Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie

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Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie
traduit par l’abbé Auger, 1783





PLAIDOYER
POUR
UN CITOYEN
Accusé d’avoir détruit la démocratie.




Lorsqu’on vous débite des discours tels que vous venez d’en entendre, & qu’on vous rappelle vos malheurs passés, je vous trouve fort excusables, Athéniens, d’en vouloir également à tous ceux qui sont restés dans la ville ; mais j’admire les accusateurs qui négligent leurs propres affaires pour s’occuper de celles d’autrui, qui, connoissant les vrais coupables et ceux qui ne le sont pas, ne cherchent qu’à tirer de l’argent, & à vous inspirer les mêmes sentimens à l’égard de tous. S’ils ont eu moins en vue de m’accuser que d’exposer les maux où les Trente ont plongé la république, je leur crois fort peu d’éloquence, puisqu’ils n’ont rapporté que la moindre partie des excès de ces tyrans. S’ils prétendent que j’ai trempé dans leurs crimes, je montrerai que c’est une pure calomnie, & que je suis tel qu’auroit été le meilleur citoyen venu du Pirée s’il fût resté à Athenes. Je vous prie, Athéniens, de ne pas régler vos sentiments sur ceux de vils calomniateurs. Leur office est d’inquiéter des citoyens irréprochables, c’est pour eux le meilleur moyen de s’enrichir ; votre intérêt est de laisser à ces mêmes citoyens tous leurs privileges, assurés que par là vous multiplierez les partisans de la constitution présente. Si donc je puis vous prouver que, loin de vous avoir causé quelque disgrace, j’ai rendu à la république nombre de grands services, que je l’ai secourue & de ma fortune & de ma personne, traitez-moi, je vous conjure, comme il est juste de traiter ceux qui vous ont fait du bien sans vous avoir jamais fait aucun mal.

Une forte preuve, sans contredit, de mon innocence, c’est que si les accusateurs pouvoient me convaincre de quelque délit personnel, ils ne s’arrêteroient pas à me reprocher les excès des Trente, ils ne chercheroient pas à me décrier à cause de ces tyrans, mais ils poursuivroient les Trente eux-mêmes. Au lieu de cela, ils s’imaginent que l’indignation que vous avez conçue contre les oppresseurs d’Athenes est un prétexte suffisant pour perdre des particuliers sans reproche. Mais, parceque des citoyens zélés ont rendu à l’état d’importans services, seroit-il juste d’accorder à d’autres des graces et des honneurs ? ou parceque des hommes durs & superbes l’ont plongé dans des maux affreux, est-ce une raison pour décrier & persécuter des citoyens innocents ? La république a assez d’ennemis, pour lesquels, sans doute, il est utile que chez vous les gens de bien soient en butte à la calomnie.

Je vais essayer de vous apprendre quels sont les citoyens qui doivent naturellement desirer l’oligarchie ou la démocratie : car par-là je vous instruirai en me justifiant moi-même ; & vous verrez que, d’après ma conduite dans l’un et l’autre gouvernement, je ne dois pas être mal intentionné pour le peuple.

Avant tout, posons pour principe, que nul homme par caractere n’est partisan de l’état oligarchique ou démocratique : chacun desire de changer de gouvernement suivant son intérêt ; de sorte qu’il dépend de vous en grande partie qu’il y ait beaucoup d’hommes zélés pour la constitution actuelle. Les événemens passés doivent vous convaincre de ce que je dis. Voyez combien les chefs des deux gouvernemens ont changé de fois. N’est-ce pas après avoir commis envers vous nombre d’excès dont ils craignoient la punition, que Phrynique, Pisandre[1], et les autres qui gouvernoient avec eux, établirent la premiere oligarchie ? plusieurs des Quatre-cents ne sont-ils pas revenus avec les citoyens du Pirée ? Quelques uns de ceux qui avaient chassé les Quatre-cents ne furent-ils pas eux-mêmes du nombre des Trente ? Parmi les citoyens enrôlés pour Eleusis[2], & qui furent assiégés avec ces derniers tyrans, ne s’en trouvoit-il pas qui s’étoient mis en campagne avec vous ? Il est donc évident que c’est moins pour le gouvernement qu’on se dispute que pour des intérêts particuliers. C’est sur ces principes qu’on doit nous examiner ; & la meilleure maniere dont vous puissiez juger d’un citoyen, c’est de considérer comment il s’est conduit sous le regne démocratique, & s’il avoit quelque intérêt à ce qu’il arrivât une révolution.

Pour moi, je pense que tous ceux qui dans la démocratie avoient été diffamés après avoir rendu leurs comptes, qui avoient perdu leurs biens, ou qui étoient tombés dans quelque autre disgrace, devoient faire des vœux pour un autre gouvernement, et se flatter qu’une révolution leur seroit avantageuse. Quant aux particuliers qui ont rendu au peuple de grands services, qui ne lui donnerent jamais aucun sujet de plainte, & que vous devez récompenser plutôt que punir d’après leur conduite, on ne doit pas même écouter les calomnies débitées contre eux, quand même tous nos orateurs politiques les représenteroient comme partisans de l’oligarchie. Or, Athéniens, il ne m’étoit alors survenu aucune disgrace quelconque qui pût me faire désirer de sortir d’embarras, & soupirer après une autre constitution. J’avois été cinq fois commandant de vaisseau ; je m’étois trouvé à quatre batailles navales ; pendant la guerre, j’avois souvent contribué de ma fortune ; j’avois rempli les autres charges avec autant d’ardeur que personne. Toutefois je faisois plus de dépenses qu’on ne pouvoit en exiger à la rigueur, afin que vous eussiez de moi une meilleure opinion, & que si on m’intentoit un jour quelque procès criminel, je plaidasse avec plus d’avantage. J’étois privé du fruit de ces actions dans l’état oligarchique. Car, sans doute, les tyrans ne prétendoient pas récompenser ceux qui avoient fait quelque bien au peuple ; ils distinguoient au contraire, ils élevoient aux honneurs ceux qui vous avoient fait le plus de mal : c’étoit là comme le gage qu’ils recevoient de notre foi.

Ces réflexions doivent vous faire rejeter les discours de mes adversaires, & c’est par les faits mêmes que vous devez juger de la conduite de chacun de nous. Je n’étois pas des Quatre-cents ; ou que celui de mes ennemis qui le voudra paroisse & m’en convainque. On ne prouvera pas non plus que, sous les Trente, je sois entré dans le sénat, ni que j’aie possédé quelque charge. Cependant, si je refusai alors de m’élever aux honneurs quoique je pusse y parvenir, n’est-il pas juste qu’aujourd’hui je sois honoré par mes compatriotes ? & si ceux qui avaient alors la puissance ne me donnerent aucune part dans l’administration, puis-je prouver plus clairement l’imposture de mes accusateurs ?

Examinez encore, Athéniens, le reste de ma conduite. Je me suis tellement comporté dans les infortunes de la patrie, que, si tout le monde eût pensé comme moi, nul de vous n’auroit essuyé aucune disgrâce. On ne m’a vu dans l’oligarchie, traîner qui que ce soit en prison : je n’ai persécuté aucun de mes ennemis, ni même obligé aucun de mes amis. Toutefois cette derniere circonstance n’est pas celle dont je m’applaudis davantage, parceque dans ces temps de trouble il n’était pas facile d’obliger, et que celui qui vouloit nuire le pouvoit sans peine. On ne me vit donc alors ni enregistrer personne par fraude au nombre des Athéniens, ni condamner personne par une sentence judiciaire, ni m’enrichir de vos malheurs. Cependant, si vous avez sujet d’être animés contre les auteurs de vos maux, n’est-il pas naturel que vous regardiez comme de bons citoyens ceux qui ne vous firent aucun mal ? Je crois avoir donné d’assez bons garans de ce que je puis être dans la démocratie. Moi donc qui ne commis aucune faute lorsqu’il m’étoit si facile d’en commettre, à plus forte raison, sans doute, m’efforcerai-je maintenant d’être un citoyen vertueux, persuadé que si je venois à prévariquer, je ne tarderois pas d’en être puni. Mais enfin, & tels seront toujours mes principes, dans l’état oligarchique je n’enviai jamais le bien d’autrui ; dans le démocratique, je prodiguai le mien pour vous avec ardeur. Or il me semble que ce ne sont pas ceux qui ont échappé aux persécutions de l’oligarchie, qui doivent encourir votre haine & votre indignation, mais les persécuteurs du peuple ; il me semble que vous devez regarder comme ennemis non ceux qui ne furent pas exilés, mais ceux qui vous chasserent de votre patrie ; non ceux qui se montrerent jaloux de retenir leur fortune, mais ceux qui ravirent celle des autres ; non ceux qui resterent dans la ville pour leur propre conservation, mais ceux qui prirent part aux affaires avec le dessein formé d’opprimer l’innocence. Si vous vous arrogez l’injuste droit de perdre les citoyens qu’épargnerent les tyrans, que deviendront la plupart de nous ?

Voici une remarque qui mérite aussi quelque attention. Vous savez tous que dans la premiere démocratie, la plupart des chefs de notre ville pilloient ses revenus ; vous en avez vu plusieurs qui trafiquoient de vos privileges, & d’autres qui par leurs calomnies vous faisoient abandonner de vos alliés. Si les Trente n’eussent exercé leur sévérité que contre de tels hommes, vous les reconnoîtriez vous-mêmes pour de bons citoyens ; mais, comme ils sembloient vouloir rendre le peuple responsable des excès qui lui étoient étrangers, une telle injustice vous révoltoit, vous étiez indignés qu’on imputât à toute la ville des crimes qui n’appartenoient qu’à un petit nombre. Craignez donc de tomber dans les mêmes excès que vous blâmez dans vos tyrans, & ne vous imaginez pas que les mêmes traitemens que vous regardiez comme injustes par rapport à vous, puisent être justes par rapport à d’autres. Prenez pour les autres, après votre retour, les sentiments que vous aviez pour vous-mêmes dans votre exil. Par-là, vous étendrez l’union mutuelle, la ville deviendra puissante, & la sagesse de vos démarches causera à vos ennemis de mortels déplaisirs.

Rappellez-vous encore ce qui se passa sous les Trente, & que les fautes de vos tyrans vous rendent plus sages pour la suite. Lorsque vous appreniez que les citoyens de la ville étoient tous d’accord, vous n’aviez que de foibles espérances de retour, convaincus que notre union[3] étoit pour vous dans votre exil ce qu’il y avoit de plus nuisible. Mais, lorsqu’on vous annonçoit que 3000 citoyens s’étoient séparés du plus grand nombre, que plusieurs avoient été chassés ignominieusement d’Athenes, que les Trente étoient divisés, qu’il y avoit plus de citoyens qui favorisoient vos efforts qu’il ne s’en trouvoit qui vous fussent contraires ; alors vous vous attendiez à revenir, et à tirer bientôt vengeance de vos ennemis. La conduite qu’ils tenoient étoit précisément ce que vous souhaitiez davantage ; et c’étoit moins sur les forces des exilés que sur les excès des Trente, que vous fondiez toutes vos espérances. Le passé doit donc vous servir de leçon pour l’avenir, & ceux-là doivent être mis au nombre des plus zélés partisans du peuple, qui, jaloux de voir tous les citoyens parfaitement unis, sont fideles au traité de réconciliation, parce qu’ils pensent que c’est le moyen le plus sûr de conserver la république, & de se venger pleinement des ennemis d’Athenes. Eh ! quelle plus grande mortification pour eux que d’apprendre que nous participons tous au gouvernement, & que nous sommes disposés les uns pour les autres comme si nous n’avions aucun sujet de plainte réciproque. Remarquez enfin que les tyrans exilés n’ont rien plus à cœur que de voir décrier & diffamer un grand nombre de citoyens ; ils esperent qu’ils trouveront dans les particuliers opprimés des hommes qui les secondent. Tout leur desir est donc que les calomniateurs puissent être considérés dans votre ville, et jouir parmi vous du plus grand crédit : les persécutions de la calomnie seroient leur salut.

Il est à propos de vous remettre sous les yeux l’état des affaires après les Quatre-cents ; vous verrez que mes accusateurs vous conseillent ce qui ne vous fut jamais avantageux, & moi ce qui fut toujours utile dans l’un & l’autre gouvernement. Vous savez qu’Epigene, Diophane & Clisthène profiterent comme particuliers des malheurs de la patrie, et que comme hommes publics ils furent les auteurs des plus grands maux. Ils vous persuadoient de condamner une foule de citoyens sans les entendre, confisquant leurs biens, les diffamant, les bannissant, ou les faisant mourir. Telle étoit leur perversité, qu’à prix d’or ils faisoient absoudre les plus coupables, & que traînant devant les juges les plus innocens, ils les faisoient succomber sous l’injustice : ils n’eurent point de repos qu’ils n’eussent jeté le trouble & la dissension dans la ville, & plongé la patrie dans les derniers malheurs, tandis qu’eux-mêmes se virent tout-à-coup dans l’opulence. Vous, au contraire, telles étoient vos dispositions, que vous avez reçu les exilés, rendu leurs droits aux citoyens qui les avaient perdus, & conclu avec les autres un traité d’union scellé du serment. Enfin, vous vous êtes portés plus volontiers à punir les calomniateurs avérés dans la démocratie, que les principaux chefs de l’oligarchie. Et certes vous aviez raison, puisque c’est maintenant une vérité reconnue, que l’injustice des chefs de l’état oligarchique a produit la démocratie, & que la calomnie dans le gouvernement démocratique a établi l’oligarchie à deux différentes reprises. Or, doit-on se servir plusieurs fois des conseils de ceux dont on s’est mal trouvé dès la premiere ?

Faites attention, je vous prie, que parmi les citoyens revenus du Pirée, les plus distingués surtout, ceux qui avoient couru les plus grands périls, & qui vous avoient rendu les plus importants services, exhorterent souvent le peuple à être fidèle au traité & au serment, convaincus que c’étoit la sûreté de l’état populaire, que par-là on inspireroit de la confiance pour le passé aux citoyens qui étoient restés dans la ville, & qu’on assureroit pour toujours le gouvernement actuel à ceux qui étoient venus du Pirée. Vous devez plutôt en croire ces excellens patriotes que nos accusateurs, qui, exilés, durent leur salut à d’autres, & qui, de retour, cherchent à nous perdre par leurs calomnies. Je crois que les particuliers qui resterent dans la ville & qui pensent comme moi, ont fait assez connoître quels citoyens ils sont dans l’oligarchie & dans la démocratie : au lieu qu’on doit s’étonner de ce qu’auroient fait nos adversaires, si on leur eût permis d’être du nombre des Trente, eux qui agissent maintenant comme les Trente dans le sein même de la démocratie, eux qui ont passé rapidement de la pauvreté à la richesse, qui exercent les plus grandes charges sans rendre compte d’aucune, qui ont fait succéder la défiance mutuelle aux sentimens d’union, qui, au lieu de la paix, nous ont apporté la guerre, & qui enfin sont cause que nous sommes devenus suspects aux Grecs.

Auteurs de tous ces maux & d’une infinité d’autres encore, ne différant des Trente que parce qu’ils manifestent dans l’état démocratique les mêmes passions que ces tyrans montroient dans le gouvernement oligarchique, ils s’imaginent néanmoins qu’il doit leur être absolument permis d’étendre leurs persécutions sur qui il leur plaira, comme si tous les autres étoient coupables, & qu’eux seuls se fussent montrés d’excellens patriotes. Ce n’est pas eux qui doivent surprendre, mais vous, Athéniens, si vous croyez jouir de la démocratie lorsque rien ne se fait que par leur volonté, lorsqu’on punit non ceux qui offensent le peuple, mais ceux qui refusent de livrer leur argent. Ils aimeroient mieux, sans doute, ces ames cupides, que, sous leur administration, la ville fût asservie & sans forces, que puissante & libre par le ministère d’autrui. Ils s’imaginent que les périls qu’ils coururent au Pirée, leur donnent une licence absolue, & que ce seroit aux dépens de leur puissance que d’autres, qui vous sauveroient de nouveau, établiroient leur crédit. Ils se sont donc ligués pour empêcher que vous ne puissiez profiter du zele des meilleurs citoyens. Il n’est pas difficile de trouver en eux des sujets de reproche, puisque, loin de se cacher, ils affichent leur méchanceté & leurs intentions perverses, & que d’ailleurs vous êtes témoins vous-mêmes de leurs excès, ou que tout le monde vous en fait le récit. Pour nous, ô Athéniens, quelque persuadés que nous sommes que vous êtes tenus au traité & aux sermens envers tout le monde sans distinction, quand nous vous voyons néanmoins sévir contre les auteurs de vos maux, nous ne pouvons nous empêcher de vous excuser par le souvenir de vos malheurs : mais si dans vos châtimens nous voyons l’innocence confondue avec le crime, vous nous autoriserez tous à soupçonner que vous aspirez à un pouvoir tyrannique.

  1. Thucydide, dans le huitieme livre de son histoire, confirme ce qui est dit ici de Phrynique et de Pisandre, deux des principaux auteurs de la domination des Quatre-cents.
  2. Les trente tyrans, ayant essuyé plusieurs défaites, avoient quitté la ville d’Athènes, & s’étoient renfermés dans Eleusis, où ils furent assiégés. Parmi les citoyens qu’ils avoient enrôlés pour les suivre, il se trouva quelques transfuges du camp de leurs adversaires.
  3. Que notre union. Celui qui parle étoit un de ceux qui étoient restés dans la ville. Voyez pour les faits qui suivent le second livre des histoires grecques de Xénophon.