Portraits contemporains (Gautier)/Jules Janin

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JULES JANIN

Académicien d’hier, — il devrait l’être, en bonne justice, depuis vingt ans.

Celui qui, à dater de 1830, marque chaque semaine de son chiffre J. J. le coin du Journal des Débats, doit au feuilleton la meilleure partie de sa gloire ; et, pour la première fois, le feuilleton s’asseoit avec lui au fauteuil académique. Qui est étonné et ravi d’un tel honneur ? C’est J. J., car il est modeste, et cette petite broderie verte sur son habit comble tous ses vœux : hoc erat in votis, dirons-nous, pour placer une de ces citations latines qu’il aime tant à faire ; ambition légitime et touchante d’un écrivain pour qui la littérature a toujours été un but et non un moyen d’arriver à autre chose ; cette palme à sa manche et à son collet, il l’a bien méritée ; on la lui a fait longtemps attendre, mais enfin il l’a, et nous lui en faisons notre sincère compliment. Quand on n’est ni prince, ni duc, ni évêque, ni moine, ni ministre, ni jurisconsulte, ni homme politique, ni même homme du monde, mais tout simplement un lettré, il est aussi difficile d’entrer à l’Académie qu’à un chameau ou à un câble de passer par le trou d’une aiguille.

Enfin voilà le feuilleton installé sous la coupole du palais Mazarin ! Nous en sommes très-heureux pour notre part, car c’est une victoire et un triomphe dont les frères du Lundi ont le droit de s’enorgueillir. « Du Boucher, n’en fait pas qui veut, » disait David, le peintre sévère, en entendant dénigrer ce peintre facile par de faux dédaigneux. Le feuilleton ! c’est bientôt dit, et là-dessus on secoue la tête d’un air superbe ; mais nous voudrions y voir condamnés, non pas à perpétuité, di talem avertite casum ! cinq ans suffiraient, les graves, les sérieux, les difficiles, les sobres, les solennels, les savantasses, tous les gâcheurs d’ennui compact, ornement des revues, qu’on aime mieux admirer que lire, les inféconds qui se font une gloire de leur stérilité, érigeant en mérite la rétention de style !

En effet, c’est une œuvre facile et commode que le feuilleton de théâtre ! Improviser toutes les semaines quatre ou cinq cents lignes sur les sujets les plus divers et les plus inattendus, et des lignes imagées, brillantes, « saupoudrées d’infiniment de traits d’esprit, » comme un critique le conseillait à ce monsieur pour son cinquième acte un peu faible, des lignes d’une correction rapide et certaine dans leurs jets impétueux, pleines de ces bonheurs qu’on ne retrouve pas en les cherchant, tour à tour ironiques et enthousiastes, mêlant à la pensée des autres la fantaisie et la personnalité de l’écrivain, il faut pour y suffire avoir vraiment le diable au corps ! Aussi, dans ce siècle où abondent les poètes, les historiens, les romanciers, les dramaturges, les gloires de feuilletonistes sont-elles les plus rares :

Il en est jusqu’à trois que nous pourrions compter.

Ce feuilleton-là c’est bien Janin qui l’a inventé. Avant lui, Geoffroy, Hoffmann, Duviquet, Becquet, gens d’esprit et d’érudition sans doute, rédigeaient des comptes rendus de théâtre où les bons points et les mauvais points étaient exactement marqués, et qui ressemblaient à des corrigés de devoirs. Cela était écrit en style froid, incolore et clair, avec cette transparence d’eau filtrée dans une carafe de cristal que les Français préfèrent naturellement aux teintes riches, ardentes et variées des vitraux et des pierreries.

Un jeune homme aux cheveux noirs frisés, aux joues pleines et vermeilles, aux lèvres rouges, au sourire étincelant, arriva de province et changea tout cela avec sa verve enivrée, son audace joyeuse, sa bonne humeur qui montrait à tout propos de belles dents blanches et retentissait en éclats sonores, sa facilité toujours prête, son intarissable abondance et une manière d’écrire vraiment nouvelle, où son nom se signait à chaque mot.

Tel il apparut gai, bien portant, heureux parmi le chœur verdâtre, élégiaque et byronien des romantiques, figure originale et réjouie, vraiment française. Romantique, sans doute il l’était comme tous les jeunes d’alors, mais à sa façon, sans faire partie d’aucun cénacle, avec une nuance d’ironie indisciplinée qui raille tout en admirant. Peut-être préférait-il Diderot à Shakespeare et lisait-il plus volontiers le Neveu de Rameau que Comme il vous plaira ou la Tempête ou le Songe d’une nuit d’été. Il s’en tenait au dix-huitième siècle, tandis que nous remontions au seizième pour nous agenouiller devant Ronsard et les poètes de la Pléiade. L’amour du latin, déjà très-vif chez lui, semble l’avoir préservé de l’engouement qu’excitaient les littératures exotiques. Il saluait en passant les dieux étrangers qu’il trouvait peut-être un peu barbares, comme faisaient les Athéniens de tout ce qui n’était pas grec. Mais sa dévotion à ces autels importés ne fut jamais bien fervente.

Comme la plupart des auteurs, à cette époque précoce et de maturité prompte, il eut son talent tout de suite, et ses premiers coups furent des coups de maître. On ne peut s’imaginer, aujourd’hui qu’on est habitué à ce perpétuel miracle, quel effet produisit alors ce style si neuf, si jeune, si pimpant, d’une harmonie charmante, d’une fraîcheur de ton incomparable, ayant sur la joue un velouté de pastel avivé d’une petite mouche, avec son essaim de phrases légères, ailées, voltigeant çà et là et comme au hasard, sous leur draperie de gaze, mais se retrouvant toujours, en rapportant des fleurs qui se rassemblaient d’elles-mêmes en un bouquet éblouissant, diamanté de rosée, et répandant les parfums les plus suaves.

Où va-t-il ? se demandait-on avec cette inquiétude bientôt rassurée qu’excitent les tours de force bien faits, quand, au début d’un feuilleton, il partait d’un mélodrame ou d’un vaudeville à la poursuite d’un paradoxe, d’une fantaisie ou d’un rêve, s’interrompant pour conter une anecdote, pour courir après un papillon, laissant et reprenant son sujet, ouvrant, entre les crochets d’une parenthèse, une perspective de riant paysage, une fuite d’allée bleuâtre terminée par un jet d’eau ou une statue, s’amusant comme un gamin à tirer des pétards aux jambes du lecteur, et riant à pleine gorge du soubresaut involontaire produit par la détonation ; mais voici qu’en vagabondant, au détour d’un petit chemin, il a rencontré l’idée qui se promenait. Il la regarde, il la trouve belle, et noble, et chaste. En tomber amoureux est l’affaire d’un instant ; il se monte, il s’échauffe, il se passionne ; le voilà devenu sérieux, éloquent, convaincu ; il défend avec une lyrique indignation d’honnêteté le beau, le bien, le vrai, — cette trinité morale qui n’a guère moins d’incrédules aujourd’hui que la trinité théologique. — C’est un sage, un philosophe, presque un prédicateur. Et la pièce oubliée ? il s’en souvient un peu tard, en voyant qu’il a dépassé déjà la dixième colonne du feuilleton et que tout à l’heure le portique sera complet, et en quelques mots nets, rapides et décisifs, il a indiqué le sujet du drame ou de la comédie ; il en a dit les défauts et les qualités, approuvé ou blâmé les tendances, avec ce bon sens qui ne se trompe guère et ce tact des choses du théâtre, transformé par les années en infaillible expérience ; il a même eu le temps de passer en revue les acteurs, de les flatter ou de les gourmander, ou tout au moins de les interpeller par leur nom comme un général passant devant un front de bataille. Aussi « le prince des critiques » était en ce temps, et l’est encore, une périphrase courante comprise de tout le monde pour désigner Jules Janin, comme « le plus fécond de nos romanciers », signifiait Balzac.

Vous pensez bien qu’un style d’une allure si caractéristique, d’une saveur si spéciale, d’un cachet si marqué, a dû être l’objet de bien des imitations, mais personne ne l’a si bien imité que Janin lui-même.

Nous avons insisté chez le nouvel académicien sur le talent du feuilletoniste. C’est le côté que le public connaît le plus et celui par lequel il se montre le plus souvent à ce balcon du lundi, d’où l’écrivain salue ses lecteurs ; mais J. J., qui devient alors Jules Janin tout au long et ajoutera désormais la formule consacrée « de l’Académie française », a écrit de très-bons livres et en assez grand nombre : L’Âne mort et la femme guillotinée, un de ces péchés de jeunesse qu’il ne faut pas renier plus tard sous prétexte de sagesse et de bon goût, car ce sont eux qui vous révèlent et vous font célèbre ; Barnave, où flamboient tant de belles pages ; le Piédestal, d’une donnée si hardie et d’une exécution si brillante ; Clarisse Harlowe, retirée de son cadre d’ennui et remise à neuf avec un soin pieux ; la Fin d’un monde, continuation et conclusion du Neveu de Rameau ; la Religieuse de Toulouse, et tant d’autres volumes bien pensés, bien écrits et bien imprimés, dignes en tout point de prendre place, au chalet de Passy, sur les rayons de la bibliothèque choisie à côté des éditions princeps des bons auteurs magnifiquement reliées par Bauzonnet, Cape, Petit et les maîtres de l’art ; orgueil et bonheur du lettré qui vit au milieu de ces richesses qu’il ne se contente pas de regarder, mais qu’il lit, qu’il étudie et dont il s’assimile la substance.

On le voit bien à son style.

Le discours de Janin sur le grand écrivain[1] qu’il remplaçait à l’Académie, tous les journaux l’ont répété et le critique du théâtre a rendu pleine justice au critique du livre : il en a dit la sagacité merveilleuse, l’intuition profonde, la finesse subtile, la patience d’investigation et ce don de tout comprendre, de tout pénétrer, de tout sentir, d’entrer dans les natures les plus opposées, de vivre leur vie, de penser leurs idées, de descendre jusqu’au fond de leurs replis les plus cachés, une lampe d’or à la main, et dépasser, comme les dieux indous, par une perpétuelle suite d’incarnations et d’avatars. Il admire comme il convient cette curiosité toujours éveillée, jamais assouvie, qui croit ne rien savoir si le moindre détail lui échappe. Homo duplex : l’homme est double, dit le philosophe. Pour Sainte-Beuve, il était souvent triple, et voulant compléter le portrait qui semblait achevé à tous, il demandait de nouvelles séances au modèle, s’informait, cherchait, trouvait et ne passait à un autre que lorsque la ressemblance du cadre posé sur le chevalet ne laissait plus rien à désirer.

Certes Sainte-Beuve, si quelque chose de ce monde parvient à l’autre, a dû être heureux de s’entendre louer ainsi. Mais peut-être a-t-il trouvé qu’en exaltant le critique on glissait un peu trop légèrement sur le poëte. Là était son véritable et secret amour-propre ; il regrettait presque que sa seconde réputation, si étendue, si méritée, si acceptée de tous, eût comme masqué ou enseveli la première :

Le poëte mort jeune à qui l’homme survit,


existait encore chez lui « toujours jeune et vivant, » et il aimait qu’on y fît allusion et qu’on en demandât des nouvelles, et c’était avec un plaisir visible qu’il récitait à ses intimes, sans se faire beaucoup prier, quelque fragment d’élégie mystérieuse, quelque sonnet de langueur et d’amour qui n’avaient pu trouver place dans un de ses trois recueils de vers. Un mot sur Joseph Delorme, les Consolations et surtout les Pensées d’août, lui causaient plus de joie qu’un long éloge de la dernière Causerie du lundi. En effet, il avait été en poésie un inventeur. Il avait donné une note nouvelle et toute moderne, et de tout le cénacle c’était à coup sûr le plus réellement romantique. Dans cette humble poésie, que rappellent par la sincérité du sentiment et la minutie du détail observé sur nature, les vers de Crabbe, de Wordsworth et de Cowper, Sainte-Beuve s’est frayé de petits sentiers à mi-côte, bordés d’humbles fleurettes, où nul en France n’a passé avant lui. Sa facture un peu laborieuse et compliquée vient de la difficulté de réduire à la forme métrique des idées et des images non exprimées encore ou dédaignées jusque-là ; mais que de morceaux merveilleusement venus où l’effort n’est plus sensible ! Quel charme intense et subtil ! quelle pénétration intime des lassitudes de l’âme ! quelle divination des désirs inavoués et des postulations obscures ! Sainte-Beuve, poëte, serait aisément le sujet d’une intéressante et longue étude.

(La Gazette de Paris, 19 novembre 1871.)

  1. Sainte-Beuve.