Pour l’histoire de la science hellène/5

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Felix Alcan (Collection historique des grands philosophes) (p. 119-145).



CHAPITRE V

XÉNOPHANE DE COLOPHON

I. — Une Thèse de Pythagore.


1. Après Anaximandre, l’ordre chronologique est incertain ; si l’on s’en rapporte à Apollodore, Xénophane aurait même été plus âgé que le Milésien ; toutefois, il est incontestable qu’il connaissait non seulement la doctrine de ce dernier, ce que remarquait déjà Théophraste (Diog. L., IX, 24), mais encore celle de Pythagore (fr. 18 = Diog. L., VIII, 36). D’autre part, c’est surtout Anaximène qu’on ne sait où placer ; comme, cependant, ni Pythagore ni Xénophane ne paraissent avoir connu aucune de ses opinions, comme celles-ci semblent plutôt d’une date plus récente, il s’ensuivrait que c’est au Samien que reviendrait désormais le premier rang.

J’ai dit, dans l’introduction de ce livre, pour quels motifs je m’abstiendrai de lui consacrer une monographie complète ; il y aurait, d’ailleurs, à lui assigner sa place suivant l’ordre des temps, une difficulté sur laquelle il convient au moins de s’expliquer.

On admet généralement que les doctrines pythagoriennes sont restées longtemps secrètes et n’ont été divulguées que lors de la publication des écrits de Philolaos, vers le commencement du IVe siècle av. J.-C. Si cette opinion était rigoureusement exacte, comme une doctrine secrète ne peut avoir aucune influence sur l’élaboration extérieure des concepts, comme elle subit au contraire le contre-coup de cette élaboration, il vaudrait mieux retarder l’examen du pythagorisme jusqu’à l’étude de l’époque où les dogmes en ont été révélés.

Mais la légende du mystère gardé sur ces dogmes ne peut être acceptée sans réserves ; car il est facile d’établir que le mystère en question n’a jamais concerné que certains points particuliers, tandis que, pour le reste, les opinions de Pythagore ont été, dès le premier jour, publiées par lui-même et par ses disciples immédiats, sinon dans des écrits, au moins verbalement.

S’il est admis qu’Héraclite vivait au temps de Darius, même si l’on recule, avec Éd. Zeller, la composition de son « logos » après 478, il y a, dans la façon dont il parle de Pythagore et de Xénophane (Diog. L., VIII, 6, et IX, 1), une preuve suffisante de la divulgation d’opinions du premier, comme aussi de la rapidité relative avec laquelle les doctrines philosophiques se transmettaient, à cette époque, dans tous les pays de race hellène. D’autre part, il est à peu près certain que c’était du vivant même de Pythagore que Xénophane dirigeait ses railleries contre les croyances du Samien à la métempsycose.

Mais si ce dogme célèbre était déjà public, quels pouvaient être les points réservés ? Il n’est guère probable qu’on le sache jamais exactement ; toutefois, j’ai essayé de montrer, dans la Géométrie grecque, que le secret s’appliqua aux découvertes mathématiques, sans qu’il y eût d’abord de règles formulées à cet égard, mais uniquement parce que ces découvertes étaient naturellement enseignées à un cercle restreint, à une élite jalouse ; vers la fin de la vie de Pythagore, un disciple, Hippasos, s’étant attribué certains travaux, une scission éclata dans l’École à ce propos, et ceux qui restèrent fidèles au Maître s’astreignirent formellement au secret ; cependant, dès le milieu du Ve siècle, le groupe des mathématiciens, manquant de ressources au milieu des persécutions et des guerres civiles, battait monnaie en publiant une géométrie, la Tradition suivant Pythagore, qu’Eudème de Rhodes dut avoir entre les mains et qui fut le plus ancien prototype des éléments d’Euclide.

En dehors de cet enseignement spécial, le secret dut encore être gardé, et cela dès l’origine, sur toute une série de symboles mystiques que nous entrevoyons plus ou moins complètement, mais dont le sens et la portée nous échappent. Ce symbolisme, qu’Aristote attestait nettement de Pythagore lui-même, a dû se développer, après le Maître, parmi les initiés, beaucoup plus facilement que la géométrie. Si donc c’est là surtout ce qui a été révélé par Philolaos et après lui, il est difficile de se prononcer sur le véritable degré d’ancienneté des doctrines supposées sous ces voiles mystérieux.

Pour la physique, la question est toute différente ; tout d’abord le système développé par Philolaos doit être complètement écarté, comme formé d’éléments en général postérieurs à Pythagore. Mais je pense même que le Samien a d’autant moins imposé le secret sur ces matières, qu’il n’a pas eu à lui de système complet et qu’il enseignait, en grande partie, la physique ionienne, sauf certaines opinions qui lui étaient propres, et dont une partie seulement, à cause de leurs relations avec les mathématiques, se trouvèrent réservées à un cercle restreint. Jusqu’à quel point ce cercle se ferma complètement plus tard, même sous ce rapport, c’est une question dont l’examen peut être réservé pour le moment. En tout cas, la conjecture que je viens d’émettre me paraît la seule conciliable avec l’ensemble des faits connus ; il n’en résulte pas moins qu’en l’absence de documents authentiques directs sur les progrès réalisés de ce côté par Pythagore, nous ne pouvons deviner ses opinions particulières sur le monde que par les traces qu’elles ont pu laisser dans les écrits de ses contemporains ou des penseurs de la génération suivante.

2. Au milieu de données misérablement corrompues sur les assertions de Xénophane, Diogène Laërce (IX, 19) nous a conservé un trait précieux. Le poète de Colophon, tout en affirmant l’univers comme conscient, voyant et entendant, niait cependant qu’on dut lui attribuer la respiration ; il est difficile de méconnaître, dans cette négation, une polémique dirigée contre une doctrine contemporaine. Or, un siècle et demi plus tard, nous rencontrons encore la même négation dans le Timée de Platon (33 c), et cette fois nous ne pouvons guère douter qu’elle ne concerne une opinion qu’Aristote (Phys., IV, 6) attribue nettement aux pythagoriens ; car on ne la retrouve chez aucun physiologue, sauf peut-être Diogène d’Apollonie, chez lequel elle est plus que douteuse.

En tout cas, ce dernier étant incontestablement postérieur à Xénophane, le rejet formel, par celui-ci, de la respiration attribuée au cosmos, rapproché du témoignage d’Aristote, permet de constater qu’il s’agit là d’une doctrine remontant jusqu’à Pythagore lui-même, et, de plus, publiquement professée par lui. Reste à savoir jusqu’à quel point nous pouvons en dire autant de la formule de cette doctrine, telle que nous la trouvons dans Aristote :

« Les pythagoriens admettent l’existence du vide ; ils disent qu’il pénètre dans le ciel en tant que celui-ci respire le souffle (πνεῦμα) infini, et que c’est ce vide qui délimite les choses. »

Les règles de la critique historique la plus sévère ne peuvent, en pareil cas, exiger que le départ, de ce qui, dans le texte, témoignerait d’une élaboration postérieure à Pythagore, ou bien serait reconnu comme rentrant dans les mystères que Xénophane ne devait pas connaître. Ainsi nous pourrions suspecter toute trace de ce symbolisme mystique auquel j’ai fait allusion et dont les disciples du Samien ont abusé à l’exemple de leur maître ; nous aurions à écarter tout ce qui se rattacherait au système astronomique de Philolaos, ou même à la théorie qui fait des nombres l’essence des choses ; car cette théorie est nécessairement postérieure à la formation du concept de l’essence, lequel ne commence à apparaître que chez Xénophane.

Mais ici il n’y a rien de semblable ; on ne peut reconnaître qu’une physique grossière et des concepts concrets ; le tout porte en soi-même une marque assurée de son antiquité.

En premier lieu, le terme de vide ne doit pas faire illusion ; la notion du vide absolu n’est pas antérieure aux atomistes, et précisément la polémique d’Anaxagore contre les pythagoriens, telle que la rapporte Aristote, prouve bien que le vide admis par les derniers n’a jamais été qu’un vide apparent, c’est-à-dire, pour les anciens, de l’air. Mais que les pythagoriens se rendissent eux-mêmes compte de la matérialité de ce vide prétendu, c’est ce que prouve suffisamment, dans le passage ci-dessus, le synonyme de pneuma qui sert à le désigner.

D’autre part, on applique souvent et trop exclusivement cette doctrine de la respiration du cosmos à l’attraction qui, lors de la genèse du monde, aurait fait entrer une partie de l’infini dans le sein de l’Unité. Ce n’est pas le moment de discuter ici si cette croyance à une genèse réelle du monde est authentiquement pythagorienne, comme le prétend Aristote, non pas sur des témoignages formels, mais d’après des déductions qui lui sont propres. En tout cas, tous les textes parlent de cette respiration comme d’un acte qui a lieu présentement ; ils ne peuvent donc être entendus que si à l’inspiration on joint l’expiration, absolument comme pour les êtres vivants. Nous sommes donc en face d’un anthropomorphisme bien peu digne d’un contemporain de Platon, et nous nous trouvons d’autant plus justifiés à taire remonter toute la formule à Pythagore lui-même.

3. Il est à peine utile de faire remarquer qu’à côté de cette formule, l’École en adopta plus tard une tout abstraite, où le ciel fut représenté par la Monade, l’infini par la Dyade. Mais l’infini que Pythagore concevait était, on le voit, absolument concret ; au point de vue matériel, il ne diffère de l’infini d’Anaximandre qu’en ce qu’il ne forme point exclusivement la substance du cosmos. Or, on ne peut mettre en doute que Pythagore ne se représentât ce cosmos sous la forme d’une sphère limitée, et il est à peu près certain qu’il lui attribuait le mouvement de révolution diurne, dont la négation, dans le sein de l’École, ne doit pas être reculée au delà de Philolaos. Toutefois, à la différence du physiologue milésien, le géomètre de Samos a la notion précise de l’infinitude de l’espace, qu’au delà du ciel il remplit du pneuma illimité. Du moins, c’est ainsi que l’entend Aristote, et ici aucune difficulté ne peut être élevée contre son témoignage, puisque évidemment Pythagore, avec son système dualistique, n’avait plus à attribuer le mouvement de révolution diurne à la totalité de la matière.

Mais ce n’est là qu’une des faces du concept de l’ἄπειρον, tel qu’il apparaît dès lors. Il en est une autre à laquelle l’École semble s’être attachée et qui concerne le rôle de l’« infini » dans l’intérieur du cosmos. Il y délimite les choses et réciproquement se trouve délimité par elles. C’est ainsi qu’il est opposé, non pas au limité, mais à la limite (πέρας) : c’est-à-dire, matériellement parlant, l’air est opposé à l’élément qui donne de la consistance et de la solidité aux êtres ; géométriquement parlant, l’espace non figuré est opposé à la figure, au point, à la ligne, à la surface qui lui donnent des déterminations. De ce point de vue, l’ἄπειρον serait le continu, et le πέρας le principe de discontinuité ou d’individualité.

Nous retombons en fait sur la face du concept qu’Anaximandre avait seule envisagée ; toutefois, elle semble maintenant précisée par le rapprochement des notions géométriques. Si nous observons, d’autre part, que, dans l’École, le caractère de la divisibilité indéfinie du continu a été notamment mis en relief par l’assimilation de l’« infini » au nombre pair, nous reconnaîtrons que c’est de ce côté que s’est formé ultérieurement le concept de l’infiniment petit. Mais cette indication suffit pour le moment, et nous nous bornerons à conclure :

1o  C’est à Pythagore que remonte l’origine du concept scientifique de l’espace, en tant que continu d’une part, illimité de l’autre ;

2o  La double face de ce concept était désignée par lui au moyen d’un terme unique, qu’Anaximandre avait déjà employé dans un sens plus restreint ;

3o  Pythagore n’a point dégagé le concept de l’espace absolu, et son infini — vide apparent — était pour lui une matière assimilable à l’air.

4. Les conclusions qui précèdent ne doivent nullement faire croire que, pour compléter le concept de l’espace infini, il ne restait plus, dès la fin du vie siècle, qu’à constituer la notion du vide absolu. Philosophiquement parlant, comme le dit Teichmüller, un concept n’existe que lorsqu’il est appliqué, lorsque sa forme entraîne des déductions nécessaires ; or, nous n’apercevons, à la date où nous sommes, rien de semblable pour le concept qui nous occupe, si l’on fait abstraction de son intervention en géométrie pour la théorie des parallèles, sans aucun doute connue de Pythagore.

La nécessité logique, subjective, de concevoir comme infini l’espace en tant que support des spéculations géométriques, était certainement évidente dès cette époque. Mais il restait à savoir si cette nécessité avait une valeur objective, si elle s’appliquait à l’espace physique, alors conçu comme lieu de la matière.

Je suis obligé d’employer ici des termes techniques modernes pour expliquer une situation qui n’apparaissait alors que de la façon la plus confuse. Les anciens ne surent pas s’expliquer clairement sur cette distinction avant Aristote, qui nia l’infini en acte, mais le reconnut en puissance. Or, ce qu’il est précisément intéressant de rechercher, ce sont les étapes par lesquelles l’esprit humain est passé pour arriver à cette singulière formule, au lieu de reconnaître comme absolument valable la conception brute introduite par Pythagore, sauf à en dégager par abstraction la notion de l’espace absolu, lorsque celle du vide fut constituée par les atomistes.

Ce que je veux surtout faire remarquer, c’est que la question s’est posée, avant tout, non pas sur le terrain de la logique, où l’a amenée Aristote, mais à propos de la façon dont on devait se représenter l’univers.

Il est clair qu’Anaximandre, posant le principe de l’unité pour l’ensemble des choses, employant le terme ambigu d’« infini ». et attribuant à l’univers, conformément aux apparences, le mouvement de la révolution diurne, avait soulevé une antinomie. Tant que la notion du vide absolu, d’ailleurs nécessairement dualistique, n’était point constituée, trois solutions seulement étaient possibles pour cette antinomie, par la négation de chacun des trois attributs que le Milésien avait réunis.

Les premiers Ioniens qui suivirent Anaximandre, ne paraissent pas encore se préoccuper de la question, preuve que ce fut bien en Italie qu’elle a été soulevée par Pythagore : Anaximène garde la position de son précurseur, Heraclite recule jusqu’à celle de Thalès, mais ce n’est point qu’il voie quelque difficulté dans des concepts qu’il semble négliger absolument.

Nous avons vu que Pythagore avait nié l’universalité du mouvement, et, par suite, constitué une théorie dualistique ; c’est aussi ce que firent la plupart des physiciens postérieurs, notamment Diogène d’Apollonie, et, sous une forme toute spéciale, Anaxagore de Clazomène.

On pouvait encore nier la réalité de la révolution apparente ; cette thèse fut soutenue sous trois modes essentiellement distincts, par Philolaos, par Xénophane et par Mélissos.

Enfin, on pouvait nier l’infinitude ; c’est ce que firent Parménide et Empédocle. Pour le second, la négation, sous le voile des formules poétiques, est assez obscure pour qu’Aristote s’y soit mépris ; le sage d’Agrigente se laisse même aller à employer le terme ἄπειρονα dans un sens aussi vague que celui d’Homère. En fait, il considère la question comme tranchée par Parménide et ne s’y intéresse plus. L’Éléate, au contraire, développe sa thèse avec précision et en tire des conséquences inéluctables.

L’apparence justifie la conception générale d’Anaximandre ; cependant un mouvement de révolution à l’infini étant impossible, le monde est nécessairement fini. Peut-il y avoir un au-delà ? Parménide s’en tenant à l’unité de l’être avec Anaximandre, n’eût pu concevoir cet au-delà que comme vide absolu, espace sans matière. Mais cette notion, il la rejette comme impossible : c’est le non-être, qui ne peut être en aucune façon. Donc le monde est fini, et il n’y a absolument rien en dehors. Maintenant, comme un mouvement de révolution d’une sphère n’est concevable que s’il y a quelque chose au dehors à quoi ce mouvement puisse être rapporté, il s’ensuit que la révolution apparente, c’est-à-dire le point de départ même du raisonnement, est logiquement impossible et ne peut être qu’une illusion. Ainsi il y a un désaccord manifeste entre les conclusions de la raison et les données que fournissent les sens ; il y a un abîme que l’on ne peut espérer combler, car ce sont là deux domaines essentiellement distincts, que Parménide assigne à la vérité et à l’opinion.

5. Telle est l’essence du système de l’Éléate ; il me semble, du moins, absolument illusoire de prétendre y découvrir autre chose que ces notions et concepts relativement simples et suffisamment élaborés avant lui. Sa puissance déductive n’en est pas moins remarquable pour être limitée dans un champ plus restreint, et l’influence considérable qu’il exerça sur le développement ultérieur de la pensée hellène n’en est pas moins justifiée.

Il ne semble pas avoir essayé de montrer comment l’illusion pouvait se produire ; il lui parut suffisant de la constater. C’est en cela qu’il est le père de l’idéalisme, quoique ses représentations aient toujours eu, ce semble, un caractère nettement concret.

C’est évidemment du moment où, la thèse de Parménide étant posée, l’antithèse fut soutenue contre elle, vers le milieu du ve siècle, que l’on peut considérer le concept de l’infini, non pas comme absolument élucidé, mais comme constitué intégralement. Il est donc tel chez Anaxagore et chez tous ceux qui désormais parlent de la matière comme infinie ; il est tel chez Mélissos qui, développant explicitement le germe idéaliste, essaie en vain de transformer ce concept, en rejetant comme illusoire tout ce qui est étendu, et en appliquant la qualification d’« infini » à l’Être qu’il cherche à définir par la seule raison ; il est tel enfin plus tard chez les atomistes qui introduisent la notion du vide absolu.

Quant à l’école de Pythagore, elle resta fidèle à la doctrine de l’infinitude ; Philolaos, en affirmant l’immobilité du ciel et le mouvement de la terre autour du centre du monde, résolut le problème trouvé impossible par les Eléates, mais qui n’avait nullement pour lui la même importance) puisqu’en tant que pythagorien, il suivait une doctrine dualistique. C’est d’autre part à Archytas que l’on doit le célèbre argument de L’homme à l’extrémité du ciel des fixes et étendant la main au dehors (Simplic. in physic., 108 a). Mais de son temps la doctrine du vide a été propagée, et Archytas ne se prononce pas entre L’existence d’une matière extérieure ou simplement celle d’un lieu.

C’est en cet état que la question arrive devant Aristote, qui, rejetant l’infinitude de la matière, rejetant également le vide absolu, revint, au point de vue concret, à la conception de Parménide, tout en écartant, autant que possible, la conclusion idéaliste ; il éluda les difficultés en déplaçant le terrain de la question, mais nous n’avons pas à le suivre ici, le but principal de cette digression ayant été de montrer l’enchaînement historique des différentes doctrines cosmologiques, et en particulier de bien faire ressortir que, contrairement à une tradition assez ancienne pour que le texte d’Aristote la mentionne déjà, Parménide est absolument indépendant de Xénophane, et que ce dernier occupe une position tout à fait isolée.

Comme nous l’avons déjà indiqué, le Colophonien avait admis l’infinitude de la matière, mais en même temps nié la révolution diurne et cherché à expliquer autrement les phénomènes célestes. Ses tentatives grossières en physique ne dépassent guère, comme valeur scientifique, les mythes théogoniques auxquels il prétendait substituer ses explications, mais le fait même de les avoir essayées marque un abîme entre lui et Parménide. Il n’y a pas moins de différence dans le langage des deux poètes sur la vérité et l’opinion. Le Colophonien est un sceptique, qui désespère de saisir l’absolue vérité ; l’Éléate se présente comme muni d’un critérium décisif. Le second a sans doute connu l’œuvre du premier, il ne lui a emprunté aucune de ses thèses.

II. — Xénophane poète.

6. Pour bien apprécier les opinions de Xénophane, il est essentiel de se rendre compte de son véritable caractère ; d’ordinaire, en effet, on le regarde trop comme un véritable philosophe, alors qu’en réalité c’est bien plutôt un poète humoriste.

Les dates extrêmes de sa vie, telles qu’elles ressortent des données d’Apollodore, sont probablement trop reculées et peut-être de beaucoup ; cependant il n’y a pas d’inconvénient à les supposer vraies.

Jadis puissante et au premier rang des cités ioniennes sur la côte de l’Asie-Mineure, Colophon, déchirée par les discordes civiles, avait vu déchoir sa splendeur, et, lorsque Xénophane y naquit, elle était, depuis près de soixante ans déjà, tombée, la première de toutes ses sœurs, sous la domination des Lydiens (Hérodote, I, 14). Mais cet assujettissement, qui se réduisait à l’imposition d’un tribut, n’avait fait que diminuer son opulence, et elle demeurait un foyer de poésie, où, à cette date, brillait notamment l’élégiaque Mimnerme.

Poète aussi, poète avant tout, devait être Xénophane. Sans fortune, ses vers lui furent un gagne-pain, et, dès vingt-cinq ans, il adoptait la vie errante du rhapsode et du trouvère. Presque centenaire, il la menait encore, et il atteignit ainsi le temps du règne de Darius.

Si ses voyages l’entraînaient sans doute partout où il pouvait espérer un bon accueil, il ne s’expatria définitivement de l’Ionie que quand les Perses (fr. 17) vinrent y faire peser plus durement le joug de la servitude. À ce moment, Thalès et Anaximandre venaient sans doute de mourir l’un et l’autre ; Pythagore, déjà entouré de disciples à Samos, allait bientôt, lui aussi, partir pour la Grande-Grèce. Xénophane, d’abord réfugié en Sicile, put donc être témoin des rapides progrès de l’institut pythagorique dans les cités doriennes de l’Italie, alors que lui-même, en relations avec les Phocéens d’Élée, chantait l’épopée de leurs aventures, comme jadis il avait déjà chanté la naissance de sa propre patrie (Diog. L., IX, 20).

Dans sa longue carrière, il dut composer une quantité considérable de vers, sur tous les mètres et sur tous les tons. Une très grande partie de ces chants eut d’ailleurs le caractère fugitif de l’élégie, et quoique toute l’antiquité paraisse admettre qu’il a fourni le prototype, sinon le modèle, des poèmes philosophiques de Parménide et d’Empédocle, nous ignorons de fait si les fragments en hexamètres d’un caractère didactique qui nous ont été conservés comme de Xénophane, ont jamais appartenu à un seul et même ensemble, ou si, au contraire, ils n’ont point été tirés d’œuvres distinctes, composées à des dates éloignées, s’ils n’ont notamment pas fait partie, soit tous, soit au moins quelques-uns, des Parodies et des Silles, où il déploya sa verve ironique, et que devait plus tard imiter le sceptique Timon de Phlionte.

Les vers qui nous restent de lui semblent, en général, appartenir à la dernière partie de sa vie, alors qu’il cherchait sans doute à attirer l’attention en s’occupant de questions qui commençaient à préoccuper son public et qui convenaient aussi mieux à sa vieillesse. Mais tout poète vraiment digne de ce nom a, plus ou moins consciemment, élaboré un fonds d’opinions religieuses, philosophiques, morales, qui se font, un moment ou l’autre, jour dans ses œuvres et en constituent la véritable unité. Peut-être plus qu’un autre, Xénophane a donné en détail la formule de ses opinions ; il n’est point prouvé qu’il les ait coordonnées dans une œuvre spéciale, dans un testament de sa pensée.

Si d’ailleurs ceux surtout de ses vers où éclatait le plus la singularité de ses croyances, se répandirent rapidement et jouirent d’une assez longue popularité, qu’atteste, entre autres témoignages, un passage d’Empédocle (v. 237-239), Xénophane, en tant que penseur, resta isolé. Il ne forma pas plus de disciples qu’il n’avait eu de maîtres.

7. Au reste, il n’a rien d’un chef d’école. La dominante de son caractère ressemble beaucoup à ce qu’on appelle humour chez les modernes. Je l’ai plus haut qualifié de sceptique ; l’expression est inexacte en ce qu’elle implique un système réfléchi et conscient. Xénophane est bien plutôt un douteur et un railleur ; sa moquerie, tantôt acérée, tantôt enjouée, vise les antiques traditions et les vieilles coutumes, se retourne contre les dogmes nouveaux et les mœurs contemporaines ; finalement, elle s’atteint elle-même. On dirait que, par sa voix, l’Ionie expirante renie les croyances de son héroïque jeunesse et exhale ses derniers souffles en cherchant, sans grand espoir, à dégager des contradictions du présent la formule des temps futurs.

Dans l’antique métropole que le désastre n’atteindra pas, qui y trouvera au contraire une occasion de gloire et de puissance, dans Athènes, Solon, Pisistrate recueillent pieusement les chants homériques, et, à côté d’eux, tous ceux auxquels la tradition prête une antiquité reculée. Des vers attribués à Orphée, à Linus, à Musée, s’y fabriquent et y trouvent crédit. Épiménide, lequel d’ailleurs refait pour son compte la théogonie d’Hésiode, semble avoir donné le signal d’une rénovation religieuse qui constituera, pour longtemps encore, un des principaux éléments de vitalité de la cité de Minerve.

Sur les rives italiques, où Xénophane expatrié a trouvé un refuge, il voit Pythagore tenter à sa façon une réforme dans le même sens, mêler aux vieilles superstitions des rites nouveaux, aux traditions hellènes des croyances barbares.

Ici et là, combien de sujets pour la mordante ironie du Colophonien ! Elle n’y faillira pas, elle va viser Homère comme Hésiode (fr. 7), Épiménide (Diog. L., I, 111) comme Pythagore (fr. 18). Assez des vieilles légendes fabuleuses, des mythes vénérés (fr. 21) ! Plus de divination (18), mais aussi pas de métempsycose ! Au fond, les attaques touchent la religion populaire, car si l’on y sent une jalousie de poète qui veut sortir du cycle épuisé et prétend ouvrir à la Muse de nouveaux horizons, si l’on y reconnaît aussi la protestation d’un vivace sentiment moral en face de contes indécents et grossiers, on n’y peut dénier la répulsion qu’excitent chez le penseur les attributs anthropomorphiques des divinités idolâtrées. « Les dieux thraces ont les cheveux rouges et les yeux bleus, les dieux éthiopiens sont noirs et camus. » (Clém. d’Alex., Strom., VII, p. 711 b. Voir aussi fr. 6.)

Sur cette voie, Xénophane ne s’arrêtera pas à l’extérieur des légendes, il s’attaquera aux racines mêmes des croyances. « Dire que les dieux ont été engendrés, c’est dire qu’ils peuvent mourir, c’est dire qu’ils ne sont pas, c’est la plus grande impiété. » (Aristote, Rhét., II, 23.)

Nous voyons là surgir pour la première fois cette opposition de l’être et du devenir, qui va pour longtemps défrayer la philosophie. Mais nous la voyons en même temps s’appuyer sur un principe avoué par le premier physiologue : « Tout ce qui est né doit périr. »

Xénophane va-t-il opposer une formule personnelle aux antiques croyances ? Oui, certes ; ce qu’il va dire au reste n’est pas de science certaine, ce n’est qu’une opinion ; car il n’y a pas de science pour l’homme, quoi qu’on en dise (fr. 14 ; allusion à Pythagore ?). Mais enfin, s’il y a un dieu, il doit être éternel ; d’ailleurs il n’y en peut avoir qu’un ; il n’y a qu’une puissance suprême qui gouverne toutes choses (fr. 1, 2, 3).

Cependant ce dieu unique, auquel, par un reste bien pardonnable d’anthropomorphisme, le poète de Colophon laisse les sens et la pensée de l’homme, est-ce bien en réalité un dieu nouveau qu’il chante et dont il serait le premier prophète ? Non : car tous les témoignages de l’antiquité sont d’accord là-dessus, ce dieu, c’est l’Univers lui-même. Platon a donc droit de dire (Sophist., 242 d) que cette doctrine est antérieure à Xénophane. On ne peut, en effet, méconnaître le ciel dont Anaximandre a déjà proclamé la vie ; c’est là le dieu qu’adopte le Colophonien, mais il le fait Bien, d’une part en lui attribuant l’éternité dans le passé et dans l’avenir, d’autre part en se refusant à voir dans les apparences de la révolution, diurne le signe principal de la vie de l’Univers. Il nie cette révolution et ne peut concevoir l’ensemble des choses que comme immobile (fr. 4).

III. — Xénophane physiologue.

8. Les deux divergences que nous venons de signaler, entre Anaximandre et Xénophane, pour ce qui concerne les attributs de l’Univers, sont évidemment capitales. Aussi n’avons-nous point à nous étendre sur leur importance, mais plutôt sur leur origine et leurs motifs.

Pour l’éternité, il n’y a pas de difficulté ; c’est, pour Xénophane, la conséquence logique de la polémique qu’il soutient contre les croyances religieuses du vulgaire et que nous avons essayé de caractériser. Le ciel d’Anaximandre, qui est né et qui mourra, ne peut, certes, pas mieux le satisfaire que l’Ouranos d’Hésiode ; il remonte au principe, à l’infini inengendré et indestructible ; il lui transfère la vie : voilà le dieu qu’il faut à sa pensée.

Mais, quant à l’attribut de l’immobilité, la question, que nous avons préjugée jusqu’à présent par l’énoncé de la conséquence, est, en réalité, obscure dans ses motifs. Xénophane a-t-il simplement jugé que cet attribut convenait mieux à la divinité, ou est-ce bien réellement parce qu’il considérait l’univers comme infini qu’il en a nié le mouvement révolutif ? Attribuait-il donc un sens précis à l’infinitude de l’univers ? Avait-il sur ce point une doctrine constante ?

La solution est d’autant plus difficile que les témoignages de l’antiquité se trouvent en contradiction formelle. À la vérité, si l’on se bornait aux renseignements sur la façon dont Xénophane se représentait le monde, il n’y aurait pas de doute ; l’univers serait infini, et le mouvement général de révolution en serait exclu par la même. Mais sur cette question même de l’infinitude, un seul auteur, Nicolas de Damas, paraît, dans l’antiquité, s’être prononcé dans le sens que nous indiquent cependant les fragments authentiques de Xénophane. Les autres sources qui ne dérivent pas de cet auteur, prétendent ou qu’il a cru à la limitation du monde, ou qu’il ne s’est pas prononcé, ou encore qu’il a soutenu le pour et le contre.

Avant d’entreprendre toute discussion à ce sujet, il convient d’étudier ce que vaut, en réalité, comme physicien, le poète de Colophon. Quand nous l’aurons apprécié, nous pourrons mieux juger de l’importance à attribuer à la divergence des témoignages relatifs à la question controversée.

Et d’abord Xénophane a-t-il bien un système de physique ? À la vérité, les traits épars dans ses fragments et chez les doxographes se laissent coordonner assez bien, en ce sens du moins qu’ils ne présentent pas entre eux de contradictions formelles. Mais il n’est guère possible d’y reconnaître un lien véritablement organique. On dirait au contraire que l’humour du poète se donne libre carrière dans d’amusantes parodies des explications tentées avant lui ou dans de paradoxales gageures soutenues contre le témoignage des sens.

Est-ce, par exemple, de la prédiction de Thalès qu’il voulait se moquer, quand il parlait (13) d’une éclipse de soleil pouvant durer un mois ? Comment prendre davantage au sérieux la plupart des assertions qui vont suivre ?

9. La terre, plate, n’a point de limites, ni de côté ni en dessous ; ses racines s’étendent à l’infini ; au-dessus l’air est également infini (fr. 12). C’est bien là le rêve d’un poète :

Que sa face ne soit pas ronde,
Mais s’étende toujours, toujours !
(Sully-Prudhomme.)

Les astres, depuis le soleil jusqu’aux comètes, les météores, des étoiles filantes au feu Saint-Elme (13) (15), ne sont que des nuées incandescentes. Formées par les exhalaisons humides qui se réunissent, ces nuées s’enflamment, par suite du rapprochement qui s’opère entre les particules ignées qu’elles renferment, ou encore en raison même de leur mouvement.

Ce mouvement, pour les astres, est rectiligne et a lieu suivant une droite indéfinie ; l’apparente circularité de leur orbite est une illusion due à la distance. Il est à peine besoin de faire remarquer qu’il y a là un paradoxe insoutenable pour quiconque possède les moindres notions de géométrie.

Les astres que nous voyons ne sont donc jamais les mêmes ; chaque jour, chaque nuit, de nouveaux se succèdent. Xénophane aurait pu soutenir qu’ils ne s’éteignent pas et continuent indéfiniment leur course ; mais a-t-il craint de leur attribuer une éternité qui en eut fait des dieux ? A-t-il tenu à les réduire au rang de phénomènes purement passagers ? ou bien voyait-il dans les éclipses une preuve de la possibilité de leur extinction ?

Il admet qu’en poursuivant leur route, les astres arrivent audessus d’espaces inhabités (mers, déserts) ; là leur marche serait vaine ; alors ils s’éteignent (13). D’autres plus loin peuvent se rallumer et éclairer d’autres jours et d’autres nuits pour les habitants d’autres contrées de la terre. Il y a, dans cette hypothèse fantaisiste, un singulier emploi du principe de finalité, et il peut convenir de le noter.

Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, la terre s’étendant indéfiniment, les mêmes phénomènes doivent se reproduire ; il y a donc une infinité de soleils différents éclairant une infinité de terres habitées, de mondes compris dans un même univers.

Si d’ailleurs cet univers est éternel, les changements particuliers ne sont pas niés ; tout au contraire. Ainsi l’eau et la terre qui forment les contrées que nous habitons, ont dû être mélangées autrefois, puis séparées par l’action de l’air et du feu solaire (16). Les fossiles marins que l’on rencontre sur la terre ferme sont la preuve de cette révolution partielle (4). Mais la mer qui ronge peu à peu la terre, finira par triompher, et le mélange primitif se reformera, sans doute à la suite d’une extinction prolongée de notre soleil.

Dans cette partie de l’univers que nous habitons, l’humanité est donc née, comme elle est condamnée à disparaître ; des cycles semblables la feront revivre dans la suite.

10. Sur ces derniers points, Xénophane se rapproche des idées d’Anaximandre, dont il vulgarise d’ailleurs quelques autres opinions, comme celles, très justes, qui concernent l’origine des nuages et de la pluie. Mais ce qu’il y a d’original dans le reste des assertions du poète, serait absolument insignifiant, comme valeur scientifique, sans les quelques observations paléontologiques qu’il a pu recueillir lui-même, et sans le succès relatif de son acharnement à bannir les divinités populaires des phénomènes naturels.

Ses opinions témoignent d’ailleurs de plus de fantaisie que de véritable invention ; souvent même elles sont absolument naïves comme quand il fait naître tout ce qui a vie de la terre et de l’eau. L’idée-mère d’où sont sorties ses conceptions sur la nature des astres, semble, d’autre part, être la croyance que leurs feux se nourrissent des vapeurs que le soleil fait monter de la surface des eaux et de celle de la terre. Or, cette croyance, très répandue parmi les antiques physiciens, était toute naturelle à une époque où l’on supposait que notre atmosphère s’étendait jusqu’aux astres ; elle se retrouve en fait dans le système d’Anaximandre, et a dû être déjà professée par Thalès ; il n’y a donc pas à en attribuer l’origine à Xénophane.

Si je porte ce jugement sur le poète de Colophon en tant que physicien, je ne cherche nullement à le rabaisser comme penseur. Mais il est bien clair qu’autant sa polémique contre le polythéisme, ainsi que sa proclamation d’un Dieu universel, ont exercé d’influence sur le développement théologique de la philosophie, autant au contraire ses opinions physiques ont trouvé peu d’accueil et sont restées sans influence sur la marche de la science. Leur incohérence, d’autant plus grande qu’elles n’étaient probablement pas réunies en corps de doctrine, d’autre part, l’évidente absurdité de quelques-unes d’entre elles, les ont fait assez vite négliger pour que, dès le temps d’Aristote et de Théophraste, on ne cherchât plus à s’en rendre un compte exact. Après eux, on n’a guère eu recours à l’œuvre du poète, qui, au temps de Galien, était complètement perdue (2). Ainsi seulement peut s’expliquer la divergence relative à son opinion sur la limitation ou l’infinitude de l’univers, car il est clair, d’après sa façon de le concevoir, qu’il ne pouvait nullement le déclarer sphérique et limité.

Mais il est certain en même temps que s’il regardait l’univers comme illimité, il n’a point employé le concept de l’infini pour nier la possibilité de la révolution générale. Cet emploi du concept eût sans doute été relevé par Aristote et il eût tranché toute difficulté sur le sens que Xénophane attribuait à un terme, que l’on pouvait, avec quelque raison, n’entendre, dans sa bouche, que comme une métaphore homérique.

On doit donc conclure que Xénophane ne possédait pas pleinement le concept de l’infini et que, si sa négation de la révolution de l’univers a été liée à son opinion sur l’infinitude, ç’a été, non pas par un raisonnement explicite, mais par ce sentiment à moitié inconscient qui fait si souvent la logique des poètes et des femmes.

IV. — Une erreur de Théophraste.

11. Il me reste à expliquer avec plus de précision comment se sont produites les méprises de l’antiquité sur l’opinion réelle de Xénophane dans cette question de l’infinitude.

Le plus ancien témoignage se trouve dans Aristote (Métaph., I, 5, p. 986 b) : « Parménide semble avoir parlé de l’Un selon la raison, Mélissos selon la matière ; ainsi l’un l’a dit limité, l’autre infini. Quant à Xénophane, qui a posé l’unité (ἐνίσας) avant eux (car on dit que Parménide fut son disciple), il ne s’est en rien expliqué clairement (οὐθὲν διεσαφήνισεν), et il ne semble avoir touché à la nature de l’Un ni d’un côté ni de l’autre ; mais seulement, regardant le ciel entier, il dit que l’Un est le Dieu. »

À vrai dire, on n’est nullement assuré que la phrase relative à Xénophane soit d’Aristote lui-même et que le texte ne soit pas interpolé. Comme le fait remarquer Diels (Doxogr. græc., p. 109-110), les mots grecs reproduits ci-dessus entre parenthèses n’appartiennent nullement à la langue d’Aristote et rendent par suite le passage très suspect. Mais si l’autorité en est ainsi diminuée, elle reste toujours considérable et au moins équivalente à celle de Théophraste.

L’opinion, que Xénophane ne se serait pas prononcé sur la limitation ou l’infinitude de l’univers, pouvait, malgré la contradiction du fragment 12, avoir sa raison d’être dans le défaut de précision du langage et des raisonnements du poète, ainsi que nous l’avons expliqué. Mais l’auteur du passage ci-dessus semble, en particulier, y avoir été conduit par la légende sur les relations entre Parménide et Xénophane, par la nécessité de ne pas creuser un abîme entre le poète de Colophon et celui d’Élée.

Une opinion tout opposée est développée dans le traité pseudo-aristotélique De Melisso, Xénophane et Gorgia, dont l’autorité est relativement très faible ; Xénophane aurait démontré que le dieu est éternel, unique, semblable dans toutes ses parties et de forme sphérique, mais qu’il n’est ni infini ni limité, qu’il n’est ni en repos ni en mouvement. Ce traité me paraît avoir été rédigé par quelque péripatéticien désireux de concilier les opinions opposées (de Théophraste et de Nicolas de Damas) sur la doctrine de Xénophane.

Quant à Théophraste, son opinion nous a été conservée par Simplicius (1) ; toutefois ce dernier la dénature grandement[1] ; il semble, d’après son texte, que Théophraste aurait attribué à Xénophane les mêmes antinomies que le traité De Melisso. Simplicius développe ces antinomies (ainsi que les démonstrations de l’unité et de l’éternité) dans des termes en concordance parfaite avec ceux de ce traité ; il cite les deux vers du fragment 4, et soutient qu’ils ne sont pas en contradiction avec la négation du repos ; il mentionne Nicolas de Damas comme ayant dit que l’univers de Xénophane était infini et immobile, Alexandre d’Aphrodisias comme ayant dit au contraire que cet univers était limité et sphérique ; enfin il termine par un complément où l’on retrouve en fait deux thèses que le traité De Melisso attribue à Xénophane, mais dont Simplicius n’avait pas encore parlé.

Il n’est pas étonnant qu’en présence de tous ces documents obscurs et contradictoires, la critique ait hésité.

Tout en reconnaissant qu’on ne peut aucunement se fier au traité De Melisso pour des propositions dont l’exactitude ne serait pas reconnue d’ailleurs, G. Teichmüller[2] me semble s’être trop abandonné à l’illusion de croire qu’il était possible de reconstruira des raisonnements faits par Xénophane ; il se demande si Simplicius ne peut avoir possédé, en dehors des écrits de Théophraste et du traité pseudo-aristotélique, une troisième source antique, où quelque Éléate aurait habillé en prose dialectique les vers du Colophonien. Cette hypothèse hardie me paraît insoutenable ; non seulement il faut s’en tenir, jusqu’à preuve rigoureuse du contraire, à ce fait que l’école péripatéticienne seule nous a réuni les documents authentiques pour l’histoire de la philosophie, mais encore il est impossible d’attribuer des antinomies à Xénophane sans commettre un anachronisme d’au moins un siècle. Si l’auteur du traité De Melisso n’avait pas de scrupule à cet égard et plaçait hardiment le Colophonien entre Zénon et Gorgias, il nous est défendu de prendre les mêmes libertés en l’absence de preuves absolument convaincantes.

Éd. Zeller[3] a surabondamment démontré que le traité De Melisso n’est point authentique et ne reproduit nullement les véritables doctrines de Xénophane ; il a établi avec la même force que Simplicius a compilé ce traité. Pour ce qui concerné Théophraste, il pense que le commentateur a fidèlement reproduit son texte au début du passage dont il s’agit, mais que ce texte doit être entendu, ce qui est possible à la rigueur, comme si le disciple d’Aristote avait suivi l’opinion de son maître, c’est-à-dire soutenu que Xénophane ne s’était pus prononcé entre la limitation ou l’infinitude, entre le repos ou le mouvement.

Diels[4], en dernier lieu, a montré que l’opinion de Zeller ne peut être maintenue en ce qui concerne Théophraste. La comparaison des doxographes établit sans conteste que l’historien des Physiciens a représenté l’univers de Xénophane comme limité, sphérique et immobile.

Mais comment, dans ces conditions, expliquer le passage de Simplicius ? De fait, la chose est très simple. Le commentateur n’avait nullement à sa disposition l’ouvrage historique de Théophraste ; il le cite d’après Alexandre d’Aphrodisias, qui suit fidèlement le disciple d’Aristote et réfute Nicolas de Damas. Mais en même temps Simplicius a entre les mains le traité De Melisso, qu’il attribue à Théophraste ou qu’il croit au moins représenter la doctrine de ce dernier. Il s’imagine donc qu’Alexandre défigure cette doctrine et il essaie de la rétablir avec des interpolations empruntées au traité De Melisso. Les vers de Xénophane qu’il cite proviennent d’ailleurs certainement de Théophraste par Alexandre, et, quoi qu’il en dise, les deux premiers (fr. 4) sont absolument contraires à sa thèse, tandis qu’ils justifient parfaitement celle de Théophraste et d’Alexandre en ce qui concerne l’immobilité.

Mais il ressort de là même et de la contradiction soulevée par Nicolas de Damas, que, pour la limitation et la sphéricité de l’univers, Théophraste n’avait pu, au contraire, trouver un texte de Xénophane qui justifiât sa thèse, mais seulement une expression très vague, comme « semblable dans toutes ses parties » ou bien « égal de tous côtés », où il avait cru voir l’indication de la forme sphérique, et par suite de la limitation.

Comment cependant a-t-il pu soutenir sa thèse et entraîner, dès lors, par une suite nécessaire, l’invention ultérieure des antinomies ?

En premier lieu, Théophraste croit, comme Aristote, que le monde est sphérique et limité. Il est donc porté, dès que cette opinion n’est point spéciale à son école, à augmenter le nombre de ses partisans. D’autre part, il est imbu de l’idée que Xénophane a eu pour disciple Parménide, lequel a soutenu la sphéricité de l’univers et séparé le domaine de la vérité de celui de l’opinion. C’est à ce second point que Théophraste doit surtout s’attacher, comme caractéristique de l’école éléatique ; il en fait l’application aux doctrines du fondateur présumé de cette école, oubliant volontairement que ce dernier a au contraire présenté le domaine de l’opinion comme s’étendant à toutes choses (fr. 14). Il néglige donc, dans la question des attributs de l’univers, tout ce qui se rapporte aux opinions physiques de Xénophane, comme il le ferait à bon droit s’il s’agissait de Parménide. Dès lors, il lui est facile de tourner en faveur de sa thèse le sens ambigu de quelques expressions poétiques du Colophonien, comme celles que nous avons indiquées ; ces expressions, cependant, ne peuvent avoir un sens autre que celui du fragment 2 ; c’est une négation de l’anthropomorphisme grossier qui attribuait aux dieux des organes spéciaux pour les sens et la pensée.

L’erreur de Théophraste est évidemment considérable, et sa constatation prouve assez que la critique moderne ne doit nullement désarmer en présence des témoignages les plus anciens pour l’histoire de la philosophie. Toutefois, une fois reconnue, cette erreur doit permettre de conclure que Xénophane n’avait nullement posé abstraitement l’infinitude comme un attribut nécessaire de l’Un ; c’était pour lui une croyance instinctive et confuse, liée à sa conception concrète du monde.

Il n’est guère douteux que la prétendue antinomie du repos et du mouvement n’ait une origine semblable à celle de la limitation et de l’infinitude ; on aura voulu concilier l’immobilité nettement affirmée pour l’ensemble avec les mouvements et changements particuliers, que Xénophane prodigue pour l’explication des phénomènes ; on a tenté cette conciliation par le même procédé que pour la première antinomie, en reprenant des arguments que les sophistes avaient rebattus, mais qui, au plus tôt, remontent à l’époque de Zénon.

En somme, Xénophane n’est pas plus un philosophe dogmatique qu’il n’est un physicien véritable. Cependant on ne peut nier, au point de vue philosophique, qu’il n’ait, en un certain sens, frayé la voie à Parménide, quelle que soit la distance qui les sépare au point de vue cosmologique. Pour concevoir son Dieu, le Colophonien avait fait un effort d’abstraction considérable ; il n’en fallait plus qu’un second, et l’idéalisme pouvait naître.


CHAPITRE V. — XÉNOPHANE DE COLOPHON (D). 139



DOXOGRAPHIE DE XENOPHANE

1. Théophr., fr. 5 (Simpl. in physic., 5 b). — Théophraste dit que Xénophane de Colophon, le maître de Parménide, suppose un seul principe ou considère l’être total comme un, ni limité, ni infini, ni en mouvement, ni en repos. Théophraste convient au reste que la mention de cette opinion appartient plutôt à une autre histoire qu’à celle qui concerne la nature ; car, au dire de Xénophane, cet un universel, c’est le dieu. Il montre qu’il est unique, parce qu’il est plus puissant que tout ; car s’il y a plusieurs êtres, dit-il, il faut que la puissance soit également partagée entre eux ; or dieu, c’est ce qu’il y a de plus excellent et de supérieur à tout en puissance. Il est inengendré, parce que ce qui naît doit naître soit du semblable soit du dissemblable ; mais le semblable, dit-il, ne peut avoir ce rôle par rapport au semblable ; car il n’y a pas plus de raison pour que l’un, plutôt que l’autre, engendre ou soit engendré ; si d’autre part l’être naissait du dissemblable, il naîtrait de ce qui n’est pas ; c’est ainsi qu’il prouve la non-génération et l’éternité. L’un n’est ni infini ni limité, parce que, d’une part, l’infini c’est le non-être, puisqu’il n’a ni commencement, ni milieu, ni fin ; que, de l’autre, ce sont les objets en pluralité qui se limitent réciproquement. Il supprime de même le mouvement et le repos ; car l’immobile c’est le non-être, qui ne devient rien d’autre, et que rien d’autre ne devient ; le mouvement, au contraire, appartient à la pluralité, car alors il y a changement de l’un en l’autre. Aussi, quand il dit que l’être reste dans le même état et ne se meut pas (voir fr. 4), il faut entendre cela, non pas du repos opposé au mouvement, mais de l’état stable sans mouvement ni repos. Nicolas de Damas, dans son traité Sur les Dieux, le mentionne comme ayant dit que le principe est infini et immobile. D’après Alexandre, il l’aurait dit limité et de forme sphérique. Mais on a vu clairement comment il prouve la non-infinitude et la non-limitation ; la limitation et la forme sphérique sont indiquées lorsqu’il dit que l’être est semblable de tous côtés ; il dit encore qu’il pense toutes choses (voir fr. 3).

2. Théophr., fr. 5 a (Galien sur Hippocr.). — Divers exégètes ont faussement parlé de Xénophane ; ainsi Sabinus qui dit à peu près textuellement : « Je dis que l’homme n’est pas entièrement air, comme le veut Anaximène, ou eau, suivant Thalès, ou terre, comme le dit Xénophane chez un certain auteur. » On ne trouve nulle part une telle assertion de Xénophane ; mais il est bien clair, par le texte même de Sabinus, que, s’il a péché, c’est volontairement et non pas par ignorance, car autrement, au lieu de parler comme il l’a fait, il aurait dit au juste dans quel livre se trouve cette assertion. D’ailleurs Théophraste aurait rapporté cette opinion de Xénophane dans l’abrégé des Opinions des physiciens. Il vous est facile de lire les livres où Théophraste a fait cet abrégé, si cette histoire vous intéresse.

3. Théophr., fr. 16 (Aétius, II, 20). — Théophraste, dans les Physiciens, a dit que, suivant Xénophane, le soleil est formé par la réunion d’étincelles provenant des exhalaisons humides.

4. Philosophumena, 14. — (1) Xénophane de Colophon, fils d’Orthomène, vécut jusqu’aux temps de Cyrus. Il a proclamé le premier l’incompréhensibilité de toutes choses, disant : (voir fr. 14). infinie et n’est pas enveloppée par l’air ni par le ciel ; il y a des soleils et des lunes en nombre infini ; enfin tout vient de la terre. — (4) Il attribue la salure de la mer aux nombreux mélanges qui y découlent ; Métrodore donne pour raison qu’elle filtrerait à travers la terre. — (5) Xénophane croit d’ailleurs qu’il y a eu mélange de la terre et de la mer et que c’est le temps qui a amené la séparation ; il en donne pour preuve qu’en pleine terre et dans les montagnes on trouve des coquillages, que dans les carrières de Syracuse on a rencontré des empreintes d’un poisson et de phoques, à Paros une empreinte d’aphye (anchois ?) au milieu d’une pierre, à Malte des plaques de toutes sortes de choses de mer. — (6) Cela vient, dit-il, de ce qu’autrefois tout était boue, et que, quand cette boue s’est desséchée, les empreintes se sont conservées. Lorsque la terre s’enfonce dans la mer et se transforme en boue, la race humaine disparait, puis il y a une nouvelle genèse ; ce changement arrive dans tous les mondes.

5. Ps. Plut. (Strom., 4). — Xénophane de Colophon, entrant dans une voie particulière, s’écarta de tous les précédents et n’admit ni genèse ni destruction. L’univers, dit-il, est toujours semblable ; car, s’il eût été produit, il eût fallu qu’auparavant il ne fût pas ; or, ce qui n’est pas ne peut ni être produit, ni rien faire, ni contribuer à rien produire. Il affirme que les sens sont trompeurs et, en même temps, il ébranle aussi l’autorité de la raison. Il dit qu’avec le temps la terre descend continûment et insensiblement dans la mer ; que le soleil est une réunion d’un très grand nombre de petites étincelles. Il affirme des dieux qu’il n’y a aucune prépondérance parmi eux, car il serait impie qu’un dieu fût assujetti ; qu’aucun d’eux n’a absolument besoin de rien ; qu’ils entendent et voient de partout et non pas par des organes spéciaux. Enfin la terre serait infinie et la partie inférieure ne serait point entourée d’air ; tout viendrait de la terre ; le soleil et les astres seraient produits par les nuées.

6. Épiphane, III, 9. — Xénophane, fils d’Orthomène, de Colophon, dit que tout naît de la terre et de l’eau, mais que, dans tout ce qu’il avance, il n’y a rien de certain, tant la vérité est obscure ; il n’y a partout que des opinions et surtout sur ce qui est invisible.

7. Galien (Hist. phil.). — (3) Cette secte, qui est d’ordinaire considérée plutôt comme aporétique que comme dogmatique, eut, dit-on, pour chef Xénophane de Colophon. — (7) Parmi ceux qui appartiennent à la secte intermédiaire, Xénophane a des doutes sur toutes choses, sauf qu’il pose pour dogme que l’univers est un et que c’est là le Dieu, qui est limité, raisonnable, immuable. (Cf. Sext. Emp., I, 225 : L’univers est un et le dieu est incorporé à l’univers ; il est sphérique, impassible, immuable, raisonnable.)

8. Cicéron. — (Lucullus, 37.) Xénophane, un peu plus ancien (qu’Anaxagore), dit que tout est un, immuable, que c’est le dieu, qu’il est inengendré, éternel et de forme sphérique. — (De deor. nat., I, 11.) Puis Xénophane, qui veut que Dieu soit l’univers, qu’il prétend infini et auquel il ajoute l’intelligence, est passible des mêmes reproches que les autres sur ce dernier point, mais bien plus à cause de l’infinitude, où il ne peut y avoir rien de sentant, non plus que d’ajouté. — (De divinat., I, 3.) Xénophane de Colophon est le seul qui, tout en affirmant l’existence des dieux, nie absolument la divination.

9. Théodoret, IV, 5. — Xénophane, fils d’Orthomène, de Colophon, chef de la secte éléatique, dit que l’univers est un, sphérique, limité, non engendré, mais éternel et absolument immobile. Puis oubliant ce langage, il dit que tout est sorti de la terre ; car c’est de lui qu’est ce vers : (voir fr. 8). — (Cf. Aétius, I, 3. Xénophane : Le principe de tout est la terre, car il dit dans son écrit sur la Nature, etc.)

10. Sext. Emp., X. — (913) Xénophane, d’après quelques-uns, admet comme principe la terre (voir fr. 8). — (314) De plusieurs principes dénombrables ; de deux, à savoir la terre et l’eau ; Xénophane, d’après quelques-uns (voir fr. 9) ; Homère : « Mais puissiez-vous tous devenir terre et eau. » — (Cf. Ps.-Plut., Vie d’Homère.)

11. Galien (Hist. phil., 18). — Xénophane de Colophon (admet comme principe matériel) la terre et l’eau. — [Cf.Macrobe, Songe de Scipion, I, 14 : Xénophane (dit que l’âme est formée) de terre et d’eau.]

12. Aétius, II, 4. — Xénophane, Parménide, Mélissos : Le monde est inengendré, éternel, incorruptible.

13. Aétius, II. — 13. Xénophane : (Les astres sont formés) de nuages enflammés qui s’éteignent chaque jour et après la nuit se rallument comme des charbons ; leurs levers et leurs couchers sont en réalité des inflammations et des extinctions. — 18. Ces sortes d’étoiles qui paraissent sur les vaisseaux, et qu’on appelle Dioscures, sont de petits nuages devenus lumineux par un mouvement approprié. — 20. Le soleil est un nuage enflammé. — 24. Les éclipses ont lieu par extinction ; il s’en reforme un autre au levant. Il a parlé d’une éclipse de soleil ayant duré un mois entier et encore d’une éclipse complète telle que le jour aurait paru comme la nuit. — Il y a nombre de soleils et de lunes selon les divers climats, régions et zones de la terre ; à un certain moment, le disque arrive sur une région non habitée et là, comme sa course serait inutile, il subit une éclipse. Xénophane dit encore que le soleil s’en va à l’infini, mais qu’à cause de la distance, il paraît tourner.

14. Aétius, III. — 25. La lune est un nuage feutré (enflammé ?) — 28. Anaximandre, Xénophane, Bérose ; La lune a sa Lumière propre. — 29. Xénophane attribue aussi à l’extinction sa disparition mensuelle.

15. Aétius, III. — 2. Les comètes et les étoiles filantes sont des nuages enflammés qui se constituent ou qui sont en mouvement. — 3. Les éclairs proviennent des nuées illuminées par le mouvement. — 4. Tous les phénomènes météorologiques proviennent, comme cause principale, de la chaleur du soleil. Celui-ci pompant l’humidité de la mer, l’eau douce, en raison de sa légèreté, se dégage, puis, passant à l’état de brouillard, forme des nuages d’où l’épaississement fait dégoutter la pluie, ou encore elle se dissipe en vents. Il dit textuellement : (voir fr. 11).

16. Aétius, III. — 9. Les racines de la terre s’enfoncent à l’infini par en bas ; en haut, elle a été solidifiée par l’air et le feu. — 11. La position de la terre est primordiale, car ses racines vont à l’infini.

17. Aétius, IV, 9. — Pythagore, Empédocle, Xénophane, Parménide, Zénon, Mélissos, Anaxagore, Démocrite, Métrodore, Protagoras, Platon : Les sens sont trompeurs.

18. Aétius, V, 1. — Xénophane et Épicure suppriment la divination.

19. Tertullien (De anima, 43). — Anaxagore et Xénophane attribuent le sommeil à l’épuisement.



FRAGMENTS


1. Il est un seul dieu suprême parmi les dieux et les hommes ; il ne ressemble aux mortels ni pour le corps ni pour la pensée.

2. Tout entier il voit, tout entier il pense, tout entier il entend.

3. Mais, sans labeur aucun, son penser mène tout.

4. Il reste, sans bouger, toujours en même état ; il ne lui convient pas de s’en aller ailleurs.

5. Les mortels croient que les dieux sont nés comme eux, qu’ils ont des sens, une voix, un corps semblables aux leurs.

6. Mais si les bœufs ou les lions avaient des mains, s’ils savaient dessiner et travailler comme les hommes, les bœufs feraient des dieux semblables aux bœufs, les chevaux des dieux semblables aux chevaux ; ils leur donneraient des corps tels qu’ils en ont eux-mêmes.

7. Homère et Hésiode ont attribué aux dieux tout ce qui, chez les hommes, est honteux et blâmable ; le plus souvent ils leur prêtent des actions criminelles : vols, adultères, tromperies réciproques.

8. Tout sort de la terre, tout retourne à la terre.

9. Nous sommes tous sortis de la terre et de l’eau.

10. Terre et eau, tout ce qui naît ou pousse.

11. La mer est la source de l’eau.

12. Nous voyons sous nos pieds cette limite de la terre, en haut, du côté de l’éther, mais le bas s’en va à l’infini.

13. Ce qu’on appelle Iris est aussi un nuage qui paraît naturellement violet, rouge et vert.

14. Il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais personne qui ait une claire connaissance des dieux ni de tout ce dont je parle. Qui pourrait s’exprimer là-dessus de la façon la plus accomplie, celui-là même n’en sait rien ; il n’y a partout que des opinions.

15. Voilà ce qui m’a paru ressembler à la vérité.

16. Les dieux n’ont pas tout montré aux hommes dès le commencement, mais les hommes cherchent, et avec le temps ils trouvent le meilleur.

17. Voici ce qu’il est bon de dire près du feu, par un temps d’hiver, couché sur un lit moelleux, n’ayant plus faim, buvant du vin doux et grignotant des pois : « De quel pays es-tu ? quel âge as-tu, mon ami ? et quel âge avais-tu, quand le Mède est survenu ? »

18. Maintenant je commence un autre discours, je prends une nouvelle voie…

…Un jour, dit-on, comme il (Pythagore) passait près d’un chien qu’on battait, il s’écria, plein de pitié : « Arrête, ne frappe plus, c’est l’âme d’un ami, je l’ai reconnu en entendant ses plaintes. »

19. Que quelqu’un remporte la victoire par la légèreté de ses pieds, ou au pentathle à Olympie, là où le temple de Zeus s’élève sur les bords du Pisas, qu’il triomphe à la lutte, au pugilat, ou encore à ce terrible combat qu’on appelle pancrace, on le verra honoré parmi ses concitoyens, siégeant au premier rang pour les spectacles, nourri aux frais du peuple ; la ville lui offrira un don digne d’être consacré. Pour une course de chevaux, ce sera la même chose ; et cependant je suis plus digne de tels honneurs ; ma science vaut mieux que la vigueur d’un homme ou d’un cheval. Il y a là une mauvaise coutume, il n’est pas juste d’estimer la vigueur au-dessus de la science utile. Ce n’est pas parce qu’il y aura dans la ville un bon athlète pour le pugilat, le pentathle ou la lutte, parce qu’il y aura un bon coureur, quoiqu’on estime encore plus dans les jeux la légèreté que la vigueur, ce n’est pas pour cela que la ville aura de meilleures lois. Non, il n’y a guère à se réjouir, pour une ville, d’une victoire remportée sur les bords du Pisas, ce n’est pas cela qui remplit les magasins.

20. Quand ils ne subissaient pas l’odieuse servitude, empruntant aux Lydiens leurs ruineuses folies, ils allaient à l’agora tout couverts de pourpre ; ils étaient souvent là plus de mille, superbes, la chevelure artistement ordonnée, exhalant le parfum de savantes onctions.

21. Le sol est pur, pures sont les mains et les coupes ; voici les couronnes de fleurs, voici le suave parfum qui circule dans la fiole. Le crater est debout, rempli d’allégresse ; il y a du vin et il ne fera pas défaut, il est prêt dans les cruches, doux comme le miel, odorant comme la fleur. Au milieu de nous l’encens exhale sa sainte vapeur ; voici de l’eau fraîche, pure et de bon goût, voici des pains dorés et la table est richement chargée de fromage et de miel onctueux. Au milieu, l’autel tout couvert de fleurs ; tout autour, dans la maison, les chants et la joie. Il faut d’abord, en hommes sages, célébrer le dieu par de bonnes paroles et de chastes discours, faire des libations et demander de pouvoir nous comporter justement ; voilà ce qu’il faut, amis, pas d’injures ; puis, que chacun boive de façon à pouvoir retourner chez lui sans serviteur, à moins d’être trop âgé. Et nous louerons celui qui, tout en buvant, dira des choses utiles et vertueuses, selon sa mémoire ou son esprit. Il ne faut pas raconter les combats des Titans, des Géants ou des Centaures, contes forgés par les anciens, ni des disputes ou des bagatelles qui ne servent à rien ; il faut toujours bien penser des dieux.

22. Pour une cuisse de chevreau, tu as reçu, présent honorable, celle d’un bœuf engraissé ; cela se saura dans toute l’Hellade, cela ne s’oubliera pas, tant qu’il y aura des chanteurs hellènes.

23. Ne verse pas d’abord le vin dans la coupe ; mais d’abord l’eau, le vin ensuite.

24. Voilà déjà soixante-sept ans qui ont ballotté mon inquiétude sur la terre hellène ; j’étais né depuis vingt-cinq, si je sais bien la vérité là-dessus.

25. La partie n’est pas égale, entre un impie et un homme pieux.



  1. Dans la traduction que j’ai donnée ci-après, j’ai, comme pour tous les fragments analogues de Théophraste, marqué en italique ce qui, d’après l’opinion de Diels, appartient à Simplicius et non à l’auteur des Opinions des physiciens.
  2. Studien zur Geschichte der Begriffe, p. 591-623.
  3. La Philosophie des Grecs, II, p. 2-21.
  4. Doxographi grœci, p. 108, 113, 140.