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Pour lire en traîneau/54

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LES CROISADES ET LES APACHES

la vie des honnêtes citoyens en danger. — une curieuse explication historique


Les personnes qui me font l’honneur de me lire, savent que je mène depuis longues années déjà une campagne énergique dans la presse pour demander que l’on veuille bien prendre la peine de nous débarrasser des apaches, cambrioleurs, voleurs et autres assassins, en se décidant enfin à appliquer la loi tutélaire de la relégation, seul moyen pratique de sauver la société en péril. Aussi bien c’est dans l’intérêt même de ces honorables chevaliers de la pince-monseigneur et du surin, car à peine sortis de prison, en admettant qu’ils veuillent chercher du travail, personne ne voudrait les employer et fatalement ces condamnés vont incessamment grossir l’armée du crime, tandis que si on les établissait dans le cœur de l’Afrique, dans le Haut Oubanghi ou la Haute Sangha, ou sur les rives du lac Tchad, il faudrait bien qu’ils travaillent pour manger. Et puis le sentiment de la propriété est encore le seul assez puissant au cœur de l’homme pour pouvoir arriver à le régénérer !

Tous les jours la presse est remplie de notes dans le genre de la suivante et il est vraiment temps pour notre sécurité personnelle, pour le bon renom de la France, dans notre propre intérêt, si nous ne voulons pas éloigner les étrangers à jamais des bords fleuris de la Seine, que cet état de choses cesse au plus vite.


Ceci dit, lisez un peu cette note entre mille du même acabit :

« Depuis plusieurs mois, le quartier du Faubourg-Montmartre est devenu un véritable repaire de rôdeurs et de gens sans aveu.

« Nous nous sommes, du reste, déjà fait l’écho, des plaintes que ne cessent de formuler les habitants de ce quartier qui, malgré sa situation centrale, n’est pas beaucoup plus sûr, à certaines heures, que les quartiers les plus excentriques.

« À la suite de ces plaintes, de plus en plus pressantes et de plus en plus nombreuses, une rafle a pourtant été opérée la nuit dernière, dans le Faubourg.

« Douze individus ont été mis en état d’arrestation et envoyés au dépôt.

« C’est quelque chose, mais c’est peu, si l’on songe au nombre, de filles et de vagabonds qui fourmillent dans le quartier.

« Si l’on veut épurer réellement et rendre aux habitants et surtout aux commerçants du faubourg Montmartre toute leur tranquillité, il faut recourir à des mesures plus énergiques, car les moyens de répression dont disposent le commissaire de police du quartier et l’officier de paix de l’arrondissement sont insuffisants.

« Il faut aussi que le parquet ne montre pas à l’égard des individus arrêtés, cet excès de mansuétude dont il use trop souvent, en relâchant, aussitôt que pris, les gens sans aveu qu’on lui envoie.

« Il est absolument intolérable que, dans une grande artère voisine des boulevards, on ne puisse, passé minuit, circuler librement sans risquer d’être grossièrement insulté, parfois dévalisé, quelquefois pis encore.

« Un premier pas a été fait ; il ne faut pas s’arrêter là : si douze individus ont été arrêtés, on peut dire, sans être taxé d’exagération, qu’il en reste, encore des centaines sur la qualité desquelles la police ne peut pas se faire illusion ».

Ab uno disce omnes ! Et comme j’en parlais avec un magistrat des plus distingués et très avisé qui avait débuté lui-même dans un parquet de province, alors que mon père appartenait à la magistrature, il me répondait :

— Mais certainement, vous avez raison ; c’était déjà dans les idées de monsieur votre père autrefois. Mais que voulez-vous, on n’a pas de crédit.

— Comment l’on n’a pas de crédit ! Mais ça coûterait infiniment moins de transporter les récidivistes en Afrique que de les nourrir dans les prisons et que de leur laisser chaque jour accomplir de nouveaux crimes.

Et puis enfin il me semble que la question est mûre et que cette idée n’est pas précisément nouvelle…

— Comment nouvelle ? Mais, cher ami, vous avez si raison, que vous pouvez dire que cette idée de la relégation, de la transportation est vieille comme le monde, qu’elle a toujours constitué une des plus graves préoccupations des gouvernements et sans vouloir remonter aux Romains, tout en restant chez nous, en France, il me semble que nous en sommes un exemple mémorable.

— Comment cela ?

— Mais dans les Croisades tout simplement, dans les huit fameuses Croisades historiques. De même que les fameuses guerres de la Réforme, de la réformation, comme l’on dit aujourd’hui, n’ont jamais été que des guerres purement politiques, où la religion n’était qu’un prétexte, ce qui est surabondamment démontré aujourd’hui, de même les Croisades n’ont jamais été des guerres religieuses, comme un vain peuple s’obstine à le penser.

— Vous commencez à m’intéresser.

— Mais c’est clair, comme dit l’autre. Vous pensez bien que Godefroy de Bouillon — voyez Duval — Louis VII le Jeune et Conrad III, empereur d’Allemagne, Philippe-Auguste et Richard Cœur de Lion, Baudouin, comte de Flandre et Boniface de Montferrat, Jean de Brienne, Frédéric Barberousse, empereur d’Allemagne, — pas le corsaire turc, — aussi bien que Saint Louis en Égypte et à Tunis, se moquaient un peu de la Palestine et des Lieux Saints comme un poisson d’une pomme, ou comme une baleine d’un faux col !

De même que la fameuse croisade contre les Albigeois de Jean de Montfort était purement politique et n’avait aucun prétexte religieux, de même les Croisades en Palestine et autres lieux n’avaient qu’un but dans l’esprit des souverains d’alors : assurer la paix et la tranquillité du royaume ou de l’empire, en organisant, sous le nom de Croisades, un vaste et permanent service de relégation.

— Mais c’est toute une révélation ce que vous dites là.

— Pardon, pas de bêtise, ce n’est pas une révélation, mais simplement une constatation historique, rien de plus, rien de moins.

Vous savez bien que les routes de France et d’Allemagne, à ces époques lointaines, de 1096 à 1270, mettons en chiffres ronds, de l’an 1000 à 1300, étaient rien moins que sûres.

Quels qu’aient été leur nom et l’époque, les jacques, les maillotins, les mauvais garçons, les malandrins, les ribauds, les spadassins, les traîneurs de colichemarde, les dépendeurs d’andouilles et autres, en perpétuelle vadrouille, mettaient à mal les pauvres paysans attachés à la glèbe et jusqu’aux artisans des cités, les ancêtres de ceux qui devaient devenir plus tard des bourgeois !

Et c’est pour les expulser, les déporter et les exporter autant que possible, que les rois de France qui n’étaient pas toujours des imbéciles, avaient créé en leur faveur un vaste et permanent système de relégation, connu dans l’histoire qui aime à créer des légendes, sous le nom de Croisades.

Il fallait bien que les rois se servissent des moyens qu’ils avaient alors sous la main et c’est la religion qui leur servait de prétexte. N’ayant ni force de police, ni gros budget, il fallait bien qu’ils se montrassent ingénieux et voilà comment avec la formidable rocambole des Croisades, ils sont arrivés à débarrasser, pendant des siècles, le sol de la doulce France, de la présence des apaches de l’époque. Êtes-vous convaincu maintenant ?

— Tout à fait ; mais comme nous n’avons plus les Croisades sous la main, il faut bien que nous trouvions autre chose. Aujourd’hui nous avons la relégation dans nos colonies lointaines ou désertes qui manquent de bras encore plus que la Vénus de Milo et il est temps d’y expédier en masse nos apaches, cambrioleurs et autres récidivistes.

— Je n’y contredis pas, mais alors que feraient la magistrature et la police qui perdraient du coup toute leur clientèle ?

— Vous avez dit le mot de la situation !

— Pourquoi manquer de franchise ?