Portraits contemporains (Gautier)/Léon Gozlan

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LÉON GOZLAN

NÉ EN 1806 — MORT EN 1866
De Suisse, le 15 septembre.

Rien de plus sinistre que l’arrivée d’un télégramme à la campagne, le soir. La sonnette de la grille tinte comme un glas dans le silence ; aussitôt s’éveillent les aboiements furieux des chiens de garde, qui arrivent au pas de course, du fond du parc, sentant un étranger. Les chiens de l’intérieur répondent au vacarme, de leur voix plus grêle, avec une persistance rageuse, et bientôt le battant entr’ouvert de la porte laisse apercevoir le facteur du télégraphe, encadré par la nuit. Un domestique l’accompagne, pour empêcher que les molosses qui lui flairent les talons ne le dévorent.

Autour d’une table brillamment éclairée, la châtelaine, les amis et les hôtes de la maison sont en train de souper ; les conversations joyeuses, les propos aimables, tout le pétillement d’esprit s’arrête brusquement. Les poitrines sont oppressées, l’inquiétude se lit dans tous les yeux. On ne sait pas encore à qui le télégramme est adressé. Chacun tremble pour l’être cher qui n’est pas là, et l’imagination parcourt, en une seconde, avec une effroyable vitesse dépassant celle de la lumière, toutes les séries de catastrophes possibles et impossibles. Qui va être frappé parmi cette troupe naguère si gaie, car on n’envoie un télégramme nocturne que pour une raison grave ? Ce moment d’anxiété est terrible. Enfin le facteur s’approche, jette le pli sur la table, et prie la personne à laquelle il s’adresse de vouloir bien signer l’heure et la minute d’arrivée, et alors les domestiques s’agitent pour chercher une plume qui ne se trouve pas, un encrier qu’on a changé de place ; on se fouille, et l’on amène du fond de sa poche un crayon émoussé. La réception du télégramme est accusée.

C’était à nous que la missive était destinée. Nous l’ouvrons d’une main fiévreuse, et nous y lisons cette phrase écrite avec l’effrayant laconisme du style électrique :

« Léon Gozlan est mort cette nuit. »

Rien de plus. Cette nuit, c’était la nuit de jeudi à vendredi. Une telle nouvelle si inattendue, si peu préparée par ces rumeurs de maladie qui accoutument à l’idée de la mort, nous jeta dans une stupeur morne. Ce fait brutal, sans détail, sans explication, nous écrasait. De tous les convives présents, nous seul nous connaissions personnellement Léon Gozlan. Mais son charmant esprit n’était ignoré de personne, et sur la table du salon l’Histoire d’un diamant était ouverte à cette poignante scène de la fascination du Naja sur le col de Nanny par Hadir-Zeb.

Sans attendre l’arrivée des journaux de Paris, qui sans doute apporteront ce matin leurs renseignements nécrologiques, rendons à cette mémoire les honneurs qui lui sont dus ; tressons-lui avec quelques lignes de feuilleton une couronne de jaunes immortelles. Ils commencent à être rares les survivants de cette phalange autrefois si serrée qui s’était formée vers 1830, et que reliaient autour du drapeau romantique les mêmes sympathies, les mêmes admirations, les mêmes rêves de rénovation littéraire. À des instants de plus en plus rapprochés, une balle invisible siffle, et un vide se lait dans les rangs, vide qui ne sera pas rempli, car qui se soucie aujourd’hui des idées dont nous étions enflammés jusqu’à la folie ? La génération nouvelle a ses amours, ses haines, ses préoccupations, ses affaires, comme c’est son droit, et ne regarde pas souvent en arrière : elle marche confusément vers l’avenir, vers l’inconnu, et nous autres, nous restons là, avec nos dieux oubliés, sur le champ de bataille à compter nos morts gisant parmi quelques momies classiques pourfendues jadis à grands coups d’estoc. L’heure est triste, le jour descend et la nuit va venir. Du soleil on n’aperçoit plus qu’un mince fragment de disque échancré par la silhouette noire des affûts brisés. Notre armée est, non pas vaincue, mais décimée, et les soldats qui sont encore debout se regardent avec inquiétude, voyant leur petit nombre. Le poids du harnois de guerre leur pèse, quoiqu’ils n’en disent rien et qu’ils se redressent avec la fierté de ceux qui jadis ont pris part aux batailles des géants. Chacun a l’air de dire à l’autre : « Si c’est toi qui es destiné à faire l’oraison funèbre de la troupe, ne m’oublie pas. »

Quelle étrange chose que la mort, et comme l’esprit a de la peine à s’y ployer ! Quand on se quitte, ne fût-ce que pour une heure, qui sait si l’on se reverra jamais ! C’est une banalité qu’une réflexion pareille, et cependant qu’elle est navrante ! La dernière fois que nous rencontrâmes Léon Gozlan, c’était sur le pont des Saints-Pères, il n’y a guère plus de huit jours ; il allait d’un côté, nous de l’autre. Nous échangeâmes une rapide poignée de main, deux paroles amicales, et ce regard profond et compréhensif de gens qui ont vu ensemble les choses d’autrefois. Il nous parut un peu pâle, — c’est la couleur des lettres, car le reflet du papier s’attache à nos figures, — mais jamais nous n’aurions imaginé que c’était notre rencontre suprême avec lui sur cette terre et que nous ne le reverrions plus : — Never, oh ! never more, — comme dit Edgar Poë dans le sinistre refrain de sa ballade du Corbeau. Quelques pas de plus, et la trappe cachée s’ouvrait sous ses pieds, dans ce plancher perfide qui couvre l’ombre éternelle et le mystère insondable, et il allait rejoindre Martin, Méry, son compatriote, et Roger de Beauvoir, sans compter les morts plus anciens, s’il y a un âge dans le tombeau.

Nous ignorons tout du fatal événement ; nous ne savons que la nouvelle dans toute la sécheresse télégraphique ; mais nous dirons ce que notre mémoire nous rappellera, à travers notre trouble, du Léon Gozlan que nous connaissions depuis une trentaine d’années. Dans sa jeunesse, il possédait au plus haut degré la beauté du juif d’Orient : — nous ignorons s’il était Israélite de fait ou de descendance. — Il avait la tête un peu grande peut-être pour sa taille, mais d’une correction parfaite ; un nez légèrement aquilin, des yeux noirs à paupière souple et large, d’où s’échappaient des flamboiements de lumière ; des cheveux fins, lustrés, brillants, d’un noir de jais et qui, comme ceux des Maltais, se tordaient naturellement en petites spirales, un teint olivâtre, uni, coloré d’un chaud hâle méridional ; il était Phocéen comme Méry, comme Guinot, comme Amédée Achard, comme tant d’autres, qui ont su faire honneur aux lettres et à leur ville natale. Il était très-élégant, très-soigné et recherché dans son costume. Les poëtes et les écrivains d’alors avaient tous une veine de dandysme : Alfred de Musset imitait Byron et surtout Brummel ; Roger de Beauvoir, Balzac même par boutades, se piquaient d’être aussi bien mis que le comte d’Orsay ; et, si l’on n’écrivait pas avec des manchettes de dentelles comme Buffon, au moins on mettait des gants paille ou gris-perle après avoir fait de la copie.

Léon Gozlan, à ce qu’il paraît, avant de venir à Paris, avait été marin : il avait fait vers des contrées lointaines des voyages restés mystérieux, et les petits journaux du temps l’accusaient même d’avoir tué son capitaine et de s’être livré à la piraterie. En cette époque d’enthousiasme pour les corsaires, les Uscoques, les Lara, les Giaours et autres héros byroniens, l’accusation était flatteuse, et Léon Gozlan laissait dire. Mais avec son fin sourire et son intraduisible accent de Marseillais il répondait : « Je l’ai tué, mais je l’ai mangé, ce qui a fait disparaître toute trace du crime. »

La qualité dominante du talent de Léon Gozlan était l’esprit, non pas un esprit d’improvisateur comme celui de Méry, mais un esprit taillé à facettes, coupant sur toutes ses carres comme un diamant, et ce diamant lui a suffi pour écrire son nom sur cette glace banale où tant de visages viennent se regarder sans laisser trace. Personne n’a fait mieux que lui la nouvelle à la main, l’article de petit journal. Ses critiques étaient comme ces stylets vénitiens à lame de cristal qui se brisaient dans la plaie, mais dont les manches n’en étaient pas moins des chefs-d’œuvre de ciselure et d’orfèvrerie.

Ce n’était là sans doute qu’un des côtés de cette nature si bien douée ; mais, avant toute chose, Gozlan éblouissait par un pétillement d’étincelles de toutes les nuances. Car son esprit n’était pas incolore comme celui des gens purement spirituels à la façon de Voltaire, de Chamfort et de Stendhal ; il s’y mêlait beaucoup d’imagination, de poésie et de pittoresque. Ce n’était pas à développer quelque lieu commun de bon sens que Léon Gozlan employait cet esprit, mais bien à soutenir quelque incroyable paradoxe, auquel il finissait par donner toutes les apparences du vrai par la subtilité des déductions et l’appropriation de détails confirmatifs de la donnée primitivement fausse. Il n’eut dans ce genre, qui rappelle les exercices des sophistes grecs, d’autre rival que Méry. Ces jeux de la pensée demandent toute la souplesse d’organisation des méridionaux.

Si notre mémoire ne nous trompe, le début de Gozlan dans le livre fut un roman intitulé les Intimes, d’un style chaud et passionné, qui fut lu avidement. Le Médecin du Pecq, les Nuits du Père-Lachaise, Aristide Froissard, et d’autres romans, prouvèrent que Gozlan n’avait pas seulement de l’esprit, mais qu’il savait écrire un ouvrage de longue haleine, intéressant, rempli de piquantes observations et de peintures curieuses. Nous avouons pourtant que ce que nous préférons de lui, ce sont trois petites nouvelles, des chefs-d’œuvre, des diamants de la plus belle eau, sertis dans la plus fine monture : la Frédérique, histoire d’une tasse en porcelaine de Saxe ; Rog, où l’on raconte les malheurs d’un chien ; le Croup, où l’on voit la mort d’un enfant, et que nous n’avons jamais pu lire que la poitrine oppressée, la gorge étranglée de sanglots, et les yeux pleins de larmes. Gozlan excelle aussi dans les contes orientaux. Son style alors ressemble à ces vitrines de la Compagnie des Indes aux expositions universelles : l’or, l’argent, les perles, les diamants, les saphirs, les paillons, les ailes de scarabée y luisent sur le fond disparu du brocart et du cachemire. Il fait aussi très-bien la marine, témoin l’Histoire de cent trente femmes. Mais ce n’est là que la moitié de cette vie littéraire. Gozlan eut toujours des aspirations vers le théâtre, contrairement à la plupart des romantiques, qui préféraient donner leur spectacle dans un fauteuil à le produire sur la scène après les mutilations demandées par les directeurs et les concessions nécessaires faites aux philistins du parterre et des loges. Il s’obstina et fit bien. La Main droite et la Main gauche fut un des grands succès de l’Odéon et prouva, malgré l’opinion des charpentiers dramatiques, qu’un romancier pouvait faire une pièce. Son répertoire est assez nombreux, et une petite pièce, Une tempête dans un verre d’eau, paraît souvent sur l’affiche du Théâtre-Français.

Le Lion empaillé fut joyeusement accueilli aux Variétés. Mais, quoiqu’il ait obtenu de véritables et fructueux succès sur diverses scènes, nous aimons mieux le Gozian du livre et du journal que celui du théâtre. Il était de sa nature ce qu’on appelle, dans le jargon moderne, un paroxyste, c’est-à-dire un tempérament poussant tout au paroxysme et à l’outrance, le paradoxe, la fantaisie, le style, la couleur, l’esprit. Il trouvait tout froid, tout plat, tout insipide et sans relief, et, avec une énergie incroyable, il haussait le diapason naturel des choses et écrivait sur des portées impossibles pour tout autre. Dût-on nous taxer de marinisme et de « gongorismee, » nous avouons que cette recherche extrême et pleine de trouvailles nous va mieux que les idées communes coulées comme une pâte baveuse dans le gaufrier du lieu commun.

Mais c’est assez de littérature comme cela, toute analyse critique est superflue, sinon déplacée. Ce qu’il y a de sûr, c’est que nous ne reverrons plus l’homme que nous avons coudoyé pendant trente ans, avec qui nous étions en sympathie d’idées, que nous rencontrions au foyer des théâtres, aux réunions et aux dîners intimes, et qui faisait partie de l’ordre du Cheval rouge, institué par Balzac pour réaliser dans la vie les merveilles de l’association des Treize. Depuis la fondation de l’ordre, sans compter Balzac, le grand maître, ce qu’il est mort de simples Chevaux rouges, nous n’osons le dire. Le banquet réunirait à peine trois ou quatre personnes. On peut affirmer aussi que le ciel parisien a perdu une de ses vives étoiles qui scintillaient sur son azur noir d’un éclat infatigable, et que ce petit point brillant comme un diamant en combustion sera plus difficile à remplacer qu’on ne pense.

(Le Moniteur, 17 septembre 1866.)