Pour lire en automobile/Comment on meurt aux Colonies/04

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IV

Étranges trépas. — Révélations surprenantes des explorateurs. — Le kyste d’or. — Nouvelle décoration

Tous les membres du Club Nautico-Agricole de la colonisation pratique se montrant fort impatients d’entendre une nouvelle histoire merveilleuse, le président, sans plus tarder, donna la parole à Onésime Lagriffoul, ancien capitaine au long cours, célèbre pour ses voyages dans les mers du Sud, dans toute la Canebière, comme je l’ai déjà dit :

— Eh bien, fit ce dernier, mes pauvres, vous allez être encore une fois volés, hein ! car je ne vous conduirai pas aux antipodes, mais seulement dans le royaume d’Annam, cependant comme je ne voudrais pas être Hué par vous…

— Bravo ! fit l’assemblée.

Et Lagriffoul continuant, sans avoir compris le calembour capital qu’il faisait :

— Je vous promets que le grand flandrin qui est au bout de la table, à gauche, le nommé Isidore Phétu, qui demeure rue Pavé d’Amour, non loin de la rue de la Pierre qui Rage, mon second en un mot, vous y conduira tout à l’heure.

Or ça, un jour que je me trouvais en Annam pour acheter une cargaison de thé et de riz sans compter le ricin…

— Bravo !…

— … Je sus qu’un mandarin, une grosse légume, quoi ! venait d’être condamné par le roi à mourir pour avoir oublié de moucher à temps les chandelles à la cérémonie du jour anniversaire de la naissance de Confucius.

Il aurait pu arguer pour sa défense qu’il était gros, impotent, et que son ventre immense sur ses jambes courtes, plus volumineux que celui de feu Renan, l’avait empêché de se lever à temps pour moucher les chandelles sacrées et parfumées, mais il préféra mourir en exécutant l’ordre de son très gracieux seigneur et, comme la chose se fit secrètement, les autorités françaises ne purent intervenir à temps ; quant à moi, j’avais été tenu au courant par mon quartier-maître qui avait pour bonne amie la suivante de la femme du mandarin ; vous comprenez ?

— Oui.

— Suffit. Au jour dit, il prit son grand sabre d’honneur, recourbé et démasquiné et crac ! d’un coup sec, il se l’enfonça résolument dans le ventre en le remontant violemment vers le haut, de manière à bien s’ouvrir l’abdomen en deux.

Ceci fait, il ferma les yeux et attendit, en se disant : « Je suis mort. » Mais un bon moment se passa et tout étonné de n’être pas mort, il se sentait très faible sans doute, mais au demeurant beaucoup mieux et comme plus léger qu’avant de s’être donné son grand coup de sabre et comme il commençait une série de réflexions philosophiques graves à ce sujet, son épouse, suivie de sa soubrette qui était la bonne amie de mon quartier-maître, par laquelle… mais suffit… entrait tout en larmes pour voir si son pauvre potichard de mandarin était occis sans trop de douleur, et fut fort étonnée de le trouver tranquillement sur le sopha, le sourire sur les lèvres.

— Tu n’es pas défunt ?

— Je vais très bien, mais il faut obéir au roi, mon maître, donne-moi le coup du lapin.

— Inutile, tu as obéi à ton seigneur et maître, donc la mort ne veut pas de toi ; tu as simplement crevé ton Kyste, te voilà sauvé.

Et dare dare, sans perdre un instant, elle vida la poche, la lava avec de l’eau de thé, pour remplacer l’eau phéniquée, et lui recousit — voyez Rollin — le ventre avec une grande aiguille d’argent… on lui recousut — voyez Amyot — le ventre, etc. ; pour moi la différence grammaticale m’est indifférente.

Quinze jours après le mandarin était sur pieds, avec la taille svelte et élégante comme celle d’un jeune homme, la mandarine aux anges et sa soubrette dans une position intéressante… de joie.

Le roi, émerveillé de l’aventure, après avoir réuni le conseil supérieur des médecins, pharmaciens, apothicaires et vétérinaires de Hué et de plusieurs banlieues, fit grâce au mandarin et, au souvenir de cette cure merveilleuse, le fit grand-officier d’une nouvelle décoration : le Kyste d’or. Composée d’une simple blague en peau de requin, cette décoration se porte à la ceinture et elle sert à renfermer tous les ustensiles nécessaires, fourneau, tuyau, grains, allumettes japonaises, etc. aux fumeurs d’opium.

Et voilà comment j’ai pu, en Annam, dans notre bel empire Indo-Chinois, assister à la surprenante guérison d’un brave mandarin, grâce à mon quartier-maître et à sa bonne amie qui était la soubrette de l’épouse du dit, suffit.

— Pardon, à l’amende, à l’amende !

— Comment ?

— Dame, c’est pas une mort que tu racontes là, puisqu’il est revenu à la vie, ton mandarin, dit Marius.

— C’est pourtant vrai. Garçon, quatre bouteilles de champagne… Il en est mort 27 ans après, mais je suis beau joueur. Allons, mon vieux Isidore Phétu, à toi de jaspiner et surtout fais honneur à ton ancien capitaine !