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Un télescope monstre

En Amérique. — Comment la planète Éros est habitée. — Une bien bonne histoire.

Les yankees ne doutent de rien, mais comme ils n’ont peut-être pas encore tout à fait le degré de science de la vieille Europe, il leur arrive parfois de bonnes histoires ; c’est la dernière du genre que j’ai résolu de conter aujourd’hui à mes lecteurs, dans l’intention de leur dilater agréablement la rate.

Donc la riche et puissante université de Harward, aux États-Unis, vient de faire construire avec tout le soin désirable un télescope de 162 pieds de long et un pied et un pouce d’ouverture — du reste dans la république étoilée tout se fait sur un vaste pied et comme elle est étoilée, c’est pourquoi elle consacre des sommes énormes à étudier ses sœurs du ciel.

Comme si ses jolies filles ne lui suffisaient pas !

Ce télescope dont le nom exact est un photo-héliographe, dressé horizontalement, était créé et mis au monde, à grands coups de dollars, tout exprès pour photographier la planète Éros — un joli nom pour une planète !

Tout avait été prévu avec un soin minutieux et — disons-le hautement — vraiment scientifique : l’image d’Éros devait être captée par un miroir, tandis qu’un mouvement d’horlogerie de la plus grande précision devait compenser l’inévitable déplacement, résultat du mouvement terrestre.

Tout ça était bien combiné, n’est-ce pas ?

Le grand jour de l’inauguration ou plutôt la grande nuit arrivée, les savants astronomes attachés à la célèbre université de Harward mirent en branle leur machine, belle, polie et fonctionnant comme un chronomètre et prirent plusieurs images ou photographies d’Éros qui posa à souhait comme une jeune fille bien sage, en passant devant le champ du télescope, impatient de retenir ses charmes.

Malgré toute l’impatience des honorables savants, il fallut encore attendre plusieurs jours pour développer les épreuves et avoir quelque chose de propre.

Toutes étaient admirablement venues et démontraient — Ô prodige ! — que la planète Éros était habitée, car on y distinguait très distinctement, très visiblement, une très grosse bête et une de moindre. importance et chose encore plus curieuse, sur chaque image on retrouvait les deux bêtes, mais dans des poses tout à fait différentes.

La grosseur de ces animaux, un peu flous, mais à quatre pattes, ne laissait pas que de rendre un peu rêveurs nos astronomes ; certains affirmèrent que ça prouvait la jeunesse d’Éros — toujours jeune comme son nom — et que ces bêtes énormes devaient être de colossaux cousins de nos primitifs mastodontes.

Enfin on résolut de prendre de nouvelles photographies d’Éros, mais le temps était mauvais, les nuits sombres, il y avait des nuages ; on dût encore patienter quelques jours. Enfin on put repincer Éros au demi-cercle et obtenir de nouvelles et suprêmes épreuves. Quant aux deux animaux géants, il n’y en avait pas plus trace que dans le creux de ma main.

Cependant l’un des astronomes fit remarquer fort judicieusement qu’il serait sage, avec les procédés très perfectionnés que l’on possède, d’agrandir considérablement les épreuves. On s’y mit dare-dare, et bientôt on se trouva en face de nouvelles et immenses épreuves sur lesquelles on voyait très distinctement une demi-douzaine au moins de petits insectes.

Nouveau prodige ; on courut chercher les entomologistes de l’université, l’un déclara que ce devait être des moustiques, ce qui tendrait à démontrer qu’Éros possède une atmosphère, mais comme l’un paraissait sauter plutôt que voler, il les appela en latin : les moustiques sauteurs d’Éros. Un autre savant en voulant déterminer leur sexe, y perdit la vue.

Enfin comme la chose faisait un bruit énorme dans tout le monde savant des deux Amériques, un vieux professeur de physique, très sceptique et qui ne croyait qu’à la méthode expérimentale, se livra secrètement à une enquête minutieuse et ne tarda pas à démontrer péremptoirement qu’un jeune chat le soir même de la première opération s’était glissé dans le photo-héliographe à la poursuite d’une souris et que c’étaient eux que l’on avait pris tout bonnement pour des habitants d’Éros, cousins éloignés des mastodontes et des mammmonths.

Mais restaient les moustiques sauteurs et avec un supplément d’enquête et de nouvelles épreuves, très agrandies, le même savant ne tarda pas à démontrer qu’il ne s’agissait là, tout simplement, que des puces, ou parasites émis par le chat.

Cependant loin de se déclarer satisfait, un autre zoologiste — entomologiste — précisément le neveu de celui qui avait perdu la vue — poursuivit ses études micrographiques sur les épreuves d’Éros et arriva à prouver qu’il y avait là deux variétés d’insectes bien distinctes. C’est de ce jour que la science sait enfin que le parasite connu sous le nom vulgaire de puce n’est pas le même chez le chat que chez la souris.

Voilà qui prouve que les savants ne perdent jamais leur temps !

Mais ça n’empêche pas que le télescope-photo-héliographe de la célèbre université de Harward a mis longtemps sens-dessus-dessous le monde savant de la République étoilée. Avouez qu’il y avait de quoi ; mais cette idée qu’Éros n’est peut-être pas habitée me laisse tout mélancolique…