Louis XIV. Aucune bataille apostolique, sans en excepter la Réformation, n’a eu plus d’historiens, n’a produit plus de mémoires, plus de traités religieux, de pamphlets aigre-doux, de béates correspondances, de graves et longs ouvrages. On ferait un livre plus considérable et plus curieux que le livre de M. Sainte-Beuve, en donnant la bibliographie des écrits publiés à ce sujet : ce n’est pas exagérer que de les évaluer à dix mille ; quant à les analyser, ce serait vouloir faire une Encyclopédie religieuse. »

Sa prétention est que ce sujet de Port-Royal est comme épuisé. La question de Port-Royal a été jugée par la Cour de Rome et par Louis XIV : elle est connue comme la mort de M. de Turenne ; et en conséquence il va faire l’entendu en ces matières et trancher de haut avec un aplomb égal à son ignorance :

« La question de Port-Royal, commencée en 1626 par l’emprisonnement de Saint-Cyran (Saint-Cyran ne fut emprisonné qu’en mai 1638), n’a été terminée qu’en 1763, par l’abolition de l’Ordre des Jésuites. Cette querelle embrasse un ordre immense de faits ; elle enferme dans son cycle le combat sur la Grâce, auquel donna lieu la théorie de Molina, la lutte des Jésuites et des Jansénistes, celle de Fénelon et de Bossuet, la Bulle Unigenitus, le triomphe et la défaite de la sublime milice religieuse nommée les Jésuites, ces janissaires de la Cour de Rome, dont la chute a précipité celle du principe monarchique. »

Il va toujours comprendre dans la question de Port-Royal la lutte de Fénelon et de Bossuet, dont il paraît ignorer le sujet et qui n’y appartient pas, Fénelon étant le moins Janséniste des hommes et des théologiens, et Bossuet ne l’étant pas davantage, bien qu’il eût des liaisons avec quelques personnages considérables de ce parti. — Je le laisse continuer :

« Dans ce vaste chaos bibliographique s’élèvent comme des fleurs éternelles et brillantes l’Histoire de Port-Royal par Racine, livre admirable, d’une prose magnifique, comparable pour sa grâce et sa simplicité aux plus belles pages de J.-J. Rousseau ; les Provinciales, immortel modèle des pamphlétaires, chef-d’œuvre de logique plaisante, de discussion rigoureuse sous les armes rabelaisiennes : de l’autre côté, les œuvres de Bossuet, de Bouhours, de Bourdaloue, et les foudres vengeresses du Vatican. »

Respirons un peu. La prose de l’Abrégé de Racine n’a rien de magnifique et ne se distingue que par la pureté et une parfaite élégance ; elle ne rappelle de près ni de loin les plus belles pages de Jean-Jacques, et surtout elle ne les rappellerait point par la grâce et la simplicité, caractères qui n’appartiennent point essentiellement à la prose éloquente de Rousseau. Faire de Pascal un jouteur Rabelaisien n’est pas moins faux et insoutenable ; ce Rabelais, que devait pourtant sentir M. de Balzac et qu’il affectait d’aimer au point de l’imiter et de le reproduire, il ne l’a pas compris littérairement, et lorsqu’il a voulu, en un jour de gaieté drolatique, refaire la phrase rabelaisienne, il n’en a pas saisi la forme et le moule ; il a calqué à côté et n’a donné qu’un mauvais pastiche aux yeux des connaisseurs.

N’est-il pas curieux encore, comme vis-à-vis de ce Pascal-Rabelais, de voir énumérer sur une même ligne Bossuet, Bouhours, Bourdaloue et les foudres du Vatican : comme si le grammairien poli, Bouhours, pouvait jamais figurer sur un tel pied en telle compagnie, et comme si Bossuet avait été un antagoniste en règle de Pascal et même de Port-Royal, avec qui, depuis sa renommée établie, il garda toujours des mesures. M. de Balzac, qui sait si à fond l’histoire ecclésiastique du dix-septième siècle, n’a pas assez de pitié pour mon entreprise :

« Vouloir raconter Port-Royal après Racine, le défendre après Pascal et Arnauld, le critiquer après Bossuet et les Jésuites, dans une époque où ces questions n’existent plus, où le Catholicisme est attaqué, où M. de Lamennais écrit ses livres, constitue l’une de ces ridicules aberrations dont la critique doit faire une sévère et prompte justice. M. Sainte-Beuve connaît tant d’écrivains qui dégurgitent aujourd’hui leur instruction de la veille, qu’il a traité le haut Clergé, les savants, le public d’élite auquel devait s’adresser un pareil livre, comme les barbouilleurs de journaux. Vous allez voir combien les connaissances solides sont rares en France… »

Le charlatan, qui se grise en parlant et qui est peut-être à moitié dupe de ses phrases, est en train de nous prouver, si nous le laissons faire, que nous-même, nous sommes un charlatan qui nous piquons d’apprendre aux gens ce qu’ils savent mieux que nous. C’est plaisir de le voir se lancer de plus en plus et faire la leçon en maître. L’histoire de Port-Royal est donc, selon lui, la chose la plus rebattue et la plus vulgaire :

« Maintenant, qu’y avait-il à faire pour un historien en 1840 ? Là est la vraie difficulté.
À quatre-vingts ans de distance, loin des passions qui égaraient Pascal, tout en lui faisant faire une œuvre étonnante, loin du feu, de la fumée et des entraînements de cette bataille, le sujet était grand, vaste, hardi : M. Sainte-Beuve pouvait, à la manière de Bayle, se constituer le rapporteur des deux partis, expliquer synthétiquement les faits dont l’analyse est impossible, les faits majeurs, condenser les théories, marquer les points de cette longue partie, et faire comprendre aux contemporains quel est, dans l’histoire moderne, le poids du résultat. Tel n’a pas été le plan de l’auteur. »

Je passe sur cette singulière idée qu’il donne de Bayle, représenté par lui comme un rapporteur synthétique et un condensateur de théories.

« Il y avait une autre œuvre, poursuit-il : M. Sainte-Beuve pouvait se placer sur le sommet où plana l’Aigle de Meaux, d’où il embrassa l’antérieur de la question (Mais Bossuet, encore une fois, n’a rien fait de cela), d’où il contempla le péril dans l’avenir ; puis se faire son continuateur ou son antagoniste, en embrassant à son tour le dix-septième et le dix-huitième siècle, et tenant l’œil sur les choses futures. Là, certes, il y avait matière à quelque beau travail historique dans le genre de celui de M. Mignet sur la Révolution française. On devait se faire ou rapporteur ou juge. Oh ! point. La muse de M. Sainte-Beuve est de la nature des chauve-souris et non de celle des aigles… Sa phrase molle et lâche, impuissante et couarde, côtoie les sujets, se glisse le long des idées ; elle en a peur ; elle tourne dans l’ombre comme un chacal : elle entre dans les cimetières historiques, philosophiques et particuliers ; elle en rapporte d’estimables cadavres, qui n’ont rien fait à l’auteur pour être ainsi remués : des Loyson, des Vinet, des Saint-Victor, Desjardins, Kœrner, des Singlin, etc. Souvent les os lui restent dans le gosier… »

J’ignore pourquoi ces noms sont là rangés à la file ; je n’ai jamais parlé de Saint-Victor, ni de Koerner, le poète allemand ; je ne sais absolument de quel Desjardins il s’agit. M. Loyson était un demi-poète philosophe, un jeune publiciste estimable, un jeune ami de M. de Serres et de M. Maine de Biran, qui faisait plus que de promettre un homme politique de talent et à qui j’ai consacré autrefois quelques pages de souvenir[2]. M. Vinet, M. Singlin, sont des noms qui parlent d’eux-mêmes, et qui sont au-dessus de la boue et de l’avanie. — Puis, revenant à son plan favori d’une histoire dramatique, M. de Balzac ne cesse de me régenter, et avec quelle science !

« Non, il n’a pas voulu voir ce grand drame dont l’époque de Saint-Cyran, celle de Fénelon, celle de la révocation de l’Édit de Nantes, celle de la Bulle Unigenitus sont les quatre premiers actes, dont le cinquième est le fatal Bref par lequel un Pape aveugle et philosophe, encensé par d’aveugles philosophes, a détruit l’Ordre des Jésuites contre sa conviction et par intérêt. Oui, l’œuvre de Bossuet (les Jésuites, l’œuvre de Bossuet ! ) a croulé sous Ganganelli, Pape révolutionnaire, mort effrayé de son ouvrage : Quel drame et quels acteurs ! »

Est-il besoin de faire remarquer que, dans sa distribution fabuleuse des actes de ce drame de Port-Royal, il s’obstine à placer toujours la dispute de Fénelon et de Bossuet, et (qui plus est) il la place avant l’époque de la Révocation de l’Édit de Nantes qui était consommée plus de dix années auparavant, et qui d’ailleurs ne se rattache pas davantage à la question de Port-Royal ? Il s’échauffe de lui-même à la vue d’un si beau sujet et se monte la tête en en parlant :

« Quelle tâche pour un historien, s’écrie-t-il, d’expliquer le pourquoi d’un pareil malentendu dans le gouvernement moral de l’Europe, dont les destinées se jouaient alors ! Aujourd’hui, l’histoire doit procéder à la manière de Montesquieu, dans la Grandeur et la Décadence des Romains, et non à la manière des Rollin, des Gibbon, des Hume, des Lacépède… »

Quel assemblage insensé ! Hume et Gibbon, les historiens philosophes à côté du naïf et crédule Rollin ! et à leur suite, brochant sur le tout, M. de Lacépède du Jardin des Plantes ; on se demande pourquoi.

Suit une grande tirade à effet, toute une profession de foi, à la plus grande louange et gloire de l’absolutisme :

« Louis XIV, sachons-le bien, est le continuateur, par Mazarin, de Richelieu, qui continuait lui-même Catherine de Médicis : les trois plus beaux génies de l’absolutisme dans notre pays… La Saint-Barthélémy, la prise de la Rochelle, la Révocation de l’Édit de Nantes se tiennent. L’acte de Louis XIV est le dénouement de cette immense épopée allumée par l’imprudence de Charles-Quint ; cet acte grand et courageux est, malgré les hypocrites clameurs des Sainte-Beuve de tous les temps, une chose à la hauteur de toutes les choses de ce règne colossal. »

J’ai eu peu à parler de la Révocation de l’Édit de Nantes dans Port-Royal, et je ne l’ai dû faire qu’incidemment : je m’honore cependant d’être compris parmi les désapprobateurs de cet acte inhumain et impolitique. M. de Balzac, à cet endroit de sa diatribe, me perd de vue et développe une théorie historique à l’usage des ultra de tous les partis ; c’est surtout une flatterie grossière au parti légitimiste dont ce parvenu[3] s’était mis par genre et par vanité, et une insulte à la monarchie de Juillet à laquelle il s’imaginait apparemment que j’avais voulu rattacher Port-Royal :

« Ou le peuple, ou Dieu ! Le pouvoir ne peut venir que d’en haut ou d’en bas. Vouloir le tirer du milieu, c’est vouloir faire marcher les nations sur le ventre. J’adore le Roi par la grâce de Dieu ; j’admire le Représentant du peuple. Catherine (de Médicis) et Robespierre ont fait même œuvre. L’une et l’autre étaient sans tolérance. Aussi n’ai-je point blâmé, ne blâmerai-je jamais l’intolérance de 1793, parce que je n’entends pas que de niais philosophes et des sycophantes blâment l’intolérance religieuse et monarchique. »

Après un plat et pompeux éloge de l’empereur Nicolas, qui apparemment l’avait bien accueilli en Russie, et qu’il proclame le seul « homme en ce moment à la hauteur de son Empire, digne de la grande Catherine et de Pierre le Grand, à la fois Pape et Empereur, » il revient à Port-Royal qu’il confond de plus en plus, dans son invective, avec la monarchie de Juillet :

« La Bourgeoisie d’aujourd’hui, avec son ignoble et lâche forme de gouvernement, sans résolution, sans courage, avare, mesquine, illettrée, préférant, pour sa Chambre, des nuages au plafond de Ingres, et représentée par les gens que vous savez, était tapie derrière Messieurs de Port-Royal. Cette arrière-garde et cette arrière-pensée expliquent pourquoi des hommes comme Molière, Boileau, Racine, Pascal, les Bignon, etc., se rattachaient secrètement ou ostensiblement à Port-Royal. »

Molière non loin des Bignon et rattaché à Port-Royal ! — Mais ne nous arrêtons pas en si beau chemin :

« Au lieu d’embrasser ce sujet si vrai, si naturel, de dominer trois siècles, savez-vous ce qu’a fait M. Sainte-Beuve ? Il a vu dans le vallon de Port-Royal des Champs, à six lieues de Paris, à Chevreuse, un petit cimetière où il a déterré les innocentes reliques de ses pseudo-saints, les niais de la troupe, des pauvres filles, des pauvres femmes, des pauvres hères bien et dûment pourris. Sa blafarde muse, si plaisamment nommée résurrectioniste, a rouvert les cercueils où dormait et où tout historien eut laissé dormir la famille entêtée, vaine, orgueilleuse, ennuyeuse, dupée et dupeuse, des Arnauld ! Il s’est passionné pour les immortels et grandioses messieurs Du Fort, Marion, Le Maître, Singlin, Bascle, Vitart, Séricourt, Floriot, Hillerin, Bazile…
« Rebours, Guillebert, Le Pelletier, Bourdoise, Gaudon, Ferrand, Hamon
, voilà des grands hommes oubliés dans les catacombes de l’histoire et auxquels il signe des certificats de vie. »

Ce M. Du Fort qui commence la liste est sans doute M. Arnauld Du Fort, frère de M. Arnauld l’avocat, et dont je n’ai parlé et dû parler que dans les préliminaires de mon sujet. Toute cette liste, au reste, est dressée par un ennemi qui ne sait point la valeur des noms, qui les brouille encore plus plaisamment que méchamment, et qui, dans ses quiproquos burlesques, se méprend sur les points mêmes d’attaque qu’il pourrait trouver. C’est ainsi vraiment que l’on choisirait ses adversaires, si l’on en avait le choix.

Je n’épuiserai pas cet arsenal de mauvaises raisons et d’injures. En un endroit, M. de Balzac s’en prend à Pascal lui-même et relève une bévue du grand écrivain moraliste, qui a dit :

« Je n’admire pas un homme qui possède une vertu dans toute sa per- fection, s’il ne possède en même temps, dans un pareil degré, la vertu opposée, tel qu’étoit Épaminondas, qui avoit l’extrême valeur jointe à l’extrême bénignité ; car autrement ce n’est pas monter, c’est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout l’entre-deux[4]. » « Je ne sais rien de plus faux, dit M. de Balzac, que la proposition de Pascal… Non, Dieu ne demande pas aux hommes cet équilibre sur la corde raide avec les vertus opposées dans chaque main. L'équipollence mathématique voulue par Pascal ferait d’un homme un non-sens. »

M. de Balzac n’a pas compris Pascal, et c’est tout simple : Pascal demande aux hommes, même à ceux qui ont une grande vertu ou une qualité éminente, une autre qualité qui fasse contrepoids, afin d’obtenir l’équilibre moral[5]. C’est à l’occasion de saint François de Sales (page 250) que j’ai donné de cette pensée, en la citant, le commentaire qui a tant choqué M. de Balzac, et il s’y est venu blesser comme à une personnalité. En protestant et en regimbant si fort à cet endroit, cet auteur excessif n’a fait que se trahir lui-même : en effet, il est de ceux qui ont toujours abondé et versé dans leur propre sens ; doué de quelques dons rares, mais gonflé de toutes les prétentions, il alla toujours à l’extrême de ses qualités et au delà : ce qu’il avait de bon, il l’outrait et le gâtait en le forçant. Il usait et abusait des passions de ses personnages jusqu’à la manie, jusqu’à la frénésie. Il en tenait lui-même dans toute sa personne. J’ai quelquefois causé de lui avec ceux qui l’ont le plus loué depuis sa mort et qui ont écrit des biographies et des souvenirs le plus à son avantage, avec Léon Gozlan, avec Théophile Gautier ; j’ai fait à ces spirituels auteurs mes objections sur son compte, et leur ai dit en quoi il me paraissait avoir manqué pour être ce génie éminent qu’on semble désormais saluer en lui de toutes parts. Et l’un d’eux, allant au devant de ma pensée et résumant ses bizarreries, ses excentricités de tout genre, disait : « C’est encore plutôt un monstre. » Je n’en demande pas davantage.

Il ne termine pas son réquisitoire sans citer pour témoin à charge contre moi… qui ? la duchesse d’Abrantès. — Une madame d’Abrantès invoquée comme autorité dans un sujet où sont maîtres les Vinet et les Royer-Collard !

Il insulte enfin une dernière fois au pays qui m’a donné hospitalité, et se rit de la crasse ignorance du Suisse (ce sont ses expressions) qui m’a offert un abri propice et un auditoire favorable pour les premiers essais de mon travail. Est-ce assez immonde ?

Et maintenant je crois que j’aurais le droit de conclure qu’un homme qui a accumulé durant cent trente-cinq pages de telles absurdités et de tels non-sens, n’est pas et ne saurait être doué, même dans un autre ordre, de cette supériorité de génie qu’on lui prête si libéralement : il n’est pas et ne saurait être de l’élite des mortels. Je le dis à regret, mais cela est nécessaire pour ceux qui viendront après nous : il y a fort à prendre garde quand il s’agit de juger des grandes célébrités littéraires que nous avons vues de notre temps ; il y a toujours à distinguer, pour ne pas être dupe, entre l’école des vrais grands esprits et l’école des grands farceurs. Le mot est lâché. Balzac me paraît avoir été à cheval entre les deux. La part du charlatan qui s’exalte et qui se prend au sérieux est considérable en lui à côté de la vraie veine du talent. On est sujet, quand on y va de confiance, à confondre toutes ces parties fort mêlées dans son œuvre et à s’éblouir à son exemple. Que n’a-t-on pas dit, pour le déifier, depuis qu’il n’est plus ? Son manque de justesse, son grossissement de coup d’œil, ses hallucinations passé un certain point, ses faux airs de science, tout est pour le mieux, tout sert à la transfiguration de l’écrivain. J’y assiste depuis dix ans comme à une curiosité. J’ai cessé de contredire. Je laisse les générations plus jeunes découvrir chaque jour chez lui des beautés nouvelles et des mystères cachés ; je ne nierai même pas qu’en causant avec quelques-uns de mes jeunes amis libertins, je n’aie entendu sur Balzac des théories très étranges, très amusantes, et qui avaient cela de précieux pour moi qu’elles étaient bien au point de vue de cet ambitieux auteur, et qu’elles me faisaient comprendre tout son succès. Car la société actuelle, ne l’oubliez pas, les générations présentes aiment et préconisent dans Balzac l’homme non-seulement qui leur a peint leur vice, mais qui le leur a chatouillé ; c’est pourquoi je les récuse comme juges en dernier ressort : ce sont des complices. — Dans tous les cas, pourquoi s’est-il avisé, cette fois, de sortir de sa sphère et de son domaine ? Pourquoi s’est-il engagé si à l’étourdie dans le vallon de Port-Royal : j’ai profité de l’avantage du terrain.

FIN DE L’APPENDICE.
  1. Je n’ai pas ici à juger en soi le Lys dans la vallée ; mais, en tant que contrefaçon du roman Volupté, il ne pouvait remplir son objet, parce qu’en écrivant mon ouvrage, qui est très peu un roman, je peignais d’après des caractères vrais, d’après des situations observées et senties, parce que même dans la transposition de l’époque et du milieu, je m’attachais à être rigoureusement vraisemblable. Les âmes que je décrivais et montrais à nu étaient des âmes vivantes, je les connaissais, j’avais lu en elles ; madame de Couaën n’était pas une invention. À la date où j’écrivais, il y avait dans la société des âmes plus ou moins pareilles ; on a vu depuis par les Lettres d’Eugénie de Guérin, par le Récit d’une Sœur dont on doit la confidence à madame Craven, née de La Ferronnays, que ces natures d’élite n’étaient pas introuvables alors. Mais elles étaient lettres closes pour M de Balzac qui le jour où il essayait de les introduire dans sa Comédie humaine prenait sa mesure en lui, taillait à sa guise, et ne produisait que des à-peu-près. On n’improvise pas toute une atmosphère morale.
  2. Son nom vient d’être remis assez inopinément en lumière, grâce à des neveux, prédicateurs de talent. Loyson, s’il vivait, serait tout surpris d’être l’oncle de l’abbé Loyson et du Père Hyacinthe. Un reflet de la renommée du Carme éloquent a rejailli sur l’oncle oublié, et l’est allé réveiller au fond de la tombe. Bizarrerie et caprice des bruits humains ! c’est à qui maintenant se souviendra de Loyson. On fait aujourd’hui sur lui des notices, des lectures académiques : demain on fera des conférences.
  3. Ce parvenu… Je sais le mot que j’emploie et je ne l’applique qu’en tant qu’il convient. Dans notre société, le talent qui arrive au rang qu’il mérite n’est point un parvenu. Aussi n’est-ce point là ma pensée. Mais que dire, je vous prie, d’un homme qu’on a connu s’appelant simplement Honoré Balzac, qu’on a vu même établi imprimeur sous ce nom, et qui, deux ou trois ans après, prend le de, se dit noble, se croit noble peut-être, se suppose issu d’une grande famille ancienne, et affecte, en les exagérant, toutes les opinions de la classe la plus aristocratique ? Chez un homme ordinaire, ce serait de la pure sottise : on en est quitte, puisqu’il y a talent, pour dire qu’il y a un accès d’ivresse, un grain de folie.
  4. Le vrai texte maintenant (depuis l’édition Faugère) est celui-ci : « Je n’admire point l'excès d’une vertu, comme de la valeur, si je ne vois en même temps l’excès de la vertu opposée, comme en Épaminondas qui avoit l’extrême valeur et l’extrême bénignité ; car autrement ce n’est pas monter, c’est tomber, etc. » La pensée, en ces termes, paraîtra plus juste encore ; car c’est à l’excès d’une vertu que Pascal demande un contrepoids direct suffisant. De même dans l’ordre des talents littéraires : la force sans correctif va à la violence et à la brutalité ; la douceur sans restriction va à la mollesse et à la fadeur.
  5. Diderot a dit également, faisant parler le neveu de Rameau : « Ordinairement la grandeur de caractère résulte de la balance de plusieurs qualités opposées. »