Pour lire en automobile/Le Monde sous-marin/06

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VI

Comment un homme sous-marin est remonté à la surface des eaux. — Précautions à prendre

— Mais je vais éclater, avec l’air comprimé que j’ai entre les deux épaules, en arrivant dans les couches supérieures, où la pression est moindre, s’écria celui que nous appellerons pour la clarté de cette fin de récit, suivant d’ailleurs son véritable nom, Tubalcaïn Souleau.

— Pas le moins du monde, répliqua le capitaine, car nous allons enfermer votre protubérance, contenant l’air qui vous est nécessaire ici, dans une forte calotte d’acier fin, capable de résister à toutes les explosions. Est-ce assez pratique ?

— Pas du tout, mon cher capitaine, car alors l’explosion se produira à l’opposé, à l’intérieur et c’est moi, ma poitrine qui sauterons en bouillie.

— C’est pourtant vrai.

— Vous voyez donc que je suis réduit, comme tous mes compagnons, à ne jamais vous suivre à la surface des eaux et encore moins sur la terre…

— C’est à voir, dis-je à mon tour, et c’est tellement à voir que je vais vous donner la vraie solution.

— Tu blagues, s’écria le brave capitaine Isaac Laquedem.

— Je blague ? écoutez un peu ; vous avez ici fort heureusement d’habiles chirurgiens.

— Pour ça, oui, ponctua avec conviction Tubalcaïn Souleau.

— Eh bien, vous allez vous faire faire entre les deux épaules une légère incision dans laquelle on adaptera un tube en argent et caoutchouc, avec une série convenablement disposée de soupapes automatiques et au fur et à mesure que vous remonterez vers la surface de la mer, vous ou plutôt votre poche d’air se dégonflera petit à petit et vous serez sauvé.

— Dans mes bras s’écria le capitaine, qui m’embrassa fortement, en ajoutant tout bas : mon vieux, tu m’en bouches un coin.

— De la tenue et n’oublie pas qu’un peuple sous-marin t’écoute et te contemple à 10 000 mètres sous les flots en chiffres ronds.

— Pourquoi exagérer ? reprit le terrible capitaine, nous ne sommes qu’à 9 429 mètres 17 centimètres de bassitude !

— Continue, l’Académie va te donner cinq sous.

— Tout ça c’est très joli, interrompit Souleau, mais voilà ma sœur qui est en larmes à l’idée de cette opération et de mon départ. Répondez-vous de ma vie ?

— Que la charmante Fleur de Corail, votre sœur, se console, le chirurgien et moi, répondons de votre existence.

Et l’opération fut exécutée séance tenante : seulement à peine terminée le pauvre Tubalcaïn Souleau poussa encore un grand cri.

— Quoi ?

— Je suis perdu.

— Comment cela ?

— Dame, c’est bien simple : une fois à la surface de la mer, je suis dégonflé…

— Mais vous respirez avec notre air ambiant.

— Parfaitement, mais pour redescendre, ma provision d’air est vidée, je suis fichu. Vous voyez bien que je ne puis vous suivre.

— Si, fis-je avec autorité, car ces tubes d’air comprimé que tu vois à nos pieds, le tutoyant dans mon délire joyeux — voyez Doumer — d’avoir trouvé la solution, nous les mettons aussi à tes pieds quand tu reviendras…

— Et puis ?

— Et puis étant en communication avec ta poche à air comprimé, au fur et à mesure que tu descendras le long du câble, avec une petite pompe pneumatique renversée, tu emmagasineras l’air qu’il te faut, tout comme on charge une bouteille d’eau de Seltz. Est-ce compris ?

— Si bien compris que je suis à vos ordres pour partir quand vous voudrez.

Bientôt la séduisante Fleur de Corail avait séché ses larmes et lentement trois câbles parallèles, après des adieux touchants et force promesses de revenir, nous remontaient le capitaine Isaac Laquedem, Tubalcaïn Souleau et votre serviteur, à la surface de la mer que nous avions quitté depuis près d’une semaine.

Je ne m’attarderai pas sur les péripéties, d’ailleurs peu dramatiques, de notre retour. Il suffit de savoir que nos tubes, comme provision d’air, n’étaient pas à moitié vides et que l’appareil du brave Souleau fonctionnant très bien, il fut tout heureux de ne pas éclater et de respirer librement, comme vous et moi, sur le pont du bateau, avec un peu d’étourdissement au début, comme lorsqu’on a le mal des montagnes.

Après avoir relevé exactement le point où nous nous trouvions, nous filâmes rapidement pour faire voir à Souleau les îles Kermadu et l’archipel des Amis, mais la grosse mer nous empêcha de débarquer, de sorte que le pauvre garçon que nous avions habillé comme nous, pour le soustraire au froid de l’air ambiant et aussi à la curiosité de nos mathurins, disait moitié triste, moitié gai :

— Comme Moïse, je dois me contenter de voir de loin la terre promise ; je dois m’estimer encore heureux, puisque je suis le seul homme de ma race, le seul sous-marin qui ait jamais remonté à la surface des flots, grâce à votre audace tranquille et à votre ingéniosité.

Chose étrange, à son contact j’étais arrivé, me souvenant des leçons de mon père qui, lui-même avait appris l’hébreu du Père La Touche, à le comprendre aussi bien que le capitaine.

Au bout de huit jours, comme il paraissait s’anémier un peu, nous préparâmes sa descente avec les mêmes soins, les mêmes précautions.

Il me remit, en nous quittant, un manuscrit : ses impressions pendant son séjour à bord de notre navire, que je publirai peut-être un jour, quand j’aurai trouvé un éditeur généreux qui voudra bien publier aussi les 173 vues que j’ai rapportées de mon voyage au fond du Pacifique…

Quelques heures plus tard un coup de téléphone et un bout de conversation nous apprenaient que ce brave Tubalcaïn Souleau était heureusement rentré au milieu des siens, à 9 429 mètres de bassitude sous la mer, comme disait le capitaine, par le travers du Pacifique méridional, à l’est des îles Kermadu…

Et maintenant c’est encore les larmes dans les yeux que je pense à cette double et étrange aventure, que je range parmi les meilleures et les plus heureuses de ma vie, déjà longue, hélas !