Pour cause de fin de bail/La graphologie mise en défaut par une simple jeune fille amoureuse, il est vrai

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LA GRAPHOLOGIE MISE EN DÉFAUT PAR UNE SIMPLE JEUNE FILLE AMOUREUSE, IL EST VRAI

La graphologie, longtemps considérée comme une science à côté, prend aujourd’hui une éclatante revanche.

Ça durera ce que ça durera, mais, pour le moment, les graphologues sont bien contents.

La cause de cette agitation ? Inutile, n’est-ce pas d’y insister ; d’autres que moi s’en chargent, et j’ai juré de ne, tant que je serai vivant, écrire plus jamais le mot bordereau.

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Ah ! la graphologie !

J’ai raconté jadis qu’un graphologue fut poussé, par la conscience qu’il mettait à son art, jusqu’aux extrémités les plus regrettables.

Ayant un beau jour découvert dans sa propre écriture les signes indéniables auxquels on reconnaît l’assassin, le voilà qui s’en va vers le commissaire de police le plus voisin et le prie de le mettre en état d’arrestation.

— Vous arrêter, fait le magistrat, pourquoi ?

— Parce que je suis un meurtrier.

— Vous avez tué quelqu’un ?

— Pas encore, mais je tuerai.

— Qui ?

— Je n’en sais rien, mais je tuerai. Je tuerai puisque je suis, graphologiquement et, à n’en point douter, un terrible assassin.

Le commissaire envoya coucher le maniaque.

Qu’arriva-t-il ?

Il arriva que notre graphologue, irrité de n’être pas pris au sérieux, tua, en rentrant, son concierge, avec un fort couteau à découper et revint, couvert de sang, vers l’incrédule magistrat :

— Me croirez-vous une autre fois ? disait-il d’un air triomphant.

Les histoires arrivées aux graphologues ne sont pas toutes d’aussi funèbre ton.

J’en connais une, entre autres, en laquelle il apparaît clair comme le jour que le plus subtil devin en écritures peut être roulé par une innocente fillette à peine ornée de vingt et un printemps.

Un vieux graphologue était le père de la délicieuse jeune fille en question.

À plusieurs reprises, la pauvre enfant avait éperdument adoré différents fiancés, mais, chaque fois, son vieux maboul de père lui avait fait le coup de l’écriture.

— Tu n’épouseras pas ce garçon-là, ma fille !

— Pourquoi, papa ?

— Parce que, ma chérie, à sa façon de mettre les points sur les i, je devine qu’il ne tarderait pas à te mettre les siens sur la figure.

— Il a l’air si doux, pourtant !

— L’air n’est rien, l’écriture est tout.

La pauvre petite commençait à se désespérer sombrement, car douze fiancés avaient été balancés déjà.

Un treizième soupirant se déclara.

— Celui-là, décida la jouvencelle, celui-là, il n’y a pas de tonnerre de Dieu qui m’empêchera de l’épouser !

Et elle fit comme elle l’avait dit.

Un soir, le vieux têtu était à dîner en compagnie de sa charmante fille, quand la bonne apporta une lettre.

— Je n’ai pas mes lunettes, dit le bonhomme, lis-moi cette missive.

— Tiens !… C’est un mot de Monsieur Albert.

(Monsieur Albert était le nouveau fiancé.)

— Monsieur Albert, continua la jeune fille, s’excuse de ne pouvoir venir ce soir, comme il l’avait promis.

— Attends un instant, fifille, je vais quérir mes bésicles et étudier de près l’écriture de ce gaillard.

Fifille pâlissait.

Ce qui d’abord sautait aux yeux dans l’écriture de Monsieur Albert, c’en était l’extraordinaire déclivité.

Signe de dépression, de faiblesse, de manque d’énergie.

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… De même que l’amour donne des ailes, il procure du génie.

Les trois ou quatre lignes de Monsieur Albert étaient tracées non point sur du papier à lettres, mais sur un de ces cartons dont se servent les personnes qui n’ont que quelques mots à écrire.

En quatre coups de ciseaux, pendant que le bonhomme cherchait ses toujours égarées lunettes, la jeune fille avait modifié la forme du carton de telle sorte que l’écriture du fiancé, au lieu de tomber au bas de la page, se relevait, au contraire, conquérante, luronne…

— À la bonne heure ! fit le vieux papa. Voilà enfin l’écriture d’un lascar ! Qui est-ce qui aurait dit ça, à le voir !

Ajoutons, pour rassurer toute la partie saine de nos lecteurs, que le mariage eut lieu peu après et que les deux jeunes gens, parfaitement heureux, rigolent beaucoup quand on parle chez eux de la graphologie infaillible.