Pour lire en automobile/Comment on devient fou/02

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II

De paris aux antipodes. — Le puits artésien le plus profond du monde. — Faut-il monter ou descendre ? Cruelle énigme.

Tout le monde connaît l’histoire légendaire de ce pauvre vieux savant qui, voulant mesurer le temps de la vision, se mettait à sa fenêtre, descendait quatre à quatre son étage et allait dans la rue pour voir s’il distinguerait encore son image. Il avait inventé un escalier rapide, puis il en était arrivé à descendre le long d’un mât, comme les pompiers, et toujours il était déçu dans ses calculs, jamais il n’arrivait assez vite pour contempler sa propre image.

Il consuma ainsi en efforts stériles une partie de sa vie et finit par mourir tout à fait fou.

Eh bien, ce que je veux conter aujourd’hui est encore plus triste et surtout plus étrange, car l’aventure est arrivée, non pas à un de mes amis, mais à un homme auquel j’avais fini par m’intéresser très vivement ; le malheureux fou était un érudit, un savant de premier ordre par certains côtés, tout à fait inoffensif, mais il possédait le genre de folie le plus curieux et le plus singulier à étudier : il appartenait à la classe des inventeurs.

Donc un jour, mettons de cela une dizaine d’années, un beau matin, un homme s’était présenté chez moi et avait demandé à être reçu. Disons qu’il s’appelait Jean Dascare, sans particule, pour l’intelligence de la narration et n’en parlons plus, car on comprendra quel sentiment de délicatesse envers sa mémoire me pousse à ne pas révéler son véritable nom.

N’étant pas encore ministre, ni en passe de le devenir, étant trop républicain, je n’ai pas pour habitude d’exiger de lettre d’audience à ceux qui demandent à me voir, je l’avais fait introduire de suite et le petit dialogue suivant n’avait pas tardé à s’engager entre nous :

— Mon Dieu, Monsieur, je vous demande pardon de me présenter seul, mais voici ma carte et comme j’ai entendu parler des travaux de Monsieur votre père et de vous-même et que je sais que vous ne croyez pas du tout au feu central de la terre et que vous avez d’ailleurs victorieusement démontré qu’il ne pouvait pas exister, je viens tout à la fois vous soumettre mon plan et vous demander votre avis.

— En effet, lui dis-je, je ne crois pas du tout à la possibilité du feu central ; s’il existait, il y a longtemps que nous aurions tous sauté comme des lapins ou plutôt que la terre n’existerait plus.

— Évidemment.

— Mais continuez, de quoi s’agit-il ?

— C’est très simple, nous sommes à la fin de 1889, l’exposition vient de fermer, j’ai onze ans devant moi ; je voudrais préparer un clou tout à fait extraordinaire pour la prochaine exposition universelle qui ouvrira le prochain siècle, en 1900.

— Noble ambition !

— N’est-ce pas, Monsieur ? Je suis riche, j’ai gagné quelques millions grâce à mes inventions antérieures, je compte en trouver facilement une dizaine parmi mes amis et même parmi les spéculateurs alléchés par mon idée, par sa hardiesse et sa nouveauté ; en un mot, je veux percer un puits artésien, mais sérieux, profond, qui traverse la terre de part en part et ait son point terminus — et frappant fortement du pied mon parquet — là-bas, à l’Île Antipode !…

On a beau vieillir et être habitué à en voir et entendre de toutes les couleurs, je ne pus m’empêcher de faire un haut-le corps.

— Je vois bien que vous me prenez pour un fou ; je m’y attendais.

— Pas le moins du monde, mais j’avoue que l’étonnement…

— Laissez-moi continuer. J’ai dressé tous mes plans et tous mes devis ; du moment que vous me garantissez qu’il n’y a pas de feu central, je suis sûr de mon affaire. Le puits sera vaste et large, avec palier et vaste salle tous les six cents mètres, il y aura installé dans chacune de ces salles un appareil hydraulique pour faire descendre 600 mètres plus bas un ascenseur et ainsi de suite. C’est simple comme le jour. Là le trou est circulaire, vaste, plus de vrilles brisées comme dans le forage des puits artésiens. J’ai pris toutes mes mesures, j’ai fait tous mes calculs, nous tomberons très exactement à l’Île Antipode, au sud-est de la Nouvelle-Zélande. Ce n’est qu’une question de temps et d’argent et je vous jure que je serai prêt pour 1900.

Il partit, mais vint me revoir souvent et ce diable d’homme était si convainquant, si bien armé, au point de vue scientifique, qu’il finit par m’arracher la promesse que j’accepterais la présidence d’honneur de l’entreprise.

Deux ans se passèrent ainsi en préparatifs ; il avait fait installer une usine colossale aux portes de Paris, près des fortifications et le travail de percement du globe, comme il se plaisait à dire lui-même allait bientôt commencer et incessamment, il allait venir m’inviter, en grande pompe — sans calembour — à donner le premier coup de pioche, lorsqu’un matin il entra en coup de vent chez moi ; les yeux hors de la tête et s’affala dans un fauteuil.

— Ah ! mon ami, je suis perdu.

— Comment cela ?

— C’est bien simple, vite votre avis. Je perce jusqu’au centre de la terre et nous descendons toujours et je fais descendre à volonté mes coins perforateurs, comme force hydraulique, par des tuyaux.

— Évidemment.

— Oui, mais après, dans la seconde partie de la percée vers les Antipodes, je continue à descendre ?

— Non, vous remontez.

Et alors éclatant dans un coup de désespoir :

— C’est ce que je viens de me dire, mais alors mon coin ne descend plus, il me faudrait des pompes foulantes et je n’obtiendrais jamais la force nécessaire…

— C’est certain, mais percez le puits par les deux bouts, avec vos calculs très exacts, les deux tronçons se réuniront sûrement au centre de la terre.

— Oui, mais je n’ai plus le temps, jamais je ne pourrais transporter et installer une usine à l’Île Antipode…

Et tout à coup se levant, se frappant le front comme Galilée poussant E pur si muove ! éclatant :

— Oui, vous avez raison, la science vous donne raison, mais je ne comprends plus. Entendez-vous, je veux descendre jusqu’aux Antipodes, je ne veux pas remonter… remonter, quand on creuse un puits, mais l’on descend toujours. C’est vous qui êtes fou. vous…

— Non, mon pauvre ami, quand on traverse la terre par un puits, à partir du centre, on remonte.

Il me regarda un instant en ricanant, les yeux hagards et s’enfuit.

À partir de ce jour il délaissa son usine, il dépensa ses millions à faire construire des sphères de démonstration et à les perforer pour voir s’il arriverait à descendre ou à remonter dans ces puits en miniature.

— Et la pesanteur qu’en faites-vous ?

— Dans l’espèce, la pesanteur est idiote, pourquoi existe-t-elle au centre ?

Enfin, huit années mortelles se passèrent ainsi, puis tout à coup, il eut une lueur de raison et vint me trouver pour me dire qu’il avait enfin compris cette cruelle énigme et qu’il allait installer, en même temps qu’à Paris, une usine à l’Île Antipode pour descendre la fois par les deux bouts.

— C’est la solution pratique, lui dis-je.

— Je le sais bien et quand ça sera fini, je mettrai un homme au centre du puits et de la terre, pour prouver qu’il ne peut tomber ni dans un sens, ni dans l’autre, ce qui est encore plus fort, étant dans le vide. Tenez, ce n’est pas nous, mon cher ami, c’est la science qui est folle. Ce problème est insoluble. — Cruelle énigme.

Et il sortit. Le lendemain je reçus une lettre de lui m’informant qu’ayant perdu huit années et ne pouvant pas être prêt pour 1900, en vingt-sept mois, il se faisait sauter la cervelle, laissant à un autre le soin de trouver la solution.

Et maintenant, chers lecteurs, que je vous ai exposé le problème qui a coûté la vie à ce pauvre garçon, surtout ne vous en occupez point vous-mêmes, n’y pensez jamais, car je ne voudrais pas avoir votre mort sur la conscience…