Port-Royal/Livre I/08

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Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 175-215).
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VIII


Retour au cloître. — Suites de la Journée du Guichet. — Nouveaux directeurs : le Père Archange. — Premier printemps de Port-Royal. — La sœur Anne-Eugénie : son récit. — Amélie, sœur de René. — Activité de Port-Royal ; missions à l’entour. — Réforme à Maubuisson ; la mère Angélique commissaire. — Enlèvement de madame d’Estrées ; elle reparaît à main armée. — La mère Angélique fait retraite en bon ordre. — Entrée à Pontoise et retour triomphant. — Elle revient à Port-Royal ; les trente muettes. — Saint François de Sales et sa relation avec Port-Royal. — Conseils charmants. — Sa pensée secrète sur l’état de l’Église.


Il est temps de passer du théâtre aux autels,

s’écriait saint Genest, et nous le redisons avec lui : nous rentrons dans notre cloître. Après ce grand coup de la Journée du Guichet, pendant quelque temps tout doit paraître un peu faible et un peu fade en cette histoire intérieure. Plus la réforme y va s’enracinant et mûrissant, moins on y saisit quelque grand fait, quelque nouvel accident d’éclat à en détacher pour l’offrir ; on n’aurait à dérouler qu’une succession de détails plus ou moins uniformes. Bien des jours de la vie des saints, comme de celle des heureux, se ressemblent : ce sont des labeurs tout réels, arides, épineux, sans cesse recommençants sur cette terre, qui ont bien leur secrète joie, qui ont surtout leur lutte obscure. C’est par l’étude suivie, réfléchie et presque contrite, par une étude plutôt mêlée de prière, non point dans ce genre d’exposition sérieuse, mais extérieure et trop littéraire où l’imagination et la curiosité ont tant de part, qu’il les faudrait aborder.

Ayant emporté la réforme malgré son père et sa famille, la jeune abbesse en voulut embrasser d’abord les entières conséquences. Afin de rester plus libre dans l’obligation unique et de ne devoir rien à César, elle commença par se retrancher strictement toute demande de secours et d’argent auprès de M. Arnauld, qui avait précédemment subvenu à bien des besoins du pauvre monastère. Il en résulta à l’instant une indigence nécessaire et forcée qui était sa joie à elle, et qu’elle entreprit, par mille bonnes grâces et par mille adresses, de faire agréer aux sœurs. Elle redoublait pour elles toutes de charité, et, en même temps qu’elle ôtait au bien-être de leur corps, elle tâchait de le leur rendre au centuple par le partage et la multiplication de son âme. La pauvreté ne méritait pas ce nom à ses yeux, si elle ne donnait occasion de souffrir : sa charité ne consistait pas à sauver aux autres quelques souffrances légitimes, mais à les compenser surtout, et comme à les revêtir par de spirituelles joies.[1]Elle reçut elle-même à cette époque une consolation croissante dans les confesseurs et directeurs qu’elle rencontra, et qui, s’ils n’étaient pas encore le directeur complet qui ne lui échut que plus tard en la personne de M. de Saint-Cyran, avaient du moins des intentions pures, des conseils saintement aimables. On voit paraître alors le Père Suffren, jésuite, qui, malgré sa robe, devint un des guides sincères de Port-Royal, le Père Eustache de Saint-Paul, feuillant, ami de M. Arnauld, un M. Gallot, docteur, et surtout le Père Archange, gentilhomme anglais, né Pembroke, lequel, après avoir fui de bonne heure son pays pour cause de persécution religieuse, s’était venu faire capucin en France. Par son nom séraphique comme par l’aménité de ses conseils, il rappelle le Père Pacifique ; homme du grand monde, il n’en avait gardé que l’esprit de conciliation, vivifié au foyer de lumière, et une politesse qui était devenue de l’onction. Madame Arnauld l’avait connu par la marquise de Maignelay, sœur de M. de Gondi, le premier archevêque de Paris, et tante du cardinal de Retz : elle en parla à sa fille. Le Père Archange, une fois posé comme directeur, travailla à cimenter de plus en plus le raccommodement et le bon accord entre M. Arnauld et la jeune abbesse. On a des lettres[2] à elle adressées, dans lesquelles il lui donne en ce sens des avis sages : «(Octobre 1609)… Touchant votre demande jusques où peut aller l’honneur que vous devez à monsieur votre père et mademoiselle votre mère[3], je vous dirai brièvement qu’il se peut étendre autant que l’obligation que vous avez au service de Dieu et à votre profession le vous peuvent permettre… Pensez aussi que la religion ne détruit pas le droit naturel, ainsi le raffine, le confirme et l’accroît. » Il y a de l’imagination fleurie et riante dans ces lettres du Père Archange ; à travers les quelques solécismes, les fautes de genre que sa qualité d’Anglais lui rend faciles et qui semblent une naïveté de plus dans cette langue flottante du seizième siècle, on trouve de ces tours dévots, de ces airs de grâce à la Pérugin, plus d’une comparaison aimable et mystique qui nous prépare à saint François de Sales ; c’est bien à la même famille spirituelle qu’appartient le Père Archange.[4] Je prends çà et là quelques traits : « Courage, courage, ma bonne petite Abbesse ! car si les élévations de la mer sont merveilleuses, le Seigneur est admirable ès lieux haultes (sic), qui convertira cette tempête en un doux calme, et l’indignation des créatures en grâce et bénédiction. — … Cependant, par-deçà, M. Boucher, M. Gallot et moi, aviserons par ensemble aux moyens qu’il y aura d’apporter quelque bon ordre et établissement à votre affaire… ; ainsi, pendant que l’un plantera de son côté, que l’autre arrousera, j’espère encore que Dieu y donnera un heureux accroissement. » Il lui propose aussi devant les yeux toutes les jeunes saintes, « les dévotes Agnès Agate, Cicilla, Apolonia avec une infinité des autres jeunes et petites, lesquelles au prix de leur sang ont gaigné leur couronne ; » et les comparaisons vives de colombe et de suave époux ne manquent pas. L’imagination tendre, pétrie de grâces, un peu mignarde et sucrée, qui fît la vogue de Philothee, transpire dans ce bon religieux, mêlée aussi à des qualités essentielles et vénérables. Car le Père Archange savait au besoin poser les interdictions : «Le premier avis qu’il me donna, écrit la mère Angélique, et qui m’a été très-utile, ce fut de ne laisser jamais parler nos sœurs à pas un religieux, ni même aux Capucins, quand ils prêcheraient comme des Anges.» Mais le miel de persuasion le rendait surtout cher, et ce devait être une fête pour toutes les sœurs, lorsque le bon Père, ne pouvant plus aller à pied, arrivait à Port-Royal monté sur son âne, seule monture qu’il se permît.

Dans ces premiers temps, au milieu des duretés de vie et des rigueurs ascétiques dont je n’ai touché que quelques-unes, il y avait place chez les religieuses de Port-Royal à une fleur d’imagination et à un sourire dans la dévotion qui plus tard se retrouvera moins ou ne se retrouvera plus, et qui tenait simplement peut-être à la jeunesse de ces belles âmes, à celle, de l’entreprise même : novitas tum florida mundi. La seconde génération en effet, la mère Angélique de Saint-Jean, la sœur Euphémie Pascal, la sœur Christine Briquet, toutes si éminentes par l’esprit, par l’instruction, auront moins de ces fraîches et naïves impressions de jeunesse ; leur noviciat se passera déjà au fort des disputes, et elles seront, bon gré mal gré, plus scientifiques dès l’abord.

En entendant la mère Angélique, moins en garde avec les enfants, toujours revenir et s’ouvrir sur l’amour des déserts où elle regrettait de ne pouvoir s’aller cacher, deux de ces petites et sa jeune sœur Marie-Claire, dans le rejaillissement de cette piété, s’avisèrent de fuir au bout du jardin et d’y pratiquer la Tbébaïde, comme Bernardin de Saint-Pierre enfant, mais en toute rigueur.

Une autre sœur de l’abbesse, celle qui venait immédiatement après la mère Agnès par l’âge, la sœur Anne-Eugénie, entrée à Port-Royal vers le temps de la réforme, nous a laissé, dans une Relation écrite longtemps après.[5], une peinture très-vive et bien rendue de ses impressions premières : d’autres Relations environnantes achèvent de nous la représenter elle-même. Enfant précoce, elle avait eu beaucoup de goût pour le monde ; à l’âge de quatorze ans, elle lisait des romans avec passion ; un jour, en carrosse aux champs, elle continua cette lecture, même dans l’orage et pendant que le tonnerre grondait, aussi assurée, est-il dit, que si elle n’avait pas ouï la voix de Dieu. Dans la fréquentation de ses cousines huguenotes, son esprit s’était émancipé, et elle avait été par moments jusqu’à balancer en idée les deux communions romaine et calviniste. À dix-neuf ans, la petite vérole l’attaqua avec violence : moment critique pour tant d’âmes de jeunes filles, heure en ces temps-là décisive, où le monde et la religion se disputaient et s’arrachaient entre eux une beauté ![6] La jeune Anne éprouva de grandes angoisses, et, au fort du mal, promit à Dieu de le servir dans la meilleure des deux religions, sans déterminer autrement laquelle. Enfin, au dire des témoins d’alors, elle avait ce qu’on appellerait aujourd’hui un esprit ardent, poétique, haut et hardi de pensée, de fantaisie. Un jour, et après une assez longue incubation de piété mûrissante, étant allée avec sa mère à l’église Saint-Merry leur paroisse, dans la chapelle de Saint-Laurent, réservée à leur famille, il y eut en elle éclat ; elle ressentit un grand mouvement d’être religieuse, accompagné de circonstances singulières : une véritable vision. Elle achevait de lire les deux lettres de saint Jérôme à Démétriade et à Eustochie sur la Virginité ; elle entra dans un profond recueillement, et tout d’un coup se sentit transportée en esprit hors d’elle-même et amenée en présence de Jésus-Christ : comme elle s’était jetée à genoux, «il s’approcha d’elle et lui mit une bague dans le doigt.» En un mot, la métaphore mystique prit corps à ses yeux et demeura une réalité. Ayant été, tout au sortir de l’église, à l’hôtel de Guise avec sa mère, elle y rencontra le Père Archange, qui lui demanda en la saluant, et par manière de bonne grâce, si elle n’avait rien de particulier à lui dire : elle saisit l’occasion au passage, et, laissant les demoiselles de Guise, se retira avec lui un moment pour lui révéler son ardeur de cloître. Et comme le bon Père, surpris et sensé, lui faisait quelques objections et paraissait soupçonner en elle un déplaisir de cœur au sujet de quelque mariage, elle ajouta résolument ces paroles : «Mon Père, je vous déclare que quand votre M. de Guise voudrait et pourrait m’épouser, quoique je ne sois qu’une petite demoiselle, je ne voudrais point de lui ; il faut que je sois mariée à un plus grand seigneur.» Toujours, on le sent, cet orgueil naturel, ce courage humain (comme en disait alors) des Arnauld. Sa mère ne pouvait croire à un tel projet de la part d’un naturel si hautain : «Comment se résoudrait-elle à vous promettre obéissance ? disait-elle au Père Eustache qui lui en parlait ; elle a bien de la peine à la rendre à son père et à moi.» M. Arnauld, qui n’aimait pas que ses enfants le quittassent et qui les voyait se détacher un à un, voulut s’opposer à cette défection nouvelle. La jeune Anne, sur le conseil du Père Archange, consentit, par manière d’essai, à passer encore un an dans le monde : ce qu’elle fit de bonne grâce, d’un air de s’y livrer à plein cœur, mais au fond plus décidée que jamais, et se plaisant sous cette apparence mondaine, sous ces dehors égayés et braves, à donner le change sur ses sentiments du dedans. Tout ce qu’elle voyait de brillant dans les choses d’ici-bas s’éclipsait pour elle en idée de l’aurore céleste, et, assistant un jour à un ballet répété par des princesses, elle ne cessa durant tout le temps d’humilier cet éclat par devant la moindre des joies qu’elle se figurait du Paradis. Elle arriva à Port-Royal pour être novice, dans tout ce feu d’allégresse et de belle rêverie (octobre 1616) : on eut encore à mater quelque chose ; il y avait des détails pénibles qu’elle n’avait pas prévus : mais enfin a la mère Angélique lui apprit le mystère de la pauvreté de Jésus-Christ, qui n’est révélé qu’aux humbles.» M. Arnauld n’assista ni à la première prise d’habit ni à la procession, parce que ces cérémonies l'attendrissaient trop. Or, voici l’esprit que, selon son récit, en entrant à Port-Royal, elle trouva : «Une solitude non seulement extérieure, étant fort séparée du monde, à quoi aidoit beaucoup la situation du lieu, qui étoit un désert fort aimable, et qui me paroissoit ressembler à ceux de la Thébaïde : mais encore une solitude intérieure et qui passoit jusqu’à l’esprit, en sorte que Dieu faisoit aimer cette séparation du monde, selon ces paroles : Je la mènerai dans la solitude, et là je lui parlerai au cœur.[7] « On y avoit une simplicité d’enfant qui faisoit aimer tous les livres que l’obéissance donnoit à lire, tels qu’ils fussent, parce que l’on y trouvoit Dieu… »

« Au commencement que j’entrai, je sentis un vuide dans mon âme qui m’étoit bien pénible ; et l’ayant dit à la mère Agnès, elle me répondit que je ne m’en étonnasse point, parce qu’ayant quitté toutes les choses du monde, et n’étant point encore consolée de Dieu, j’étois comme entre le Ciel et la terre. Environ un an après, je sentis que ce vuide étoit rempli »[8] Durant cette première année, pour la consoler de ses peines d’esprit, de ses craintes excessives auxquelles revenaient s’entremêler des doutes, on lui fit lire la Vie de sainte Thérèse telle que la sainte l’écrivit, et cet exemple la guida.

Monastère et vallon avec marécages étaient alors dans leur pire état de tristesse et de malsain, et elle-même y prit la fièvre. D’une cellule étroite et humide on descendait la nuit, l’hiver, dans l’église basse et froide ; on y allait dès le coup de deux heures, et on ne se recouchait point après Matines. Ces jardins, que nous ne voyons qu’à travers les Stances de Racine, devaient avoir alors peu de fleurs ou de beaux fruits, et l’on n’avait pas seulement la pensée de s’y promener :
« L’été, dit-elle, nous allions le matin sarcler au jardin, en grand silence et ferveur.

« Tant s’en faut que cette demeure me semblât triste et affreuse, étant comme elle est dans une profonde vallée, que, regardant quelquefois le Ciel au-dessus du dortoir, je m’imaginois qu’il y étoit plus serein qu’ailleurs. Toutes choses me consoloient, et il me souvient qu’ayant une fois l’esprit tout abattu, je fus toute ravie en voyant seulement les étoiles, et une autre fois en entendant sonner nos trois cloches, qui faisoient une douce harmonie. »

« La première fois que je fus au réfectoire, où les sœurs alloient en ce temps-là avec leurs habits d’église, je trouvai cela si édifiant que, les voyant chanter Benadicite et Grâces qu’elles alloient achever en procession dans le chœur, cela me disoit souvenir du Paradis… »

«…Durant mon noviciat, il mourut une sœur converse : considérant toutes les cérémonies qui se faisoient à son enterrement, et en même temps me ressouvenant de celles que j’avois vu faire à celui du roi Henri IV, je trouvai celui de cette sœur beaucoup plus beau. »

« Depuis ma profession je demeurai dans une si grande joie d’être religieuse, qu’une fois j’en dansois étant seule ; et quand je voyois une religieuse triste, je pensois qu’elle n’avoit qu’à regarder son voile noir pour ne l’être plus. »

La sœur Anne-Eugénie eut de grands secours, par la suite, des doux entretiens de saint François de Sales ; elle trouva appui surtout en la direction de M. de Saint-Cyran ; elle en eut besoin quelquefois, car le naturel hautain revenait et frémissait. Elle était principalement commise, vers la fin, à l’instruction des enfants, et cette fonction lui répugnait, aimant, avant tout, la prière et la solitude. M. de Saint-Cyran l’y maintint, et elle n’y demeura pas moins de quinze ou seize ans, bien que n’étant à cette Obéissance, comme elle le disait, qu’à la pointe de l’épée.

Deux cents ans plus tard, peut-on se demander, de telles natures qu’on voit ainsi éclater et reluire un moment au seuil du cloître, puis s’y enfermer, s’y ensevelir pour jamais, que seraient-elles devenues, à ne prendre que les chances humaines et calculables ? Cette rêverie première, qui, là, trouve tout aussitôt son cours et son lit, où n’aurait-elle pas débordé ? Quel torrent ! Ce qui alla de bonne heure se fixer en prière et en pratique, s’éteindre aux Obéissances obscures, en quelles vapeurs brillantes et orageuses l’aurait-on vu s’exhaler ? Littérairement, tout ce que nous rencontrons là chez la sœur Anne-Eugénie à l’état de piété exaltée et qui va trouver son emploi, littérairement, cela est la matière même d’où s’engendrera la mélancolie poétique et le vague des passions ; d’où éclora la sœur de René ; d’où s’embrasera en flammes si éparses et si hautes, et que quelques-uns appellent incendiaires, celle qui a fait Lélia. Lélia, ce n’est peut-être que la sœur Anne-Eugénie qui n’est pas restée au cloître. On surprend très au net dans Port-Royal, à travers la piété s’analysant déjà elle-même et se racontant, ce qui de nos jours, la sanction religieuse manquant, est devenu précisément la tendresse humaine égarée, l’orgueil inquiet, inassouvi, s’analysant aussi sans fin et se décrivant : c’est la même veine du cœur.[9] À propos de ces aspects d’imagination qui s’ouvrent plus volontiers dans les premiers temps de Port-Royal, et avant que l’âge et la règle aient tout apaisé, je ne sais rien de plus frappant que des lettres (manuscrites)[10] de la mère Agnès qui se rapportent, il est vrai, à une date un peu postérieure, mais dont plusieurs sont de sa jeunesse encore, et dans lesquelles, à mesure qu’on avance, on voit le bel-esprit tomber et la saillie subtile s’éteindre. Nous aurons plus d’une fois occasion d’en citer des passages : elles rentrent assez dans le tour affectueux de spiritualité de saint François de Sales, avec moins de netteté pourtant et plus de sainte Thérèse. — Ce que je tenais à marquer en ce moment, c’est le premier rayon du matin sur Port-Royal réformé, ce court printemps, j’oserai dire, de la Thébaïde ou de Bethléem. Bientôt cela passe, la réalité chrétienne prend tout. La fleur a disparu, sombre fleur du préau ; le fruit même dans sa couleur et son velouté s’est flétri : il ne reste plus que le grain desséché, mais plein, mais fécond, et qui assure la saison d’avenir éternel.

L’imagination, chez la plupart du moins, ne nous a été donnée qu’à l’origine, dans la jeunesse : c’est comme une voile à part qui se déploie en chaque esquif pour sortir du port, pour rendre cette sortie plus prompte, plus hardie (faut-il dire plus facile ou plus dangereuse ?), ou simplement pour l’embellir comme un pavillon. Mais une fois sorti, si l’on va au but même, à l’horizon sérieux du voyage, si l’on ne veut pas s’amuser à courir les mers pour voir seulement se gonfler cette voile de pourpre légère et capricieuse, elle se re- plie, elle tombe le plus souvent : il en faut venir à la rame ou aux voiles sombres.

Sans demander plus longtemps donc, à ce premier Port-Royal, des exemples de l’imagination qu’il offre pourtant, allons à ses œuvres.

Ce qui le caractérise le plus effectivement en la période qui s’ouvre, c’est l’action pure et simple, le procédé pratique, moral, chrétien, sans tant de doctrine, sans même beaucoup de lumière dans le docte sens où d’ordinaire on l’entend. La mère Angélique réformée se mit à réformer ses sœurs une à une, par l’exemple, avec patience, sans tant raisonner. Port-Royal entier réformé se mit à réformer les autres monastères d’alentour qui venaient lui demander l’étincelle ; il les gagna un à un, par l’action directe également, par la pratique, en s’y mettant, en y allant. Parfois les abbesses, les prieures du cloître à restaurer venaient à Port-Royal même étudier la réforme ; le plus souvent, sur leur demande, on dépêchait des religieuses pour l’introduire. La sœur Anne-Eugénie, la mère Marie des Anges surtout,[11] étaient d’actifs et valeureux lieutenants. Quand il y avait difficulté et lutte, comme c’était l’ordinaire, la mère Angélique, munie d’autorisation supérieure, se portait sur les lieux en personne. Ainsi elle alla successivement à Maubuisson, au Lys près Melun, à Poissy, à Saint-Aubin (diocèse de Rouen) ; la mère Agnès allait à Gomer-Fontaine (diocèse de Rouen), au Tard en Bourgogne ; la sœur Marie-Claire et une autre étaient détachées aux îles d’Auxerre ; on séjournait, au besoin, des mois ou des années. Les religieuses envoyées en mission y répugnaient par humilité, y couraient par obéissance, se mettaient à l’œuvre incontinent, et apprenaient dans ce travail même de direction à le bien remplir. S’il y a dans l’étude des corps malades et pour leur guérison un art particulier qui, certes, sans devoir jamais dédaigner la science, les connaissances positives qu’elle amasse, et en acquérant toutes celles qui sont à sa portée dans le temps, demeure toutefois distinct, un art qui tient à l’expérience même des maladies observées et au tact du médecin qui les manie, s’il y a, en un mot, un tact véritablement hippocratique qui fait qu’un médecin habile chez les Anciens, en sachant bien moins de science anatomique et physiologique positive, guérissait presque autant, je le crois, qu’un médecin habile d’aujourd’hui, à combien plus forte raison cela a-t-il lieu dans la pratique et la médecine des âmes, là où, selon le Christianisme, ce tact n’est pas seulement un don plus ou moins confus et qui se développe par la seule expérience, mais le don d’entre les dons, une lumière tout appropriée et sans cesse renouvelée, un rayon direct de l’Esprit dispensateur !

Ce don, cet art inspiré et vite perfectionné par l’usage, dans le gouvernement spirituel, la mère Angélique et plusieurs de ses soeurs l’eurent bientôt à un haut degré ; elles devinrent, sans s’en douter, et avec fort peu de lecture alors et de doctrine, de grandes praticiennes des âmes, des ouvrières apostoliques consommées.

Pendant les années qui suivirent, depuis 1618 jusqu’à 1635 environ, ce fut à ce diligent travail que les forces spirituelles du jeune monastère furent principalement tournées : une activité d’abeilles. Dans ces réformes à semer par le pays, il y en avait qui dépassaient de beaucoup le rayon d’une excursion ordinaire. Saint-Cyr ou Gif, ce n’était qu’un jeu ; mais j’ai nommé l’abbaye du Tard à Dijon[12]: voilà qui, pour de simples religieuses, à cette époque, devenait une véritable expédition. Les campagnes étaient peu sûres, les grands chemins non tracés. Dans un de ces voyages entrepris à l’entrée de l’hiver pour aller au Tard[13] les pauvres filles faillirent plusieurs fois se noyer : le carrosse s’enfonçait dans des boues impraticables, ou s’arrêtait devant des ruisseaux grossis : il fallait, pour moins de danger, descendre, passer à gué une à une comme on pouvait, et puis on remontait dans le carrosse, observant à travers cela de son mieux la règle da silence, ou ne l’interrompant que par des hymnes. On dut même rebrousser chemin cette fois-là, et remettre l’œuvre à une autre saison. Arrivées dans le lieu à réformer, c’étaient d’autres obstacles qui les attendaient. Je n’en veux citer qu’un exemple, mais capital et, ce me semble, intéressant, — ce qui se passa à la réforme de Maubuisson : une page très vive des mœurs de ce siècle.

L’abbaye de Maubuisson, avec le train qu’on y mène, nous est connue : la mère Angélique y a fait autrefois son noviciat sous cette étrange abbesse, madame d’Estrées. Après la mort de Henri IV, les désordres à rideaux ouverts devenant plus criants et n’étant plus protégés du nom du roi[14] on songea à y porter remède ; Louis XIII lui-même en donna ordre, dit-on, à M. Boucherat, abbé de Citeaux. Mais plusieurs fois les religieux envoyés par ce supérieur pour faire des représentations et informer sur l’état des choses, avaient été saisis, retenus par l’abbesse, et maltraités indignement. Un entre autres, le dernier venu, M. Deruptis, commissaire de M. de Cîteaux, s’était vu, dès son entrée à Maubuisson, jeté en prison dans l’une des tours de l’abbaye, avec sa suite ; on les y avait fait jeûner quatre jours durant, au pain et à l’eau ; et chaque matin, par ordre de l’abbesse, on donnait particulièrement les étrivières à ce religieux. Il y serait mort, s’il n’avait trouvé moyen de s’évader par une fenêtre. De tels excès ne pouvaient rester impunis. Après s’être assuré au préalable du consentement de la famille, avoir requis l'appui du cardinal de Sourdis, cousin de la dame, et de son frère le maréchal d’Estrées (lequel, très-peu scrupuleux d’ailleurs[15], lui en voulait d’avoir marié sous main leur jeune sœur, novice à Maubuisson, à un voisin de là, le comte de Sanzé), après toutes ces précautions, l’abbé de Cîteaux se transporta en personne sur les lieux en l’année 1617, pour procéder à sa visite officielle. Mais il eut beau faire prier l’abbesse, puis la faire sommer de paraître, convoquer le Chapitre et l’y mander, elle se refusa à tout, et il dut clore, sans l’avoir vue, sa visite. Il n’y avait plus qu’un moyen : la faire enlever et l’enfermer. L’ordre fut obtenu du Parlement. L’abbé partit donc de Paris le 2 ou 3 février 1618 avec prévôt et archers ; ceux-ci attendirent à Pontoise, et l’abbé seul vint droit à Maubuisson, où il tenta, durant deux jours, les derniers efforts pour aborder la rebelle et la ramener : ce fut inutilement. Elle se moquait des appréhensions, se disait malade, et ne voulut pas se laisser voir. Le 5 février, de grand matin, le prévôt et les archers furent donc introduits par l'abbé dans la première cour et dans les dehors du bâtiment ; mais on ne put avoir ouvertes les portes intérieures : il fallut enfoncer et escalader. On chercha l’abbesse, qui se déroba en toute hâte, et on ne la découvrit que vers le soir ; elle s’opiniâtrait tellement à ne point sortir, qu’on dut l’enlever demi-nue et la faire porter couchée sur son matelas jusque dans le carrosse. C’est en cet état qu’elle arriva aux Filles pénitentes, où elle fut recluse.

Il s’agissait de la remplacer, d’effacer sa trace, et la fonction n’était pas facile. L’abbé de Cîteaux, qui s’était tenu au dehors pendant que les archers opéraient, entra dès qu’ils eurent fini, convoqua les religieuses et leur proposa au choix les noms de trois abbesses de l’Ordre, parmi lesquelles il en voulait désigner une à titre de commissaire pour les gouverner : le nom de madame de Port-Royal en était. Plusieurs la connaissaient et l’aimaient pour l’avoir vue enfant à Maubuisson ; mais presque toutes hésitaient à la choisir, effrayées de son renom sévère, et craignant de tomber, nous dit-on, aux mains du monstre chimérique d’une réforme affreuse et sauvage. Bref, l’abbé, après s’en être entendu avec M. Arnauld, décida que ce serait elle, et lui fit signifier l’ordre de partir pour le poste assigné.

Elle reçut la charge avec soumission, avec attrait peut-être, en vue de l’ingrat labeur. Elle voulut emmener comme aides trois ou quatre religieuses seulement, parmi lesquelles sa sœur Marie-Claire. La désolation fut grande à Port-Royal en apprenant ce soudain départ : il eut lieu le 19 février 1618, le lendemain même de la profession de la sœur Anne-Eugénie, dont on vient de voir de si vives impressions. Toute la Communauté fondait en larmes : seule la sœur Anne-Eugénie n’en jeta pas une ; et comme on s’en étonnait : « Dieu me fit hier trop de grâces, disait-elle, pour pleurer aujourd’hui.» Sa douleur humaine se perdait dans une rayonnante exaltation d’épouse du Christ, et quand les autres mouraient presque de douleur, peu s’en fallait, comme elle l’a dit elle-même, qu’elle ne dansât de ravissement[16].

La mère Agnès, devenue sous-prieure et à qui le pouvoir de l’absente devait revenir, ne pensait qu’au déchirement de la perte : après avoir dit adieu à sa sœur et l’avoir vue partir, elle alla se jeter à genoux dans l’église en redisant ces paroles de saint Pierre : Ecce nos reliquimus omnia; et elle répétait cet omnia, omnia, avec un accent où passait tout son cœur.

Quant à la mère Angélique, elle savait bien à quelle longue fatigue, à quelle œuvre de misère en même temps que de devoir elle marchait et conduisait ses sœurs ; elle savait que, pour tirer du profond oubli et de l’abîme, où elles se complaisaient, ces religieuses plus qu’à demi perdues de Maubuisson, il faudrait ne pas s’épargner soi-même, prêcher d’exemple et d’action, être debout jusqu’à extinction d’haleine, caresser, flatter presque, ramener par tous moyens les unes, réprimer les autres, en former surtout de nouvelles et de vierges, capables de parfaite modestie, et remuer, pétrir nuit et jour tout cet ensemble pour l’animer d’un seul esprit toujours présent ; elle ne se dissimulait rien de cette œuvre exterminante pour la santé et pour la vie ; elle en avertit ses compagnes, ne donnant d’autres bornes à leur discrétion que celles de leur charité et de leur ferveur. Avant de partir, elle montra à sa jeune sœur Marie-Claire le lit que celle-ci aurait à occuper un jour dans l’infirmerie de Port-Royal, au retour de cette rude et ruineuse campagne ; comme un général plein de franchise qui montrerait les Invalides à ses soldats au départ pour la bataille.[17] En arrivant à Maubuisson, elles trouvèrent vingt-deux religieuses environ, dont la plupart y avaient été mises contre leur gré : la vie, au reste, qu’on y menait, avait dû réconcilier les plus récalcitrantes. La mère Angélique de Saint-Jean, dans un récit où, de son aveu, elle supprime les traits les plus importants, touche quelques points extérieurs de ce régime assurément peu fait pour engendrer l’acedia. Leur ignorance des premiers éléments du Christianisme passait toute idée :

« Elles ne savoient pas même se confesser, mais elles se présentoient pour le faire à un religieux bernardin qui leur servoit de confesseur, et qui, en effet, n’en portoit pas le nom en vain, puisque c’étoit toujours lui qui disoit seul leur confession et leur nommoit les péchés qu’il vouloit qu’elles dissent, quoiqu’elles ne les eussent peut-être pas faits. C’étoit même tout ce qu’il pouvoit faire que de les résoudre à prononcer un oui ou un non, sur lequel il leur donnoit l’absolution sans autre enquête. Mais enfin, s’étant ennuyées des reproches que ce Pater leur faisoit de leur ignorance, elles crurent avoir trouvé une excellente méthode pour se bien confesser : c’étoit de composer toutes ensemble, avec beaucoup d’étude, trois sortes de confessions, une pour les grandes fêtes, une pour les dimanches, et une pour les jours ouvriers, lesquelles ayant écrites dans un livre, elles se le prêtoient pour s’aller confesser l’une après l’autre : ce qu’elles auroient aisément pu faire toutes à la fois, puisqu’elles n’y répétoient que la même chose. »
« Tout le reste alloit de même… Elles passoient tout leur temps hors de l’Office, à se divertir en toutes les manières qu’elles pouvoient…, à jouer des comédies pour réjouir les compagnies qui les venoient voir. » « Plusieurs d’entre elles avoient leurs jardins particuliers, où il y avoit des cabinets pour donner la collation ; et ce qui prouve plus que toute chose que le dérèglement dans cette maison n’étoit pas personnel, mais passé en une coutume bien établie, c’est que les jours d’été qu’il faisoit beau temps, après avoir dit Vêpres et Complies tout de suite, le plus à la hâte qu’elles pouvoient, la prieure menoit tout le couvent, hors de l’abbaye, se promener sur les étangs qui sont sur le grand chemin de Paris, où souvent les moines de Saint-Martin de Pontoise, qui en sont tout proches, venoient danser avec ces religieuses, et cela avec la même liberté qu’on feroit la chose du monde où l’on trouveroit moins à redire.»

La mère Angélique et ses sœurs tombèrent là comme de nouvelles créatures arrivées d’un nouveau monde. Quel art il lui fallut pour gagner sans révolte à la règle ces cœurs noyés de mollesse ! Elle s’adressa d’abord aux anciennes qu’elle avait connues étant petite, et tâcha par mille égards de les apprivoiser doucement, d’obtenir d’elles l’assentiment au moins à la réforme extérieure et de bonnes apparences. Mais, comprenant qu’il n’y avait guère plus à espérer de celles-ci pour le moment et que la vie spirituelle éteinte ne pouvait sitôt renaître, tout son soin fut d’introduire de nouvelles filles, plutôt pauvres, de les former jour et nuit, et, par cette masse intègre et pure, d’enlever, de soulever l’autre, de régénérer le vieux levain. Elle en reçut en tout trente ou trente-deux. Elle se rompait la poitrine, est-il dit, aussi bien que ses filles, pour tâcher de couvrir par leur chant au chœur, dit avec révérence, le chant indévot des anciennes : image touchante qui nous représente sensiblement toute la lutte continue de ces années ! elles ne furent pas sans grands événements d’ailleurs et sans aventure.

Elle vit pendant son séjour à Maubuisson saint François de Sales, qui y fît plusieurs voyages auxquels nous viendrons tout à l’heure ; mais, aux environs et au sortir à peine de cette douce circonstance, elle en essuya une de tout autre nature par le brusque retour et l’invasion de madame d’Estrées, échappée des Filles pénitentes. Laissons la mère Angélique raconter elle-même l’assaut, et prenons, chemin faisant, plaisir à son dire véhément, encore vibrant de sa lèvre, sous la plume de son neveu Le Maître[18]:

« Au mois de septembre 1619, madame d’Estrées revint à Maubuisson, assistée de M. le comte de Sanzai et de plusieurs gentilshommes. Elle entra au dedans par le moyen d’une fille religieuse de la maison, fille perdue, avec laquelle elle avoit intelligence ; cette fille lui ouvrit une porte avec une clef qu’elle avoit fait faire. Ainsi vers l’heure de Tierce, nous vîmes cette abbesse entrer parmi nous, ayant laissé le comte de Sanzai et ses gentilshommes au dehors. Elle me vint trouver lorsque nous allions au chœur, et elle me dit : «Madame, je suis venue ici pour vous remercier du soin que vous avez eu de mon abbaye pendant mon absence, et pour vous prier de vous en retourner en la vôtre, et de me laisser la conduite de la mienne.» Je lui répondis : «Madame, je le ferois très-volontiers, si je le pouvois ; mais vous savez que c’est M. l’abbé de Cîteaux, notre supérieur, qui m’a ordonné de venir prendre la conduite de cette maison, et qu’y étant venue par obéissance, je n’en puis sortir que par la même obéissance.» Elle me répliqua qu’elle étoit abbesse, et qu’elle alloit prendre sa place. Je lui répondis : «Madame, vous n’êtes plus abbesse, ayant été déposée.» Elle me répondit : «J’en ai interjeté appel.» Je lui dis : «Votre appel n’est point vuidé, et cependant la sentence de déposition rendue contre vous subsiste à mon égard et dans votre Ordre ; et je ne dois point vous considérer ici que comme déposée, puisque j’ai été établie en cette maison par M. de Citeaux, et par l’autorité du Roi. C’est pourquoi ne trouvez pas mauvais si je m’assieds à la place de l’abbesse. » Et ensuite je m’y assis en effet, étant soutenue des religieuses que j’avois reçues depuis un an. Je parlai ensuite aux sœurs, et leur dis en particulier que nous devions communier toutes à cette messe, pour implorer l’assistance du Saint-Esprit dans la tempête qui s’alloit élever. La plupart même s’y étoient déjà disposées, car c’étoit une fête de notre Ordre. Nous communiâmes environ trente pour le moins.

« Au dehors de l’église il ne paroissoit pas qu’il y eût aucun changement au dedans de la maison, et on n’entendoit aucun bruit. Je jugeai dès lors qu’elle me chasseroit de l’abbaye ; mais je fus tout étonnée qu’après qu’elle eut parlé au Père Sabbatier, ce moine notre confesseur, il me vint dire, après dîner, que je devois me retirer et céder à la force. Je lui répondis que je ne le ferois point, et que je ne le pouvois faire en conscience. Mais je fus bien plus surprise quand je le vis venir (dans l’église) avec M. le comte de Sanzai et quatre gentilshommes, qui avoient leur épée nue à la main, et s’avancer à leur tête pour m’exhorter encore à céder à la force et à m’en aller, afin d’empêcher le mal qui pourroit arriver si je me faisois faire violence. (Même il y en eut un qui déchargea un coup de pistolet, pensant effrayer par là.) Mais je ne m’étonnai point, et je lui répondis de nouveau que je ne sortirois point si on ne me faisoit sortir de force[19], et qu’en ce cas seulement je pouvois être excusée devant Dieu.

« Aussitôt mes religieuses s’approchèrent et me mirent chacune la main dans ma ceinture, ce qui me pressa tellement que je pensai étouffer. Madame d’Estrées s’échauffa de paroles contre moi, et ayant touché et un peu tiré mon voile comme si elle eût voulu me l’ôter de dessus la tête, mes sœurs, qui étoient des agneaux, devinrent des lions, ne pouvant souffrir qu’on me fit injure ; et une grande fille d’entre elles, qui s’appeloit Anne de Sainte-Thècle et qui étoit fille d’un gentilhomme, s’avança vers elle et lui dit : Comment ! misérable que tu es, tu as la hardiesse de vouloir ôter le voile à madame de Port-Royal ! Ah ! je te connois, je sais qui tu est ! » Et en disant cela, en présence de ces hommes qui avoient l’épée nue à la main, elle lui tira son voile de dessus la tête et le fit voler à six pas de là[20].

«Madame d’Estrées me voyant résolue de ne point sortir, ordonna à ces gentilshommes de me faire sortir de force : ce qu’ils firent, en me prenant par le bras. Je ne résistai point, car j’étois bien aise de m’en aller, pour me retirer avec mes religieuses d’un lieu où étoient des hommes comme ceux-là, avec lesquels je devois tout craindre pour elles et pour moi. Néanmoins le dessein de madame d’Estrées n’étoit pas qu’elles me suivissent : elle craignoit ce scandale. C’est pourquoi elle me fit monter dans un carrosse. Mais aussitôt que j’y fus, neuf ou dix de mes filles s’y mirent : trois montèrent sur le siège du cocher, trois sur le derrière comme des laquais, et les autres se pendirent aux roues. Madame d’Estrées dit au cocher de toucher ses chevaux : mais il répondit qu’il n’osoit, parce qu’il tueroit plusieurs de ces religieuses.

«Aussitôt je me jetai hors du carrosse avec les sœurs. Je leur fis prendre des eaux cordiales, parce que la peste étoit à Pontoise, où j’allai avec trente religieuses, qui marchoient deux à deux comme en procession. Durant que nous marchions ainsi, le lieutenant de Pontoise, qui étoit d’intelligence avec madame d’Estrées, vint à passer près de nous à cheval, et il se moqua de nous : le pauvre homme s’imaginoit la voir déjà rétablie. Lorsque nous fûmes arrivées à Pontoise, le peuple nous donna mille bénédictions ; ils disoient : « Voilà les Filles de la bonne madame de Port-Royal ! Elles ont laissé le Diable dans leur monastère ; elles y ont vraiment laissé la peste, cette infâme, cette perdue, qui les en a chassées.»

«Je résolus aussitôt d’entrer dans la première église que je trouverois : ce fut celle des Jésuites, qui nous vinrent recevoir avec des témoignages extérieurs de civilité et de respect. Après que nous y eûmes fait notre prière, nous en sortîmes ; et M. Du Val, docteur de Sorbonne, que je connoissois fort, me vint trouver, et me dit que toutes les religieuses de Pontoise m’offroient leurs maisons. Je lui dis que, pour agir avec prudence, je ne devois pas accepter leurs offres, et qu’il falloit que je me retirasse en une maison particulière, où l’on pût dire qu’étoient les religieuses de Maubuisson. Aussitôt M. le grand-vicaire et official, qui étoit un sage ecclésiastique, m’offrit la sienne, que j’acceptai ; il se retira dans une autre, et de cette sorte nous logeâmes dans l’Officialité : ce que nous fîmes d’autant plus volontiers que c’étoit une maison de l’Église.»

Cependant un exprès de la mère Angélique, dépêché à Paris dès le commencement de ce trouble, allait avertir sa famille en toute hâte. À défaut de son père absent, son frère (depuis évêque d’Angers) présente aussitôt requête à la Chambre des Vacations, et obtient, avec un décret de prise de corps contre madame d’Estrées, un Arrêt pour rétablir la mère Angélique à Maubuisson :

«Dès le jour même, après dîner, Defontis, chevalier du Guet, vint à Maubuisson avec le Décret, et nombre d’archers armés, qui avoient même des cuirasses. Cela obligea madame d’Estrées et le comte de Sanzai de s’enfuir avec tant de précipitation qu’elle laissa sa cassette, où je trouvai quelques papiers importants. Les archers me vinrent quérir à Pontoise ; et je partis à pied, comme j’étois venue, avec mes filles. Tous les curés de la ville nous accompagnèrent, et grand nombre de peuple, qui nous aimoit à cause des charités que nous leur faisions. Les archers étoient à cheval à nos deux côtés.»

Ce qu’elle ne dit pas, la mère Angélique de Saint-Jean, dans un récit détaillé des mêmes faits[21], y supplée : c’est à dix heures du soir qu’eut lieu cette procession étrange du retour de Pontoise à Maubuisson. La mère Angélique, aussitôt à l’arrivée des archers, avait jugé qu’il ne fallait pas perdre de temps pour rentrer dans la place. La nuit n’en empêchait pas, car elle fut changée en un grand jour par la quantité des flambeaux que chacun apportait. Chaque archer dans la marche (et ils étaient au nombre de cent cinquante) tenait un flambeau à la main et le mousquet sur l’épaule.

Si l’on trouvait une telle scène racontée par M. Augustin Thierry d’après Grégoire de Tours, ne l’admirerait-on pas ? Elle ne doit paraître ni moins forte ni moins belle pour s’être passée, non sous la race mérovingienne, mais au commencement du dix-septième siècle. On aura remarqué, parmi tant de traits, cet amour des sœurs pour la mère, cette attache touchante, invincible, ces agneaux qui deviennent des lions, ces bénédictions du peuple au passage : voilà, si l’on en pouvait douter, la preuve que toutes ces pratiques intérieures, ces austérités monastiques n’étaient qu’une manière plus sûre et plus constante de serrer l’intime lien des âmes et, à l’égard du dehors, de porter fruit de charité.

Saint François de Sales, sur cette nouvelle, écrivait de Tours à sa très-chère fille la mère Angélique (19 septembre 1619) : « Je sus à mon départ de Paris que vous étiez rentrée dans Maubuisson avec votre petite chère troupe ; mais je n’ai pu savoir si vous aviez trouvé vos papiers, vos meubles de dévotion, et votre argenterie sacrée : car celle qui s’est elle-même dérobée à Dieu, pourquoi ne déroberoit-elle pas toute autre chose ? » Et il ajoute aussitôt, par manière de joyeux encouragement : « Or sus, ma très-chère fille, parmi toutes ces grandeurs de la Cour (où il faut que je vous dise que je suis fort caressé), je n’estime rien tant que notre condition ecclésiastique. Dieu ! que c’est bien autre chose de voir un train d’avettes qui toutes concourent à fournir une ruche de miel, et un amas de guêpes qui sont acharnées sur un corps mort, pour parler honnêtement !» On vient de voir le doux train d’avettes en bataille rangée contre les frelons.

Mais nous n’avons pas fini de ces scènes d’un autre siècle. Quelque temps après le violent assaut, le roi nomma comme abbesse titulaire madame de Soissons, fille naturelle du comte de Soissons et sœur naturelle de la première duchesse de Longueville[22]: la mère Angélique resta encore treize mois sous elle pour administrer, en attendant que l’abbesse eût reçu ses bulles. Quelque mésintelligence s’éleva pourtant dans cette autorité partagée, et elle désira se retirer à Port-Royal. Une des plaintes qu’on élevait contre elle était d’avoir rempli la maison de filles pauvres et sans dot : «Je répondis à cette plainte, nous dit-elle, que si on tenoit une maison de trente mille livres de rente trop chargée par trente filles, je n’estimerois pas la nôtre (Port-Royal), qui n’en avoit que six mille, incommodée de les recevoir. » Et là-dessus elle écrivit à ses sœurs, leur demandant si elles auraient bien le courage de faire part de leur pauvreté à ces trente filles : les sœurs répondirent par une lettre signée de toutes, agréant cette offre avec joie et comme une bénédiction. Elle envoya la lettre au Général de l’Ordre, qui consentit. Elle écrivit de plus à sa mère, madame Arnauld, la suppliant d’envoyer, si le cœur le lui disait, des carrosses pour transporter ces filles à Port-Royal : ce qui ne manqua pas. Madame Arnauld se trouva au jour marqué avec le nombre de carrosses nécessaire et autant de femmes pour faire la conduite. Comme, en quittant Maubuisson, la mère Angélique avait à passer par Paris et à y rester un peu, elle dut envoyer devant elle et sans elle le troupeau ; mais la mère Angélique de Saint-Jean va bien mieux continuer que nous le naïf récit :


« Par sa prévoyance ordinaire, craignant que leur abord ne fût un sujet de dissipation dans Port-Royal pour ces filles mêmes, par la joie de leur arrivée et le remuement qu’il faudroit faire pour les loger, elle y donna ordre en leur imposant silence, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée elle-même. Elle leur ordonna pour cet effet qu’aussitôt qu’elles apercevroient de dessus la montagne le haut du clocher, dont il faut se baisser pour voir la pointe, quoiqu’il soit très-haut, tant la situation de la maison est basse et dans une vallée étroite, elles diroient toutes ensemble ce verset : Pone Domine custodiam ori meo et ostium circumstantiae labiis meis (Mettez, Seigneur, une sentinelle à ma bouche et une garde à la porte de mes lèvres[23]) ; et que, dès ce moment, la porte de leurs lèvres demeureroit fermée jusqu’à ce qu’elle-même la vînt rouvrir. Comme il falloit néanmoins qu’on les pût connoître dans Port-Royal, elle leur fit mettre à toutes un billet sur leur manche où étoit écrit leur nom. Elles observèrent ponctuellement ses ordres, et arrivèrent à Port-Royal le 3 mars 1623.

« Ce fut un jour de fête pour la mère Agnès et pour toute la Communauté, dont on peut dire en cette occasion, comme l’Apôtre dit des fidèles de Macédoine, que leur profonde pauvreté répandit avec abondance les richesses de leur charité sincère. Car non-seulement elles ouvroient les bras de bon cœur pour recevoir ce grand nombre de filles, mais encore, comme si c’eût été elles-mêmes qui eussent reçu une grâce extraordinaire, elles chantèrent le Te Deum en allant recevoir et embrasser ce présent que Dieu leur faisoit, pour enrichir de plus en plus leur maison du trésor inépuisable de la pauvreté[24]. »

« Cette maison, si incommode et si petite, devint tout d’un coup large par l’étendue de la charité de celles qui vouloient bien être incommodées pour soulager les autres, et belle par l’agrément qu’y trouvoient ces pauvres filles, qui ne cherchoient que Jésus-Christ crucifié et qui le trouvoient dans ce tombeau… »

« La mère Angélique cependant fut à Paris plusieurs jours, et en passa quelques-uns dans le monastère de la Visitation de la rue Saint-Antoine. Elle revint à Port-Royal la semaine sainte, le 11 ou 12 mars ; et en arrivant elle délia la langue de ces trente muettes, qui n’avoient pas dit un mot en l’attendant. Elles ne faisoient que tendre le bras quand on avoit affaire à quelqu’une d’elles, afin qu’on lût sur leur manche qui elles étoient, pour les pouvoir employer à ce qu’on vouloit qu’elles fissent. La mère Angélique ouvrit donc la porte qu’elle avoit fermée ; mais ce ne fut que pour se saluer et rentrer bientôt dans le silence ordinaire où elle avoit nourri ce grand noviciat, lequel ressembloit à cet ancien tabernacle qui se transportoit et se rétablissoit partout où Dieu faisoit camper son peuple dans le désert. Car toutes ces filles étoient si formées dans la régularité, le silence et le recueillement, que, soit à Maubuisson, à Pontoise, ou à Port-Royal, dès le premier jour qu’elles y arrivèrent, elles étoient rangées et régulières comme si elles n’en eussent bougé. » «Ce grand nombre de filles, qui accrut tout à coup la Communauté de Port-Royal, ne fit qu’y allumer une plus grande ferveur ; comme quand on jette une grande quantité de bois dans un grand feu, il s’embrase davantage[25]

C’est par de tels exploits de charité que la mère Angélique était déjà proclamée, dans tout Cîteaux, la Thérèse de l’Ordre[26]

M. de Saint-Cyran apprenant cet acte de sainte hardiesse, comme il l’appelle, lui écrivit pour la féliciter en Jésus-Christ : il avait déjà été mis en relation avec elle par M. d’Andilly, mais de loin, et c’est ici la première fois qu’on voit son nom intervenir dans un fait essentiel de cette histoire : le temps approche où il ne s’en séparera plus.

L’intervention, l’influence de saint François de Sales précède, et nous avons, sans plus tarder, la douceur de la marquer. La mère Angélique était encore en plein séjour à Maubuisson ; dès qu’elle sut le saint évêque à Paris, elle eut un extrême désir de le voir : M. de Bonneuil, introducteur des ambassadeurs, avait à Maubuisson sa fille qui n’était pas confirmée : ce fut une occasion de le prier d’amener M. de Genève pour qu’il conférât ce sacrement. François de Sales vint donc le 5 avril 1619, prêcha, donna la confirmation et s’en retourna le même jour : « Si j’avois eu un grand désir de le voir, écrit la mère Angélique, sa vue m’en donna un plus grand de lui communiquer ma conscience. Car Dieu étoit vraiment et visiblement dans ce saint évêque ; et je n’avois point encore trouvé en personne ce que je trouvai en lui, quoique j’eusse vu ceux qui avoient la plus grande réputation entre les dévots. » Elle lui écrivit pour le supplier de revenir ; il le lui accorda. Il vint trois ou quatre fois à Maubuisson, et la dernière fois y demeura neuf jours. Sur la prière de la mère Angélique, il alla également à Port-Royal y visiter et y consoler la mère Agnès qui venait d’être nommée régu- lièrement coadjutrice ; ce qui l’avait rendue malade d’affliction. Il y trouva tout à son gré ; il dit de cette maison qu’elle était vraiment le port royal, et ne l’appela depuis, dans ses lettres, que ses chères délices. On a noté chaque circonstance, chaque mot de ces précieuses visites ; Port-Royal y met un pieux orgueil ; accusé plus tard dans sa foi, il se pare des moindres anneaux d’or qui le rattachent à l’incorruptible mémoire de ce saint. La famille Arnauld, par tous ses membres, se hâtait de participer au trésor, et de jouir du cher Bienheureux : M. d’Andilly, absent d’abord, l’atteignait enfin, le quittait le moins possible, multipliait près de lui les heures, et communiait de ses mains ; madame Le Maître, en attendant le voile, lui confiait à genoux son vœu de chasteté perpétuelle ; le jeune Le Maître, âgé de onze ans, lui faisait sa confession générale ; le petit Antoine Arnauld (le futur docteur) était béni par lui avec tous les autres enfants dans un séjour à Andilly. Il disait sur chacun une parole, qu’on interpréta dès lors en prophétie : à en prendre le récit à la lettre, ce seraient autant de prédictions miraculeuses qui se sont l’une après l’autre vérifiées. Surtout il donna des directions attentives et particulières à la mère Angélique ; il l’unit d’esprit et de cœur, il forma sa liaison et correspondance avec madame de Chantal l’institutrice de la Visitation, autre amitié sainte dont on se montrera très glorieux : plusieurs lettres de l’une à l’autre attestent le commerce étroit de ces deux grandes âmes, comme on disait[27]. Mais ce qui ne nous importe pas moins, les récits, conservés à Port-Royal, des conversations de saint François, tendent à nous le montrer lui-même sous un jour très-intime et à certains égards imprévu.

On reconnaît tout d’abord aux mots qu’on cite de lui, aux lettres dont on nous donne les extraits, cette aimable fertilité de parole qui trouvait toujours l’image à la fois familière et gracieuse, la pointe comme Montaigne, mais plus adoucie et fleurie. Tout ce que vous touchez devient rose, lui disait le riant Camus :

.................................................Tibi lilia plenis
Ecce ferunt Nymphas calathis : tibi candida Naïs,
Pallentes violas et summa papavera carpens,
Narcissum et florem jungit bene olentis anethi.

On sent que, comme écrivain et comme homme de Dieu, il avait le don de l’allégorie parlante, de la parabole. Dès les premières lettres qui suivirent sa première visite à Maubuisson, la mère Angélique, s’ouvrant à lui, se plaignait de n’avoir point rencontré jusque-là le directeur unique qu’il lui aurait fallu, et d’être obligée d’emprunter çà et là à divers conseils, selon qu’elle les croyait plus ou moins conformes au bien désiré : ce qui était proprement se conduire elle-même. Il lui répondit de ne point trop s’inquiéter là-dessus, «qu’il n’y avoit point de mal à chercher sur plusieurs fleurs le miel qu’on ne pouvoit trouver sur une seule. » — « J’admirai cette réponse, dit-elle, quoique je trouvasse périlleux d’en user ainsi. » Le mot en effet était plus charmant que sûr, et sentait son Hymette plus que son Calvaire. C’était bien, au reste, le début de celui qui ouvrait son Introduction à la Vie dévote par la bouquetière Glycera. Le sérieux venait vite dans ce sourire. Il disait à la mère Angélique d’autres mots plus fondés, non moins gracieux, et dans ce tour vif encore. Quand il s’enquit près d’elle de la manière de vivre tant à Port-Royal qu’à Maubuisson, il la trouva austère et lui dit : « Ma fille, ne vaudroit-il pas mieux ne pas prendre de si gros poissons et en prendre davantage ? » Un autre jour il lui écrivait, pour calmer ses saintes impatiences :


« Je commence par où vous finissez, ma très-chère et très-véritablement bien-aimée fille ; car votre dernière finit ainsi : Je crois que vous me connoissez bien. Or, il est vrai, certes, je vous connois bien, et que vous avez toujours dans le cœur une invariable résolution de vivre toute à Dieu, mais aussi que cette grande activité naturelle vous fait sentir une vicissitude de saillies. Oh ! ma fille, non, je vous prie, ne croyez pas que l’œuvre que nous avons entrepris de faire en vous puisse être sitôt faite. Les cerisiers portent bientôt leurs fruits, parce que leurs fruits ne sont que des cerises de peu de durée ; mais les palmiers, princes des arbres, ne portent leurs dattes que cent ans après que l’on les a plantés, ce dit-on. »

Toujours l’image vive et l’emblème ! François de Sales est plein de ces similitudes ; il en a été revêtu dans son langage, comme ces oiseaux et ces fleurs des champs que Dieu a voulu parer de leur duvet et de leur blancheur.

Il ne paraît pas pourtant, à beaucoup de détails précis, qu’il ait été, dans cette relation avec Port-Royal renaissant, d’une dévotion molle et doucette qu’on lui reprochait dès lors, a Pour moi, je vous déclare, disait la mère Angélique à son neveu Le Maître, que jamais M. de Genève ne m’a paru mollet comme plusieurs ont cru qu’il l’étoit. » Elle insiste sur ce point, et s’attache à dénoncer sa fermeté sous sa douceur. Elle l’oppose par contraste à ceux des Jésuites qu’elle connaît et aux autres religieux ; elle le trouve plus saint que tous, plus dépouillé dé toute considération humaine :


« Je lui mis mon cœur entre les mains sans aucune réserve… Il me parla aussi avec la même franchise, et je puis vous assurer qu’il ne me cachoit rien de ses plus secrètes et importantes pensées sur l’état où étoit l’Église et sur la conduite de quelques Ordres religieux, dont il connoissoit quelques particuliers et n’approuvoit pas l’esprit général, le trouvant trop fin, trop courtisan et trop politique. »


Mais, pour aller au plus neuf et au plus original de la révélation, il me faut tailler toute une longue page entière qui n’est qu’une conversation de la mère Angélique, et dans laquelle bien d’autres noms se mêlent à celui de saint François ; l’enchaînement n’en est que plus curieux, et nulle part d’ailleurs les sentiments secrets de Port-Royal ne se prononcent plus à nu. C’est M. Le Maître qui écrit, au moment où il vient d’entretenir sa tante[28] :


« En 1653, le 26 avril, comme je lui parlois de la vie de M. de Genève, elle me dit : « Ce saint prélat m’a fort assistée, et j’ose dire qu’il m’a autant honorée de son affection et de sa confiance que madame de Chantal. J’étois étonnée de la liberté et de la bonté avec laquelle il me disoit toutes ses plus secrètes pensées, comme je lui disois et lui avois dit tout d’abord toutes les miennes. Il est certain qu’il avoit beaucoup plus de lumières qu’on ne pensoit pour la conduite et la discipline de l’Église. C’étoit un œil pur qui voyoit tous les maux et tous les désordres que le relâchement a causés dans les mœurs des ecclésiastiques et des moines ; mais il cachoit tout dans le silence et couvroit tout de la charité et de l’humilité. »

« Il gémissoit comme M. de Bérulle des désordres de la Cour de Rome, et me les marquoit en particulier. Puis il me disoit : « Ma fille, voilà des sujets de larmes ; car d’en parler au monde en l’état où il est, c’est causer du scandale inutilement. Ces malades aiment leurs maux et ne veulent point guérir. Les Conciles œcuméniques devroient réformer la tête et les membres, étant certainement parce dessus le Pape. Mais les Papes s’aigrissent lorsque l’Église ne plie pas toute sous eux, quoique, selon le vrai ordre de Dieu, elle soit au-dessus d’eux lorsque le Concile est universellement et canoniquement assemblé. Je sais cela comme les docteurs qui en parlent, mais la discrétion m’empêche d’en parler, parce que je ne vois pas de fruit à en espérer. Il faut pleurer, et prier en secret que Dieu mette la main où les hommes ne la sauroient mettre ; et nous devons nous humilier sous les puissances ecclésiastiques auxquelles il nous a soumis, et lui demander cependant qu’il les humilie et les convertisse par la toute puissance de son esprit, et qu’il réforme les abus qui se sont glissés dans la conduite des ministres de l’Église, et lui envoie de saints pasteurs animés du zèle de saint Charles, qui servent à la purifier par le feu de leur zèle et de leur science, et à la rendre sans tache et sans rides pour la discipline, comme elle l’est pour la foi et pour la doctrine. » Il se consoloit en me parlant, comme je sais qu’il faisoit aussi à madame de Chantal, avec qui il m’avoit unie aussi étroitement qu’on le peut être sans s’être jamais vues. »

« La mère Angélique ajouta : « M. le cardinal de Bérulle, ami intime de M. de Genève, voyoit et déploroit ces mêmes abus de la Cour de Rome, et en entretenoit M. de Saint-Cyran, qui me disoit qu’il voyoit une éminence da lumière et de discernement merveilleux en ce saint homme, et qu’ils se confirmoient ensemble dans le silence que les vrais enfants de l’Église dévoient garder dans la vue de ces maux intérieurs et de ces plaies intestines, que saint Bernard a dit, il y a déjà cinq cents ans, être incurables ; qu’il falloit couvrir au moins la nudité de sa mère lorsqu’on voyoit qu’on ne la pouvoit guérir de ses maladies, et dire, bien plus aujourd’hui que saint Grégoire de Nazianze ne disoit de son temps : «Nous n’avons rien à donner à l’Église que nos larmes.»

«Elle me dit encore que feu M. l’évêque de Belley (M. Camus) lui dit, au retour de son voyage d’Italie, qu’ayant entretenu Frédéric Borromée, cardinal-archevêque de Milan, cousin germain de saint Charles, saint lui-même et éminent en sagesse et en science autant que saint Charles, ce cardinal lui avoit dit confidemment ces mêmes mots : «Le zèle et la douleur des désordres de Rome m’a porté jusqu’à en écrire un livre épais de trois doigts, où ils étoient presque tous représentés. Mais après avoir vu toutes les portes fermées à la réformation de ces abus, et que Dieu seul le pouvoit faire par les voies extraordinaires de sa Providence, je brûlai le livre, voyant que ces vérités morales ne feroient que causer du scandale et publier les excès de ceux qui ne veulent point changer de mœurs, et qui sont devenus plus politiques qu’ecclésiastiques.»

«Aussi, m’ajouta-t-elle, M. de Saint-Cyran m’a dit autrefois que ceux qui aimoient véritablement l’Église dévoient se cacher dans les solitudes pour ne prendre point de part aux passions de ceux qui déshonorent sa sainteté, et prier pour elle dans le secret. «C’est notre mère, me disoit-il, il la faut aimer, il la faut plaindre, il la faut aider, il la faut pleurer, et non la scandaliser et la troubler par un excès de zèle qui n’est pas assez humble ni assez sage.»

«Elle m’ajouta : «M. de Saint-Cyran étoit tellement confirme dans ce silence de gémissement, que lorsque le cardinal de Richelieu se piqua contre Rome, sur ce que le Pape l’avoit fâché, et qu’il voulut empêcher qu’on n’allât quérir des bulles à Rome, il arriva que mon frère, maintenant évêque d’Angers, fut élu évêque de Toul, canoniquement, par le Chapitre dont il étoit doyen, sans avoir agi pour cela en façon quelconque : M. de Saint-Cyran me dit que mon frère étoit le seul évêque de France qui pût, ayant été élu par le Chapitre selon l’ancien droit, se faire sacrer sans envoyer quérir des bulles à Rome, et que peut-être le cardinal l’y pourroit porter, mais qu’il croyoit qu’il ne le devoit point faire, et que dans cette conjoncture cette entreprise causeroit du scandale, que la prudence et la charité chrétienne obligeoient d’éviter.»

«Elle me dit encore : «Feu M. de Saint-Cyran, après être sorti du bois de Vincennes, me dit en termes formels : «Ma mère, il se fera une réformation dans l’Église par les prélats et les ecclésiastiques, et par la lumière de la vérité. Elle aura de l’éclat et éblouira les yeux des fidèles, qui en seront ravis : mais ce sera un éclat qui ne durera pas longtemps, et qui passera.»

«Elle ne me dit point qu’il lui ait marqué le temps, mais seulement qu’elle se feroit. Je ne sais si Dieu ne lui avoit point révélé ce secret dans sa prison. Il y a plus de cinq cents ans que cette réformation tant désirée ne s’est point faite, et les prélats, surtout ceux de l’Italie, semblent y être moins disposés que jamais. Il a dit cela pourtant, et je l’ai écrit, afin qu’on voie qu’on n’a pas attendu l’événement à publier cette prophétie. — J’ai écrit ceci le même jour et aussitôt que la mère abbesse me l’eut dit.»

Nous voici, par une pointe assez brusque, arrivés au cœur même de M. de Saint-Cyran : revenons. Malgré tout ce qu’on nous découvre de saint François de Sales, de M. de Bérulle et des autres, il ne demeure pas moins constant qu’ils prenaient tous l’œuvre chrétienne un peu autrement que l’âpre docteur. Celui-ci insista beaucoup plus, et, pour ainsi dire, jeta l’ancre là où les autres jugeaient à propos de glisser : ils pratiquèrent ce vrai silence de gémissement, que, lui, il faisait sentir si pénible en le recommandant trop. Il est même à croire que les paroles de saint François de Sales à la mère Angélique ne furent éclairées pour elle en ce sens formel que par la suite et lors de la direction de M. de Saint-Cyran.

Ce vrai père du Port-Royal théologique commence à entrer en rapport de lettres avec elle au retour de Maubuisson(1623); mais il ne devient directeur du monastère que bien plus tard, environ douze ans après seulement. Nous n’aurons qu’à courir très à la légère sur cet intervalle, qui n’est proprement rempli que de détails et tracasseries d’intérieur, bien vite abrégés. Jusqu’ici toute cette première période de Port-Royal réformé, dont les confesseurs et directeurs furent le Père Pacifique, le Père Eustache, le Père Archange, peut en résumé se représenter pour nous et se dire la période de saint François de Sales, du nom du saint aimable qui la couronne, et dont la dévotion y était assez fidèlement reproduite, bien que dans une teinte plus sombre. Quand va venir la seconde période qu’on doit appeler celle de M. de Saint-Cyran, et dans laquelle seulement Port-Royal apparaît au complet avec la doctrine qui lui est propre, l’autre première époque semblera fort reculée et ne sera plus qu’un souvenir d’aube blanchissante, derrière l’horizon. Saint François de Sales et M. de Saint-Cyran figurent, au sein d’une même communion, deux familles différentes d’esprits, et un christianisme qui, le même peut-être au fond, a des expressions qu’on dirait parfois contraires : le côté austère et dur, opposé à l’effusion affectueuse et toute courante. Le sentiment du mal en ce monde et dans le cœur de l’homme préoccupera, avant tout, M. de Saint-Cyran, qui est une tête plus théologique à proprement parler, j’ose le croire, et plus systématique que saint François, chez qui les sources du cœur et de l’imagination abondent. Cet aspect sévère et de tremblement, introduit ou confirmé par M. de Saint-Cyran à Port-Royal, y dominera assez en définitive pour qu’en avançant dans le siècle les chrétiens plus affectueux, plus indulgents, tendrement mystiques, ou simplement modérés, se détournent de ce coin religieux avec quelque répugnance, pour qu’après saint Vincent de Paul, Fénelon soit contre (lui, le fils spirituel de saint François de Sales), pour que Massillon, l’abbé Fleury (tout semi-gallican qu’il est), l’autre Fleury évêque de Fréjus et cardinal, Belzunce de Marseille, enfin la race des doux n’y incline point. Je doute que François de Sales, reparaissant à la fin du siècle, eût été favorable, puisque Fénelon ne l’a pas été.

Il s’agirait, maintenant que M. de Saint-Cyran se trouve nommé dans cette histoire, de nous prendre à lui, de nous demander qui il est, de nous bien expliquer d’où il vient. Mais ce serait couler trop légèrement sur celui même que je lui oppose. Saint François de Sales ne se quitte pas ainsi. Il sied de l’approfondir ; il plaît de l’étudier encore comme écrivain de l’aurore du dix-septième siècle, comme une espèce de Montaigne et d’Amyot de la spiritualité. À l’occasion de M. de Saint-Cyran, j’aurai d’ailleurs à parler bientôt de Balzac, que le profond abbé perça d’un coup d’oeil et jugea ; de la sorte, par ces intermèdes littéraires gradués, nous tiendrons, avant Pascal, bien des éléments et des préliminaires de la belle prose française, jusqu’au moment juste où elle s’accomplit.

    mère Françoise-Madeleine de Chaugy, d’après la recommandation de madame de Chantai, et rééditées par M. Louis Veuillot, 1852). Une comparaison attentive, impartiale, entre ces diverses nuances et physionomies de piété, chacune ayant son air de famille, serait pourtant bien intéressante et fournirait matière à un chapitre de fine psychologie ; mais elle m’éloignerait trop de mon sujet.

  1. Selon ses propres paroles, «les misères de la vie ne lui étaient sensibles, et dans elle et dans les autres, qu’en ce qu’elles figurent celles de l’âme, ou qu’elles contribuent à les accroître, quand elles ne sont pas portées avec soumission à Dieu.»
  2. Des lettres manuscrites ; Bibliothèque du Roi, 29° paquet n° 4, art. 2, résidu de Saint-Germain.
  3. On remarquera en passant cette qualification de mademaoiselle donnée à madame Arnauld. Saint François de Sales, dans ses lettres, dit de même mademoiselle en parlant de mesdames Arnauld et d’Andilly. Cette appellation de mademoiselle donnée à une femme mariée, était «un titre d’honneur, mitoyen entre la madame, simple bourgeoise, et la madame, femme de qualité (Dictionnaire de Furetière).» La haute bourgeoisie de la famille Arnauld s’accentue sous ces plumes polies avec une intention prononcée de déférence, mais on sent en même temps la limite.
  4. Saint François de Sales dans sa jeunesse l’avait pu et dû connaître, en venant étudier à l’Université de Paris : on voit en effet, dans sa Vie (par messire de Maupas du Tour), combien il se plaisait à la conversation du Père Ange de Joyeuse, capucin, le confrère et de plus l’intime ami de notre Père Archange de Pembroke.
  5. Vers 1652, on eut l’idée à Port-Royal de préparer les documents pour une histoire intérieure édifiante du monastère : on demanda des mémoires à toutes les sœurs ou mères un peu anciennes. La sœur Anne-Eugénie consultée écrivit à cette occasion son récit. Les bonnes religieuses n’avaient pas prétention d’auteur pour cela ; on leur prescrivait de se souvenir, elles obéissaient. Tous ces mémoires devaient revenir aux mains de la sœur Angélique de Saint-Jean chargée de les compulser, et qui eût été, elle, la grande historienne, la plume d’or.
  6. Marie-Claire, de six ans plus jeune que sa sœur Anne, et qui l’avait précédée à Port-Royal (car dès l’âge de sept ans elle ne bougea d’auprès de sa sœur l’abbesse), avait eu la petite vérole aussi, mais beaucoup plus tôt : elle était charmante avant cet accident, et chacun s’y amusait, dit-on, comme à la plus jolie chose qui se pût voir. Un préservatif qu’on lui voulut mettre au visage la défigura, et, dès cet âge tendre, s’il se rencontrait sous ses yeux un miroir, elle mettait sa petite main devant, en s’écriant : Ce n’est plus moi !
  7. Osée, II, 14.
  8. Cet état de vide entre le Ciel et la terre se trouve admirablement creusé au chap. IX, liv. II de l’Imitation, et Corneille en a bien traduit les principaux caractères :

    Mais du côté de Dieu demeurer sans douceur,
    Quand nous foulons aux pieds toute celle du monde ;
    Accepter pour sa gloire une langueur profonde,
    Un exil où lui-même il abîme le cœur ;
    Ne nous chercher en rien alors que tout nous quitte,
    Ne vouloir rien qui plaise alors que tout déplaît,
    N’envoyer ni désirs vers le propre intérêt,
    Ni regards échappés vers le propre mérite,
    C’est un effort si grand, etc., etc….

  9. Veine éternelle : à l’origine des cloîtres on la retrouve. Cassien, dans son ouvrage de Institutis Cœnobiorum, parle d’une maladie particulière, acedia, et en fait le sujet de son dixième livre. L’acedia est l’ennui propre au cloître, surtout dans le désert et quand le religieux vit seul ; une tristesse vague, obscure, tendre, l’ennui des après-midi. Le besoin de l’infini vous prend ; on s’égare en d’indéfinissables désirs ; c’est le moment où l’on se perdrait volontiers dans le tourbillon du désert avec Pharan, où l’on s’écrierait avec René : «Levez-vous vite, Orages désirés.... » On peut voir le mot acedia et ses définitions dans Du Cange ; les trouvères se raillent de l’accide, comme ils l’appellent. Le mot et la chose semblent disparaître avec le treizième siècle. L’Imitation est une des dernières productions qui attestent presque à chaque page ces traces d’ennui tendre. La corruption venant dans les cloîtres, l’ennui en disparut, pour cause ; on eut la jovialité : une dose de Rabelais contre l’accide. Il est tout naturel au con traire qu’on retrouve les symptômes de ces subtiles tristesses de l’âme dans un cloître régénéré.
  10. Manuscrites et inédites en 1840, publiées depuis.
  11. La mère des Anges était fille de M. Suyreau, avocat à Chartres, et tante de Nicole, qui, grâce à elle, par la suite, se trouva rattaché tout jeune à Port-Royal. La jeune Marie Suyreau y était entrée en avril 1615, à l’âge de seize ans. On l’envoya d’abord au Lys pour aider à la réforme ; mais sa mission principale fut d’aller à Maubuisson, en qualité d’abbesse, pour y maintenir l’ordre rétabli par la mère Angélique : elle y exerça le commandement durant vingt-deux ans, sans rien perdre de ses plus humbles vertus. La grande crosse de cette royale abbaye était d’or : elle s’en fit faire une de bois. Chaque année, les villages sujets venaient au premier mai, Croix et bannière en tête, rendre hommage à l’abbesse haute-justicière ; ce n’était qu’une cérémonie d’honneur ; elle la voulut utile : elle y donna accès au menu peuple, l’écoutant dans ses plaintes et tenant ses vraies Assises comme saint Louis. Et revenue de là à Port-Royal simple religieuse, — n’ayant pas même attendu son retour et, dans sa joie de se démettre, ayant envoyé sa bague d’abbesse à la mère Angélique, — elle suppliait d’abord qu’on la remit au noviciat, comme pour rapprendre à obéir. Elle avait le don de persuasion, cette inflexible douceur que M. Villemain a heureusement nommée, et un art de conduire les âmes, qui fait d’elle un des grands personnages du Port-Royal intérieur. Rien de brillant d’ailleurs ni de saillant ; rien qui parût à la surface comme le bouillonnement du vin nouveau ; toute une âme unie, toute une vie remplie ne formant qu’un seul et unique jour de fête ; et M. de Saint Cyran n’exprimait sa vertu qu’en disant qu’elle était toujours de Dieu, c’est-à-dire toujours stable.
  12. Un des hommes les plus instruits de la Bourgogne, M. Th. Foisset, m’a reproché de dire le Tard ; il veut qu’on dise Tard l’abbaye de Tard, comme c’est l’usage aujourd’hui. Je répondrai que je vois partout dans nos auteurs les deux manières de dire employées indifféremment, de même qu’on dit Port-Royal ou le Port-Royal. En ce qui est de Tard, l’article a dû s’introduire presque inévitablement, quand ce serait par abus, afin de rendre la prononciation plus coulante.
  13. Novembre 1630 : on partit de Paris. Port-Royal était transféré à Paris dès 1626.
  14. On dit de madame d’Estrées qu’elle avait douze enfants, dont quatre grandes filles auprès d’elle qui passaient pour ses demoiselles de compagnie. Ses filles n’étaient pas toutes de même condition : elle les traitait selon la qualité du père.
  15. Tallemant des Réaux (1834), t. I, p. 255 et suiv. ; et sur les Sourdis, Amelot de La Houssaye, Mém. hist., politiq., tom. II, p. 3 et 4.
  16. Trente-cinq ans après, sur son lit de mort, quand on la voulait réjouir, on lui parlait de la joie qu’elle avait eue à sa profession, et elle rayonnait tout de nouveau, et elle racontait le sermon qu’on lui avait fait comme s’il n’y eût eu que huit jours : «Ainsi peu à peu elle s’en alla à Dieu le premier jour de l’an 1653» (Relation de la mère Angélique, p. 300, tom. I des Mémoires pour servir, etc.).
  17. Le pronostic se réalisa. La sœur Isabelle-Agnès de Château-neuf, l’une des deux jeunes professes emmenées dans cette mission, n’eut point de santé depuis lors et mourut au monastère de Paris le 4 juin 1626, n’ayant encore que vingt-huit ans ; et la sœur Marie-Claire, qui ne mourut qu’en 1642, affirmait, deux ans avant sa mort, à la sœur Angélique de Saint-Jean (sa nièce), que, depuis son entrée à Maubuisson (il y avait pour lors vingt-deux ans), elle n’avait point passé un seul jour sans avoir la fièvre toute l’après-dînée. — «Mais à quoi bon réformer Maubuisson ? pourquoi tant d’efforts, de fatigues, de prodigalité de soi-même, pour des résultats dont quelques-uns ne sont pas essentiels à la bonne conscience et au salut ? pourquoi risquer sa santé et sa vie pour rapprendre à des religieuses relâchées à mieux chanter au chœur, à bien articuler les répons, à observer l’abstinence ? Passe encore si c’était simplement pour pratiquer l’aumône.» Ces objections devaient surtout s’élever autour de moi en pays calviniste, où j’essayais d’abord mon récit ; elles pourraient s’élever ici même, si l’on cherchait un but, si l’on apportait mieux qu’une simple curiosité amusée à cette lecture ; j’y répondais : On ne construit pas ainsi le bien hors des temps et des circonstances ; on ne le compose pas à plaisir comme un bouquet de fleurs, en retranchant les herbes qui déparent et les épines aux haies qu’il faut franchir. Jusqu’à quel point les couvents étaient-ils nécessaires ? jusqu’à quel point aurait-on pu dès lors les diminuer ? C’étaient là des questions qu’un M. de Saint-Cyran se serait senti en mesure d’agiter peut-être, mais qui certes dépassaient le droit et la capacité d’examen de la jeune Angélique. Si elle s’y était jetée, l’orgueil s’en mêlait, elle faisait mal. Ce qu’elle avait à opérer dans la ligne du bien était précis et sûr. Car autant les questions générales, quand on se les pose (et il faut se les poser dans certains cas), embarrassent et troublent, et jettent souvent dans des solutions ambiguës, autant dans la pratique réelle il y a toujours une lumière qui porte sur ce qui est immédiatement saisissable et meilleur. Un pied devant l’autre : on peut toujours cela. La jeune Angélique était religieuse, il y avait des couvents de toutes parts, la France en était couverte : qu’y avait-il à faire pour le bien, pour le Christianisme le plus spirituel, en cet ordre donné ? quoi donc, sinon ce qu’elle a fait ? travailler à la machine pour la recomposer dans l’idée du plan, pour la rendre utile aux belles fins proposées. Une comparaison dira mieux. Il s’agissait de procurer aux âmes l’eau céleste qui était tarie, de refaire courir dans ce pays de Chrétienté les canaux de charité et de grâce ; on avait pour cela une machine, fort compliquée il est vrai, fort dispendieuse, bonne surtout en son temps, je le veux, et déjà vieillissante ; mais enfin elle subsistait, on n’en avait pas d’autre ; c’était la forme nécessaire et l’appareil par lequel il fallait passer, que cette machine de Marly des couvents. En travaillant à la désobstruer, en s’usant à chaque rouage pour le remonter, notre abbesse a fait vaillamment selon l’esprit du strict devoir chrétien, dans quelque sens qu’on l’entende ; elle ne s’est pas trompée. La charité, grâce à ses efforts, recommença de couler pour un temps et d’arroser à l’entour. — « Mais cela n’a pas duré ; elle s’est usée à une œuvre passagère et qui bientôt après elle, à peine son pied dehors, est redevenue caduque et pleine de vices. » — Eh ! qu’importe ? Depuis quand le bien dure-t-il sur la terre ? Tout l’effort, même celui des plus saints ici-bas, n’est-il point passager par les résultats, et n’est-ce pas à recommencer toujours ? Le plus ou le moins n’y fait que bien peu ; rien n’aboutit ; c’est l’effort seul, c’est la pensée qui nous est comptée.
  18. Mémoires pour servir, etc., tom. II, p. 283 et suiv. C’est M. Le Maître qui écrit le récit tout aussitôt après un entretien avec sa tante.
  19. C’est presque d’avance le mot de Mirabeau
  20. La sœur Anne-Eugénie, qui était présente (car sa sœur l’avait mandée près d’elle depuis son installation à Maubuisson), garda durant cette scène sa figure à part : pendant que toutes les sœurs, tant les anciennes même que les novices, à la vue des cavaliers épée nue, et devant l’intruse menaçante, s’écriaient en faisant groupe autour de l’abbesse, et devenoient des lions, elle seule demeura à sa stalle sans dire une parole, priant toujours Dieu dans tout ce bruit.
  21. Mémoires pour servir, etc., t. I, p. 179.
  22. Nommer une personne de cette qualité, c’était couper court aux manèges de madame d’Estrées. Celle-ci en effet n’avait pas cessé sa menace, même après son second enlèvement. Son digne frère le maréchal avait tourné pour elle et postulait dans ses intérêts. Les gentilshommes des environs, le comte de Sanzé et autres, reparaissaient quelquefois autour du couvent et venaient tirer jusque sous les fenêtres : cinquante archers y durent tenir garnison durant six mois ; mais la mère Angélique ne les voulut pas garder plus longtemps. On voit pourtant, dans une lettre d’elle à son frère M. d’Andilly, qu’un an après l’assaut (septembre 1620), elle n’était pas encore sans de justes appréhensions : elle n’osait aller passer trois semaines au Lys, à moins qu’on n’écrivît au procureur général M. Mole de pourvoir, durant son absence, à la sûreté de l’abbaye. La nomination d’une abbesse dérobée au sang de Bourbon y pourvoyait. Finalement, madame d’Estrées, maintes fois encore échappée et ressaisie, mais désormais impuissante aux violences, passa le reste de ses jours à plaider pour son abbaye, dont elle recevait une pension alimentaire qui s’en allait au procès ; elle mourut dans un faubourg de Paris, fort misérable.
  23. Psaume CXL, 3.
  24. Racine a dit dans son Abrégé, en supprimant les traits les plus singuliers de cette scène : « Ces pauvres filles n’abordaient qu’en tremblant une maison qu’elles venaient, pour ainsi dire, affamer. » Expression d’une belle audace, mais qui ne rachète pas ce qu’il se retranche par timidité.
  25. Quant à l’abbaye de Maubuisson, elle alla se relâchant un peu sous le gouvernement de madame de Soissons, sans retomber pourtant dans aucun des précédents désordres. Mais l'esprit en devint béat et efféminé ; pour remplir le vide causé par le départ des filles de la mère Angélique, madame de Soissons reçut une douzaine de novices sans vocation : toute leur dévotion, est-il dit, allait à des exercices d’une piété molle et agréable aux sens. Elles aimaient fort la musique et faisaient des processions dans les jardins, nu-tête, les cheveux épars, couronnées d’épines, et chantant des hymnes. Cela dura cinq ans environ. La duchesse de Longueville, prévoyant la fin de madame de Soissons dont la santé ne pouvait aller loin, s’adressa confidentiellement à la mère Angélique, qui lui désigna, comme sujet capable de suppléer ou de succéder, la mère Marie des Anges : celle-ci, par l’effet des démarches de la duchesse et de la mort précisément survenue de madame de Soissons, se trouva tout d’un coup promue comme abbesse, en janvier 1627, à la tête de cette grande et noble maison ; elle y reprit les errements de la mère Angélique, y gouverna durant vingt-deux ans, et ne se retira (en 1648) qu’après s’être assurée de laisser la charge aux mains d’une pieuse héritière. La réforme s’y maintint assez bien pour que Dom Clémencet, écrivant au dix-huitième siècle, parle du véritable esprit de saint Bernard qu’on y voit encore régner aujourd’hui, dit-il, sous la conduite de la digne sœur du grand Colbert. Ce grand Colbert, en style janséniste, n’est autre que l’évêque de Montpellier.
  26. Je ne prétends pas confisquer pour elle le titre. Il y avait alors chez les Carmélites de la rue Saint Jacques, dans la famille spirituelle directe de sainte Thérèse, une grande-prieure, la mère Madeleine de Saint-Joseph, qui était appelée la sainte Thérèse de France (M. Cousin, la Jeunesse de madame de Longueville, 1853, p. 91). Mais le caractère de la piété de la mère Angélique est à part, pour je ne sais quoi de plus mâle, et ne saurait se confondre, ce me semble, même avant l’intervention de M. de Saint-Cyran, ni avec la piété des Carmélites, ni avec celle des premières religieuses de la Visitation (voir leurs Vies écrites par la révérende
  27. Il paraît bien, d’après toutes les Relations de Port-Royal, qu’en effet, madame de Chantal n’entra en correspondance avec la mère Angélique que par l’entremise du saint évêque. Dans les Lettres inédites de saint François de Sales (2 vol. in-8), publiées à Turin et à Paris, en 1835, et recueillies par M. le chevalier Datta, j’en trouve une adressée à madame de Chantal à la date de 1614 (t. II, p. 120), dans laquelle il est question de madame de Port-Royal et de ses démarches pour entrer dans l’Ordre naissant de la Visitation. La mère Angélique eut en effet ce désir pour échapper à sa charge d’abbesse, et il y eut des consultations de docteurs à ce sujet. Mais est-ce en 1619 seulement qu’elle le manifesta à saint François et à madame de Chantal ? ou s’en était-elle ouverte par quelque lettre à celle-ci, dès 1614 ? Cette dernière date me paraît une simple faute d’impression, comme il y en a si souvent dans les dates, les suscriptions et le contenu de ces lettres, qui attendent encore un travail sérieux d’éditeur. Il résulte des termes mêmes de la lettre, qu’elle est postérieure de vingt ans au voyage du prélat à Paris en 1602 ; ce qui reporte la vraie date vers 1621.
  28. Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, t.II p. 307 et suiv.