Porte d’écume/Porte d’écume

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Cahiers de l’école de Rochefort (p. 3-5).

PORTE D’ÉCUME

Le chemin tourne à la croix et c’est elle. On l’entend qui monte et qui descend derrière les sapins, parmi les chardons et les herbes. Une baigneuse ouvre la plage avec la clé blanche de son corps.

On ne passe devant cette porte sans entrer : mains gauches du désespoir, signes inachevés, au-revoir balancés d’un bras que rien n’arrête et cet homme dévoré par le sel et l’amour.

Les uns ont rapporté la nuit dans leurs filets, visages bariolés de vents et de goémons, d’autres tentent le démon dans leurs voiles. Les étoiles tombent.

Je porte lentement une pipe fraîche à mes lèvres.

D’ici le village tiendrait tout entier dans la main. On voit des hommes noirs qui traversent le champ, la charrette inutile comme un tas d’ossements et le cheval qui rit en caressant le ciel, l’envol princier des vignes, l’oiseau qui ne peut plus monter et se résigne et la meule encore chaude où tourne le printemps. Toutes les ombres sur la terre. Celle qui quitte la maison en emportant le feu.

Je ne sais pas dire mieux : les nuages de farine, le verre qui tinte au loin dans les basses cuisines, l’averse de lumière qui tombe sur les toits.

Rien de sérieux !

Mais la mer ! Grande peau étalée aux bords des précipices ! Incendie permanent ! Bien-aimée cicatrice ! Ô Toi !

Tu t’endors aujourd’hui sous l’étendard des mouettes avec tes phares et l’odeur des goudrons. Mille mains prisonnières meurent dans tes cordages.

Demain tout sera changé. Un vent venu de loin te roulera dans les pierres, allumera des flammes sur ton front et mêlera ton sang aux muscles de la terre.

Tu seras un grand fauve abandonné à sa faim, un grand déchirement de toi-même. Alors je ne te connaîtrai plus.

Je veux ignorer de toi les raisons de ta haine, tes retours et tes cris. Entends rire les matelots et sois belle ! Belle avec le soleil éclatant sur tes seins, belle avec tes dents, belle avec tes larmes, belle avec le duvet qui fleurit sur tes reins !

Ainsi j’aurai parlé. Et elle est devenue l’étang calme où descendent les visages tourmentés de la soif, puis tour à tour la treille et le refrain des guêpes. Déjà son nom bleuté apprivoise les ailes. Sur le sable elle efface la somme de mes pas.

Une petite flaque, douce comme l’œil, pleine de voilures et de mâts, loin du port, c’est ainsi qu’il la découvrit un jour, dans les couleurs fanées d’une carte postale.

Il est dans la montagne depuis dix ans avec ses chèvres, la cloche du pays emprisonne ses poumons. Villages de Corrèze avec leurs marronniers, avec leurs eaux peureuses où la truite surveille l’ombre d’une noisette et le moulin fragile qui bourdonne là-bas.

Il n’a connu que la bonté des bêtes. Son cœur n’a pas chanté sous sa toge de pâtre.

« Edelweiss, dit-il, fée du glacier, clé-fleur du grand royaume, ouvre-moi la tunique des neiges que j’y réchauffe ma poitrine. Que je coule avec elles dans le lit des vallées. Que je sois une force aventureuse et non plus cette petite cendre. Les ciseaux sont morts cet hiver. »

Sa tête est écrasée sous la lampe. Il mâche avec lenteur le pain et le fromage comme si tous les sentiers descendaient dans sa gorge. C’est le goût du grand air. Puis dans ses doigts durcis il fait la cigarette : un ruban merveilleux flotte sous l’abat-jour.

Plus loin la nuit s’allume et les toits se referment, la lune a fait son nid sur la plus haute tour, un train file vers l’est.

Pourra-t-il se lever, déraciner la porte ? Il est trop faible encore. Rien ne peut le sauver.

Il rêve :

« On marche dans un tunnel pendant des jours. Noir ! Pas même le petit signe à la fin du convoi. Il faut faire vite : le sang n’est pas renouvelé, des monstres enfantins se partagent la peau. Beaucoup meurent en route.

La lumière vient d’un seul coup. Elle tombe des arbres et des épaules-reines. Et l’homme est à son tour tout un rayonnement. Vies larges océannes ! Soleil par les fenêtres ! Le corps est promené à travers les courants, les bras enrubannés soulèvent les visages.

Il fait bon vivre à la pointe des vagues dans les fanfares étincelantes du matin ».

Les fleurs s’éteignent.

Il rêve. La mer qui passe là est sillonnée d’éclairs.

L’horloge continue toute seule en silence. Il est descendu dans le chaud du sommeil, sa bouche garde encore les plis de son sourire.

Le lendemain tout est nouveau sur sa montagne, il ne reconnaît plus ses hardes et ses chants, l’air lui manque en forçant les passes du ciel bleu.

Où sont restés ses yeux ?

Regarde sur la table : ils sont là. Et son cœur est noyé dans le sable. Tu vois bien que la mer est montée jusque là.

Peu importe les pentes où saignent les herbages, peu importe la chèvre où danse le petit : il faut partir.

Alors il est parti.

La gare entre les peupliers, le dernier salut au village et le sac de cuir noir dans le porte-bagages, la tête à la portière sans conviction. On fait des grâces à ce qui est passé mais la vie reste à conquérir. La pluie sur le toit du wagon.

Ah ! Il y en a eu des kilomètres, des casquettes dorées, des sifflets, des fumées. Et puis la maison blanche sur la côte, les beaux gestes du sémaphore, la fille qui portait le flot dans son panier.

Et la mer l’attendait derrière ses marées.

Amour à épisodes. D’abord il est rouge devant elle comme un qui a beaucoup pleuré ou un timide. Puis de la dune il fait des signes et toute cette chair qui va lui porte au cœur.

Quand les vagues vont repartir il sera là. Et la mer le roulera dans ses draps comme une épave.

Un matin, sur le coup de neuf heures, du soleil plein les places, il s’est levé avec son idée. Il a pris une belle chemise ouverte, faite pour sa poitrine, un pantalon pareil à ceux des matelots, et pieds nus, ça a été vite fait de descendre les rampes de la corniche.

Il est sur le rivage et l’on entend son souffle aussi noir qu’un torrent. La terre se retire. Sa main écarte encore un pâle souvenir. La roue tourne à nouveau : enfin c’est le moment. Il y a une mouette dans le ciel.

L’homme avance à pas lents et on dirait qu’il parle.

« Algues, dit-il, délivrez-moi des hivers et des mains qui me brûlent. Collez-vous à mon front comme un pansement frais. »

Il marche dans le flot et des vagues déjà caressent ses genoux, quelques ressacs plus forts défoncent sa poitrine.

Maintenant, il a autour du cou un grand collier d’eau claire.

Et la mer le couronne.

Sa bouche, avidement, mord un bouquet amer.

Tout son corps est passé sous la porte d’écume.