Pour lire en automobile/Comment on meurt aux Colonies/12

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XII

Étranges trépas. — Révélations surprenantes des explorateurs. — Sur les bords du Nil. — L’art de se faire trois mille livres de rentes. — Conclusion.

Donc Boucairol — junior, — professeur d’escrime à Marseille, commença en ces termes :

— J’étais parti, il y a longues années déjà, faire un petit voyage d’agrément dans la Haute-Égypte avec un ami, et nous venions justement de visiter la célèbre Île de Philœ, avec ses impérissables monuments et nous nous apprêtions à partir le lendemain faire une chasse sérieuse au lion.

— Comme Tartarin ?

— Non, mon bon, puisque nous étions dans la Haute-Égypte et non pas en Algérie… mais je continue sans écouter les mauvais plaisants. Comme nous ne devions partir que le lendemain matin pour nous enfoncer dans le désert, à la recherche de son roi, il fut décidé que nous prendrions deux Fellahs avec une barque et que nous irions faire une petite partie de chasse aux flamants, sur le Nil.

— Comment peut-on tuer de si jolies bêtes ?

— Je ne les aime pas, moi, ces oiseaux hauts sur patte, parce qu’ils portent un nom du Nord : flamand ; oui, mon bon, et je poursuis. Il y avait déjà bien trois heures que nous naviguions sur le Nil, bleu comme le ciel de ces beaux pays, quand tout à coup mon maladroit de copain, debout dans la barque, tire un coup de fusil qui lui procure un coup de recul, il veut se rattraper, paf ! le voilà à l’eau, nous voulons venir à son secours, mais repaf ! nous voici tous tombés dans le bouillon avec la barque chavirée.

— Vite, gagnons la rive à la nage, crient nos deux Fellahs, en mauvais anglais, car les crocodiles ne vont pas tarder à nous couper en deux et à nous boulotter comme de vulgaires tranches de rosbeef.

Dare dare, nous fendons l’onde, puis crac ! un grand cri, un de nos Fellahs venait d’être happé par un crocodile, puis recrac ! un second grand cri, encore plus épatant que le premier. Cette fois, c’était mon copain qui était absorbé par un gros crocodile, quasiment long comme une baleine.

Impossible de leur porter secours, nous nageons de plus belle ; tout à coup je me sens caresser l’orteil gauche, ô surprise sans seconde, c’était un crocodile qui m’avait manqué et d’un simple coup de dent, m’avait enlevé un cor — pas de chasse — quel pédicure, mes enfants !…

— Tu blagues !

— Jamais de la vie, et nous abordâmes, le dernier ou le second Fellah, comme vous voudrez, et votre serviteur, le long de la rive.

Lorsque je fus un peu séché et remis de mes émotions, je me mis à pleurer comme un veau, en pensant au triste trépas de mon vieux camarade ; mais le Fellah me fit très judicieusement remarquer que ça n’avancerait à rien et que nous ferions mieux de nous cacher pour attendre les deux crocodiles qui, évidemment, allaient venir, après leur repas, digérer et dormir sur le sable et qu’alors il nous serait facile de les tuer à bout portant, pour venger nos compagnons.

— Mais nos cartouches sont mouillées, lui dis-je.

— Eh bien, nous les tûrons à coups de couteaux ; et il sortit victorieusement sa grande navajâ.

En effet, nous nous cachâmes derrière une touffe d’alfa et au bout de cinq minutes les deux crocodiles vinrent se coucher sur le sable pour digérer et s’y endormir.

Tout à coup je fus saisi d’horreur, le corps de mon pauvre ami se moulait tout entier à travers la peau visqueuse de l’horrible saurien et tout à coup une idée géniale me traversa le cerveau, me donnant un courage vraiment surhumain. Tandis que le Fellah s’élançait sur l’autre crocodile endormi et d’un coup net de son couteau lui ouvrait le flanc en deux, moi, je m’élançais sur l’autre, gros comme une baleine, je lui saisissais les deux mâchoires violemment et penchant ma tête dans sa gueule béante, j’appelai vivement mon ami :

— Allons, mon vieux copain, sors donc vite…

Un grand éclat de rire interrompit le narrateur et tous en chœur :

— Mais c’est un monologue célèbre que tu nous racontes là, vieux farceur.

— Je crois bien, c’est moi qui l’ai fait pour raconter cette aventure vraie.

— Et il t’a rapporté beaucoup ?

— Oh oui, assez, trois mille francs de rentes, comme quand on élève des lapins.

— Et pendant longtemps ?

— Pendant huit jours…

Cette fois nous fûmes tous malades de rire devant tant d’esprit qui s’ignore.

Lorsque Boucairol — junior — eut reçu tous les compliments de tous, on allait bientôt arriver à Avignon ; tous les membres du club nautico-agricole de la colonisation pratique de Marseille me firent des adieux touchants, me faisant promettre d’aller bientôt manger une nouvelle bouillabaisse chez Vincent Roubion, le long du chemin de la Corniche, avec la mer si tant bleue et si tant belle, à nos pieds et Marius, attendri, pour résumer ces deux jours, dit :

— Je crois bien que nous venons de faire concurrence aux contes fameux des Mille et une Nuits et si M. Vibert voulait nous en croire, il trouverait bien, rentré dans la capitale, un joli motif de féerie.

Et tout le monde opina chaleureusement.

Je ne sais si je ferai jamais la féerie, mais ce que je sais bien, c’est que je suis revenu ainsi fort gaiment de ma terrible campagne politique pour défendre la République à Alger contre toutes les réactions et que je n’oublîrai jamais le sympathique accueil de mes amis de Marseille…

Le lendemain j’étais à Paris et personne ne pouvait croire comment je n’avais pas laissé mes os dans les mains des antisémites !