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Les embaumeurs

I

Les momies. — Une crise industrielle peu commune au pays des pharaons. — Solutions proposées..

Le Journal des Artistes, qui fut une revue d’art très soignée et très belle autrefois, du temps d’Arsène Houssaye et qui fut fondé en prairial, an III — saluez — vient de publier dans un travail technique sur les couleurs, destiné aux peintres, la trop courte note suivante, à propos de la couleur « momie » :

« Si le gouvernement égyptien continue non seulement l’exportation des momies mais celui des débris de momie, il est probable que dans quelques années l’approvisionnement des fabricants consciencieux s’épuisera complètement et il faudra songer ou à composer cette couleur comme cela se pratique déjà sur une large échelle, ou à la supprimer. Et comme de deux maux il faut choisir le moindre, j’estime que cette dernière éventualité est encore la meilleure solution, car la momie ne laissera pas un grand vide sur la palette du peintre. En effet, cette couleur provient bien du broyage de la momie d’Égypte qui, enduite de résine et de bitume de différentes sortes, donne au broyage un ton brun rappelant en moins beau celui du bitume de Judée et possédant les mêmes défauts aussi bien à l’huile qu’à l’aquarelle.

« Le broyage de la momie ne peut que très difficilement être parfait, car, quels que soient les soins apportés à l’épuration on y laisse forcément des portions de bandelettes de toile des petits morceaux d’os, des parties de chair, de cheveux, etc., etc, qui passent sous la molette ou sous les broyeuses sans se désagréger ».

Voilà donc cette pauvre couleur momie qui a fait notre joie pendant tant d’années dans les sombres tableaux de Ribot ou dans les études à la Goya, appelée à disparaître à brève échéance, si nous en croyons les gens bien informés.

C’est déjà quelque chose, mais évidemment, ce n’est pas assez et il convient de rechercher quels sont les moyens pratiques pour lutter contre une pareille catastrophe.

Pour mon compte, je sens parfaitement que je ne suis pas du tout d’humeur à accepter le fait accompli, car enfin, ne perdez pas de vue que le grand artiste qui n’aura plus la couleur momie sous la main, ou plutôt sur la palette, ne pourra pas exécuter un tableau sombre et dramatique comme celui qui représentait un combat de nègres pendant la nuit, au fond d’une cave !

Et puis, en somme, comme tout le monde descend du père Adam et de la mère Ève, suivant la formule populaire, ce qui veut dire que tout le monde est parent de tout le monde, de tout un chacun, beaucoup plus qu’on ne se le figure, depuis le commencement du monde, il est bien certain que nous pouvons reconnaître dans cette célèbre couleur momie, les os pilés, les cheveux écrasés, les dents pulvérisées et les muscles réduits en poussière de nos aïeux.

Ça vous fait courir la petite mort le long de l’épine dorsale, cette pensée, comme disait la divine marquise, et ça n’est pas drôle de se dire qu’il va falloir renoncer à tout jamais à cette joie macabre, surtout lorsque l’on est esthète.

C’est pourquoi j’ai cherché s’il n’y avait pas de remède à cet état de choses aussi lamentable que désastreux et, si je ne m’abuse, après de longues veilles et de non moins laborieuses méditations, je pense avoir enfin trouvé la solution qui seule est capable de ménager à la fois les intérêts de l’industrie très spéciale des fabricants de couleur-momie, les besoins des peintres et le côté quasiment superstitieux et fétichiste de cette passionnante question.

Comme je ne voulais rien laisser à l’imprévu, j’ai commencé par me livrer à une longue et minutieuse enquête auprès des personnes intéressées et par conséquent compétentes. D’abord j’ai interviewé les fabricants de couleur-momie en Égypte même.

Nous sommes descendus au bord du Nil, j’ai pris un crocodile pour sténographe et tous m’ont répondu, avec des larmes dans la voix :

— Monsieur, nous sommes perdus, le stock des momies va être bientôt épuisé, c’est bien une industrie qui disparaît et qu’il faut ajouter dans votre volume sur les industries qui se meurent. Mais c’est la faute aux Anglais.

— Comment cela ?

— Mais certainement, si autrefois, avant le grand usage industriel de la couleur-momie, les Anglais — ces profanateurs mercantiles — n’avaient pas vendu nos momies sacrées, à vil prix, pour en faire de l’engrais, vous entendez bien, de l’engrais, du fumier immonde, nous n’en serions pas là, nous aurions encore un stock de momies capable de nous alimenter pendant plus de cinquante ans !

— Mais il me semble qu’en fait de profanation, vous mêmes…

— Oh, Monsieur, si l’on peut dire ! nos momies transformées en couleur et allant s’immortaliser sur la toile des peintres, en chefs-d’œuvre immortels eux-mêmes, remplissaient là un rôle quasi-divin et la plus noble et la plus haute des missions !…

C’est évident.

J’ai consulté ensuite tous les artistes de l’Europe et des Îles Sandwich — ce qui m’a coûté un long et périlleux voyage — et tous m’ont répondu :

— Que voulez-vous y faire ? nous ne pouvons pourtant pas inventer des momies, nous allons recourir, avec nos fabricants ordinaires, à la couleur-momie-ariificielle, grâce à l’emploi judicieux des sous-produits de la houille.

Eh bien, c’est là ce qui m’indigne et ce qui ne doit pas être, je le dis bien haut, au nom des intérêts supérieurs de l’art ; j’ai trouvé deux solutions : une transitoire et l’autre absolue, et ce sont ces deux solutions que je viens exposer respectueusement aux yeux et à l’intellect des éminents artistes, membres de l’Institut, qui me font l’honneur de me lire hebdomadairement — pardonnez-moi ce néologisme.

Donc la solution transitoire et temporaire, le modeste palliatif, consiste à remplacer les momies d’Égypte, épuisées par celles des nécropoles de l’Amérique du Sud, des Incas, des Indiens du Pérou, du Yucatán, etc.

Elles sont loin d’être d’aussi bonne qualité, aussi résineuses et bitumeuses que celle d’Égypte ; elles sont plus maigres, si j’ose m’exprimer ainsi, plus pâles et ça amènera une légère révolution dans la manière sombre de nos artistes, mais, d’après mes calculs, il y en aura encore pour sept ans, onze mois et treize jours neuf minutes, ce qui n’est vraiment pas à dédaigner.

Ensuite nous arriverons au moyen sérieux et définitif, et je compte sur les années pour préparer l’opinion publique à la résurrection de cette utile industrie, je parle de l’art de momifier son prochain, lorsqu’il a passé l’arme à gauche. C’est beaucoup plus chic que de s’amuser à tout perdre avec cette satanée crémation.

On commencera par momifier les pauvres diables décédés dans les hôpitaux et établissements hospitaliers quelconques et comme ils auront droit, de leur vivant, de vendre leur carcasse momifiée aux industriels fabricants de momies, ce sera un moyen aussi simple qu’ingénieux de laisser quelque argent à sa veuve et à ses pauvres orphelins.

Des compagnies d’assurances pourraient même se charger très honnêtement des diverses formules, opérations et combinaisons de ce genre.

Il ne faut pas oublier que les momies, comme le vin de Bordeaux, gagnent beaucoup en vieillissant ; aussi on pourrait stipuler que le prix ne serait touché par les enfants qu’à leur majorité, et, de la sorte, ils toucheraient une plus forte somme.

J’indique tout cela rapidement, mais il est clair qu’il peut y avoir là pour le pauvre monde toute une série de combinaisons des plus intéressantes.

Et la preuve que je crois à l’efficacité de mon système, c’est que je déclare ici que je suis prêt à vendre ma carcasse et celle de ma concierge à un fabricant de momies sérieux, si j’en trouve un bon prix !

Enfin, suivant ses convictions, on pourrait vendre sa momie pour servir à des tableaux religieux ou à des tableaux libres-penseurs ; les uns la réserveraient pour le paysage, et les autres pour les tableaux de genre.

En vérité, je vous le dis, ce serait tout à fait charmant, lucratif et pratique et là se trouve la vraie, la seule solution pour parer à la disparition des antiques momies de la terre des Pharaons ![1]



  1. On m’affirme que les missionnaires sont ainsi en train de momifier plus de deux millions de cadavres de chinois.

    Toujours pratiques, ces gens-là !