Pour lire en automobile/Le Monde sous-marin/02

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II

Au fond des océans. — Population étrange. — La missive révélatrice

Au bout d’une heure quarante-cinq minutes, les traits absolument convulsés par l’émotion, un papier à la main, apparut le capitaine Jacob Laquedem ; mais lorsqu’il fut auprès de son second et qu’il eut fait signe à plusieurs matelots d’approcher, il fut encore un bon moment à agiter fébrilement son papier, sans pouvoir prononcer une parole.

Enfin, petit à petit, reprenant possession de lui-même, il put articuler lentement :

— Eh bien, mes amis, en effet, comme je m’en doutais dès le premier coup d’œil, ces caractères sont bien des caractères moitié hébraïques, moitié syriaques, profondément altérés et modifiés par le temps, mais avec un peu de tâtonnement et pas mal de temps, parce que les voyelles manquent naturellement, puisqu’il s’agit là de la langue primitive, je les ai supposées alternativement et je suis arrivé à la traduction suivante, et vous allez être stupéfaits comme moi :

« Nous sommes de pauvres hommes habitant le fond des mers depuis le fameux déluge de Noë, c’est-à-dire depuis 4900 ans environ.

« Si vous comprenez encore notre vieille langue des patriarches, celle que parlaient Tubalcaïn et Mathusalem, dont nous nous flattons d’avoir conservé les traditions et les mœurs primitives au fond de nos grottes maritimes, ô hommes de la terre, trouvez donc un moyen de causer avec nous.

« Par les naufrages qui nous amènent parfois des caisses de livres, nous sommes arrivés à deviner à peu près vos langues modernes qui dérivent toutes de la nôtre, du reste, et nous sommes à peu près au courant de ce qui se passe à la surface de la terre ; mais nous serions heureux de pouvoir converser avec vous, grâce à vos moyens scientifiques modernes, et de vous conter toute l’histoire d’une partie de vos frères que vous ignorez certainement. »

C’est à peine si le capitaine put articuler les dernières lignes et il est juste d’ajouter que sa bien légitime émotion avait gagné tous les hommes de l’équipage qui l’entouraient.

L’aventure était si extraordinaire et si inattendue qu’elle empoignait fortement ces rudes et primitives imaginations de matelots.

— Eh bien, qu’allez-vous faire, capitaine ? dit le second, formulant ainsi le point d’interrogation qui était sur les lèvres de tout le monde.

— C’est bien simple, attendez, je vais tâcher de rédiger une réponse claire dans cette langue primitive des patriarches, comme ils disent. Heureusement que j’ai failli être rabbin et que je connais l’hébreu à fond ; sans cela nous étions f…

Et Jacob Laquedem alla de nouveau s’enfermer dans sa cabine ; mais il faut croire que l’enfantement de la réponse fut laborieux, car ce n’est que le lendemain matin, après avoir passé une partie de la nuit blanche à travailler et à refaire son brouillon, qu’il put enfin en donner lecture à son second, en traduisant le sens, bien entendu. Voici ce billet laconique :

« Nous sommes heureux à bord de mon navire et moi particulièrement, Jacob Laquedem, capitaine au long cours, commandant de ce navire, en ma qualité d’israëlite, de pouvoir vous comprendre ou vous deviner à peu près et d’entrer ainsi le premier en relation avec les hommes sous-marins qui peuplent le fond des mers.

« Vous trouverez dans la griffe de la sonde, à côté de la boule renfermant cette note, l’embouchure d’un téléphone, un instrument que vous ignorez sans doute. Parlez dedans doucement et très clairement, j’écrirai sous votre dictée et lorsque je serai rentré en France, je traduirai posément votre histoire avec mon vieux camarade Vibert que ces questions intéressent très vivement et nous informerons ensuite le monde de votre existence et de vos révélations, si vous le jugez à propos.

« Toutes les fois que vous entendrez une sonnerie électrique, vous cesserez de parler dans le tuyau et vous placerez votre oreille au lieu de votre bouche au récepteur, car alors c’est moi qui vous parlerai.

« Sur ce, prenez patience et compliments des hommes de la terre aux hommes de la mer, en attendant que je trouve un moyen d’aller vous rendre visite, si jamais les progrès de la science me le permettent.

« En attendant, je vais faire descendre la sonde avec la présente et le téléphone, ce qui va encore constituer une opération aussi longue que délicate. »

— Et bien, mes enfants, voilà le petit poulet que j’envoie à ces marsouins ; est-ce de votre goût ?

— C’est parfait.

— Ça m’en a donné une tablature à écrire ça. Dans mon métier on oublie la littérature… Tiens, ça rime, s’écria-t-il en riant.

Allons vite, que l’on prépare et organise tout pour descendre la sonde, comme il convient, sérieusement, avec les appareils téléphoniques ; et surtout pas de précipitation, pas d’accrocs.

La recommandation était bien inutile, tout l’équipage, tout dévoué naturellement à son capitaine, s’était passionné pour cette étrange affaire. Je passerai sous silence les longues péripéties de la descente de la sonde qui, d’ailleurs, finit par réussir, pour en arriver tout de suite au long et curieux récit que fit le citoyen vivant à 9 429 mètres au fond des mers du Pacifique, tout au fond de la fosse Aldrich, à mon excellent ami, le capitaine Jacob Laquedem.

Comme la voix était claire et la diction parfaite, après s’être fixé le récepteur téléphonique à la tête, pour ne pas être embarrassé, il put transcrire très fidèlement le récit qui lui fut fait.

Nous venons de le retraduire et vérifier tous deux avec un soin extrême et, sans plus de commentaires, tant il est vraiment nouveau et curieux, le voici :