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Conte de Noël

Le réveillon en Bretagne. — La vallée de Josaphat. — Coquetterie suprême.

Comme tous les ans, j’étais allé passer la seconde quinzaine de décembre en Bretagne, non loin du Huelgoat-Locmaria, chez mon vieux camarade d’enfance, le baron de Poullaouen, qui vivait là assez retiré, dans le vieux et modeste château quasiment féodal, mais bien détérioré de ses aïeux.

Il avait trouvé le moyen d’écorner encore pas mal le patrimoine maternel, en voulant se livrer dans la contrée à l’exploitation de mines de plomb-argentifères, devenues trop pauvres et trop envahies par les eaux pour pouvoir avoir un rendement rémunérateur, de sorte qu’il vivait de plus en plus renfermé chez lui et passait dans le pays pour fort original.

Au moment précis où je me trouvais chez lui, à la Noël, il y a environ sept ans, il pouvait bien avoir dans les trente-quatre à trente-cinq ans. Grand, droit, bien campé, avec une admirable barbe noire en éventail, il avait l’air et la majesté d’un empereur assyrien et il était vraiment très beau, d’une beauté mâle et douce, tout à la foi, qui subjuguait tous ceux qui l’approchaient.

Et cependant on disait dans le pays qu’il ne voulait pas se marier, qu’il se considérait comme trop pauvre pour demander la main des filles nobles et riches de la Bretagne et trop fier pour demander celle des autres. Et puis l’on savait où l’on croyait savoir qu’il avait des sentiments religieux d’un mysticisme exalté et qu’il n’aimait guère que la chasse et ses chiens.

Il est de fait que les montagnes Noires et les monts d’Arrée n’avaient point de secrets pour lui et qu’il m’attendait chaque hiver avec impatience pour aller y chasser les derniers renards et les quelques sangliers qui pouvaient y avoir été oubliés du temps des Druides.

Donc nous revenions par un temps très dur, assez rare en Bretagne, d’une longue partie de chasse, par une nuit noire, quoiqu’il ne fut pas encore six heures, un vingt-quatre décembre, bien décidés à faire au château, non pas un bon réveillon, mais simplement un bon diner.

Nous rentrâmes donc au château et après un petit bout de toilette nous étions bien attablés devant une immense cheminée où brûlaient gaîment des bûches énormes — des bûches de Noël, — mon ami, le curé du village, qui passait encore pour une belle fourchette, malgré ses soixante ans et deux ou trois jeunes fils des châtelains des environs, camarades du baron de Poullaouen.

Si le repas fut gai, Il est inutile de le dire et au café, tout en fumant sa pipe ou un excellent cigare, chacun se mit à raconter sa petite histoire de Noël. Dans nos pays de traditions et de superstitions religieuses comme la Bretagne, depuis les druides jusqu’à nos jours, ils ne manquent point les contes de Noël et la dernière des paysannes serait en état de vous en dire au moins trois ou quatre, tous plus authentiques et plus terrifiants les uns que les autres. Car il n’y a rien de tel que ces pays de religiosité exaltée pour voir toujours la vie sous ses aspects les plus tristes et les plus tragiques tout à la fois.

Petit à petit, comme il arrive presque toujours entre hommes plus ou moins instruits — et mon ami l’était beaucoup, — la conversation avait touché à tous les sujets et avait fini par devenir tout à la fois mystique et métaphysique.

— Or, disait le baron de Poullaouen, très surexcité, quoiqu’il fut celui de nous tous qui avait le moins bu, mais il pensait à l’anniversaire de la mort de sa mère, qui l’avait laissé jeune encore il y avait une dizaine d’années et qui était justement tombé la veille…

— Or ça je ne demande pas l’avis de mon ami le parisien — et il me désignait du doigt, — qui est un mécréant, mais de vous, l’abbé. Est-ce que vous croyez vraiment à la résurrection générale de tous les hommes, à la fin des temps ?

— Dame, puisque ça nous est enseigné dans les saintes écritures…

— Vous répondez comme un Normand, l’abbé, y croyez-vous vraiment, en votre âme et conscience ?

— J’y crois.

— Et vous croyez à la réunion de toute l’humanité dans la vallée de Josaphat ?

— Certainement.

— Mais il n’y aura pas assez de place pour contenir tout le monde sur les rives du Cédron ?

— C’est peut être une figure et ce sera certainement un miracle opina l’abbé d’un air convaincu ; mais j’y crois, car c’est pour nous, pauvres mortels, une grande consolation de se dire que nous pourrons retrouver là tous ceux que nous avons aimés sur cette terre de larmes…

— C’est justement ce que je me suis dit souvent, répliqua le baron de Poullaouen, les yeux fixés au plafond, du ton vague et perdu d’un homme qui poursuit un rêve lointain, tout éveillé.

— Allons, l’abbé, fis-je en lui versant une bonne rasade de fine champagne et comme onze heures et demie sonnait, le curé prit congé pour aller surveiller les préparatifs de la messe de Minuit.

Les amis partirent, mais comme il neigeait depuis une demi-heure, le baron, tout frissonnant, déclara qu’il n’irait pas à l’église et qu’il allait rester au coin du feu, à me tenir compagnie, en attendant la rentrée de ses gens, auquel il offrait, lui, pour de bon, le traditionnel réveillon, composé de charcuterie, arrosée de quelques pichets de cidre.

Et tranquillement, ayant repris, lui sa pipe et moi la mienne, les pieds devant un beau feu clair, tandis que la neige tombait en rafales au-dehors et que nos chiens, entourant frileusement les hauts landiers ancestraux, nous offraient de chauds tabourets avec leurs croupes assoupies, nous continuâmes la conversation interrompue.

— Ainsi, tu as entendu l’opinion du curé, il croit à la résurrection générale dans la Vallée de Josaphat.

— C’est amusant, seulement, pour s’y reconnaitre, il faudra bien numéroter ses abattis…

— Tu blagues toujours.

— Moi, pas du tout, je trouve ça très poétique.

— C’est une concession, mais si l’on ressuscite, il est probable que ce sera comme l’on était au moment de sa mort ?…

— Évidemment.

— C’est ce que je me dis, ainsi lorsque vous avez perdu votre femme, votre amante, votre fiancée dans tout l’éclat de sa beauté et morte jeune, si vous la retrouvez, vous, mort vieux, laid, ratatiné et cacochyme, elle ne vous reconnaîtra pas, elle se détournera de vous pour l’éternité…

— C’est probable.

Le baron pâlit et devint blanc comme un linge, seuls ses yeux brillaient de fièvre, et soudain je m’écriais :

— Tu as donc aimé ?

— Oui, murmura-t-il, et ma fiancée, pure fille de l’Armorique, belle comme les antiques prêtresses des Druides, aux cheveux et à la serpe d’or, m’a été enlevée par la phtisie impitoyable…

Je compris l’immense douleur de mon ami et je me tus, mais hélas ! ce fut tout et ce sera l’éternel remords de ma vie.

-— Oui, murmura-t-il à demi-voix, je veux rester digne d’elle et il retomba, affalé, dans son fauteuil, la tête pendante sur la poitrine, comme perdu dans sa pensée…

Tout à coup la cloche de la vieille église de Poullaouen se mit à tinter, comme minuit et demi sonnait au grand cartel de la salle à manger ; c’était probablement l’élévation, mais le bruit arrivait comme assourdi et lointain à travers la ouate de la neige qui tombait toujours drue.

Tout à coup, au même moment, comme les sons mourraient dans l’espace opaque, une rafale secoua violemment tout le château, fit vaciller la flamme de la grande lampe suspendue au-dessus de la table de vieux chêne et courber même la flamme du foyer. Les chiens, se redressant à demi sur leurs pattes de devant, tendirent la tête et hurlèrent à la mort en même temps que je voyais le baron de Poullaouen porter vivement le châton de sa bague à ses lèvres…

Je me précipitai, pas un mot, pas un signe, pas un mouvement, le poison de la bague était foudroyant.

Le pauvre cher ami allait enfin pouvoir attendre dans tout l’éclat de son incomparable beauté de statue grecque sa fiancée dans la Vallée de Josaphat, au jour du jugement dernier.

Et quand une demi-heure plus tard le vieux curé du village vint dire les prières d’usage en Bretagne sur le corps d’un trépassé :

— Eh bien, l’abbé, fis-je, avec des sanglots dans la voix, vous avec votre mysticisme et moi avec mon scepticisme et ma blague, nous l’avons tué.

— C’est vrai, murmura le pauvre vieux curé en pleurant. Et malgré moi, mais tout bas cette fois, je ne pus m’empêcher de penser :

— Ça ne fait rien, pour un amoureux, ce pauvre ami avait un rude culot !