Précaution/Chapitre XLIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 313-322).



CHAPITRE XLIII.


Connaissez-vous une amitié plus douce que celle de deux frères ?
Cowper.


Le général Denbigh était le plus jeune de trois frères. Ses aînés, Francis et George, n’étaient point encore mariés. La mort d’un cousin avait fait hériter Francis du titre de duc de Derwent, tandis qu’il était encore enfant, et il avait pris la résolution, ainsi que George, de vivre au sein des plaisirs et de l’oisiveté, et de rester garçon.

— Lorsque je mourrai, frère, disait le duc, vous me succéderez, et Frédéric peut travailler à nous donner des héritiers.

Cet arrangement avait été accepté par toutes les parties, et les deux frères aînés avaient atteint l’âge, l’un de cinquante-cinq ans, l’autre de cinquante-six, sans avoir été tentés d’y déroger. Lorsqu’il avait été en âge de s’établir, Frédéric avait épousé une jeune femme noble et riche, et les fruits de cette union étaient les deux prétendants, sans le savoir, à la main d’Isabelle Howell.

Francis Denbigh, le fils aîné du général, était naturellement timide et défiant ; il savait qu’il était d’une laideur presque repoussante. La petite vérole, dont la violence avait encore été augmentée par l’ignorance des médecins qui l’avaient traité, avait laissé sur toute sa figure des traces profondes et ineffaçables. Son frère avait heureusement échappé à cette affreuse maladie, et leur mère détournait ses regards des traits défigurés de son fils aîné, pour les arrêter avec complaisance sur les beaux traits et la superbe carnation de George. La vue de Francis relevant de maladie devait inspirer la pitié ou le dégoût, et malheureusement pour le pauvre enfant, la tendresse maternelle ne fut pas assez puissante pour contrebalancer ce dernier sentiment. George devint le favori de sa mère ; Francis fut compté pour rien. L’effet d’une si injuste préférence fut prompt et ineffaçable ; il influa sur toute l’existence des deux frères.

Francis était doué pour son malheur d’une extrême sensibilité. Il avait plus de vivacité et de pénétration que son frère, mais toutes ses qualités ne servaient qu’à lui faire sentir d’une manière plus aiguë la pointe acérée de la douleur ; et les tendres regards que sa mère ne prodiguait qu’à George se gravaient en traits de feu sur son cœur déchiré.

Les devoirs du général envers son pays l’avaient empêché de veiller lui-même à l’éducation de ses enfants ; mais il se glorifiait d’avoir donné naissance à deux fils.

Au retour d’une expédition lointaine, après deux ans d’absence, il les fit venir du collège pour les embrasser ; ils avaient alors onze et douze ans. Francis était grandi sans en être plus beau ; George avait gagné sous tous les rapports. La défiance que l’aîné avait toujours eue était encore augmentée. Il voyait qu’il n’était le favori de personne, et l’effet de cette pénible conviction se faisait remarquer jusque dans ses manières, qui étaient timides et contraintes. Il aborda son père avec la crainte de ne pas faire sur lui une impression favorable, et son cœur fut pénétré d’une mortelle angoisse en remarquant que son frère avait reçu un accueil plus tendre que lui.

— Lady Margaret, dit le général à sa femme en suivant des yeux les deux enfants qui se levaient de table après le dîner, quel dommage que George ne soit pas l’aîné ! il parerait un duché et même un trône ; Francis n’est bon qu’à faire un ministre de paroisse.

Ce jugement injuste et prématuré fut prononcé assez haut pour être entendu des deux jeunes gens, et il causa la joie la plus vive à celui qu’il flattait. Son père, son cher père l’avait jugé digne d’être roi ; et son père devait être un bon juge, lui disait sa vanité naissante. Dans ce moment, les droits de son frère ne se retracèrent point à sa pensée ; George l’aimait trop pour s’arrêter un seul instant à une pensée qu’il eût su devoir lui faire de la peine, et sa petite fierté était aussi innocente qu’elle était naturelle.

On peut juger de l’effet différent que ces paroles imprudentes produisirent sur l’esprit de Francis. Son orgueil fut mortifié, sa délicatesse alarmée, et son excessive sensibilité fut blessée à un tel point, qu’il résolut de se retirer du monde dès qu’il serait plus grand et d’abandonner son droit d’aînesse à celui que son père avait jugé plus digne que lui de le posséder.

Dès ce moment, Francis conçut l’idée qui le poursuivit sans cesse depuis, que son existence n’était qu’une injustice prolongée envers un frère, et un frère qu’il chérissait tendrement. S’il eût trouvé dans le cœur de ses parents la tendresse qu’il avait droit d’en attendre, et dans ses jeunes compagnons le retour qu’appelait son âme aimante, ses idées sombres et importunes, fruit d’une imagination malade, se seraient dissipés d’elles-mêmes ; mais ses parents l’oubliaient pour ne penser qu’à son frère, et sa tristesse habituelle repoussait ses compagnons de jeux, et engageait à le quitter pour son frère dont la gaieté inaltérable était plus d’accord avec l’insouciance de l’enfance.

Si Francis, dans l’âge des passions, eût rencontré un ami, un guide sûr, qui eût soudé les blessures de son cœur, et l’eût rappelé à ce qu’il devait à son pays et à sa naissance, il serait devenu un membre utile de la société, et aurait peut-être illustré son nom et sa patrie ; mais il resta seul, livré aux sombres méditations d’un cœur ulcéré. Dans la position où il se trouvait, ses guides naturels étaient les plus grands ennemis de son repos ; et les jeunes gens quittèrent le collège pour l’université, l’un devenant de jour en jour plus séduisant, l’autre de jour en jour plus concentré en lui-même et plus malheureux.

Il n’est peut-être rien de plus funeste que la prédilection qu’un père a pour l’un de ses enfants au détriment des autres ; il a beau chercher à la cacher à tous les yeux, ce sentiment perce malgré lui, et se manifeste jusque dans ses moindres actions. L’enfant qui se voit négligé s’en est bientôt aperçu : l’amour est si clairvoyant ! Il se méfie alors des caresses de son père, il sent qu’il n’a plus la même place dans son cœur ; et c’est au milieu des angoisses qu’il éprouve que doit se former son caractère, ce caractère qui aura tant d’influence sur toute sa vie, et qui le suivra jusqu’au tombeau.

Avec la disposition d’esprit de Francis Denbigh, les conséquences étaient doublement funestes. Doué d’une extrême sensibilité, il eût fallu lui témoigner de la douceur, de l’affection ; il ne trouvait partout que froideur et qu’indifférence. George seul faisait exception ; il aimait son frère, mais encore, plein d’enjouement et de gaieté, avait-il peine à supporter sa mélancolie et son abattement continuel.

Francis se trouvait seul au milieu de la foule des étudiants, et son unique plaisir était de faire des vers et de les chanter. Il avait cette voix douce et suave qui était particulière à sa famille, comme nous avons déjà eu plus d’une fois occasion de le remarquer. Lorsque le soir, assis à sa fenêtre, il se mettait à chanter les vers qu’il avait composés le matin, la foule se rassemblait souvent pour écouter des accents aussi mélodieux que mélancoliques. Ses essais poétiques portaient l’empreinte de son caractère ; ils avaient quelque chose de triste, de vague et en même temps de religieux.

George se plaisait à se mêler aux auditeurs charmés qui se rassemblaient sous les fenêtres de son frère, et lorsqu’il entendait sa voix douce et plaintive, son cœur ému volait vers celui du pauvre Francis. Mais George était trop jeune, trop léger, pour deviner le sentiment qui blessait ce cœur trop tendre, ou pour chercher à le vaincre. C’eût été le devoir de ses parents, mais le monde et les occupations que lui donnait son grade prenaient tout le temps du père ; tandis que la mode, la dissipation et les parties de plaisir, venaient distraire la mère de toute idée sérieuse. Lorsqu’ils pensaient à leurs enfants, ils écartaient bientôt le souvenir pénible de Francis, pour ne s’occuper que de leur favori.

George Denbigh avait un cœur franc et ouvert ; il était généreux jusqu’à la prodigalité et confiant jusqu’à l’imprudence ; on peut juger d’après ce portrait que, malgré l’argent qu’il obtenait sans cesse de la faiblesse de sa mère, il manquait souvent des moyens d’exercer sa libéralité. La fortune du général, quoique belle, suffisait à peine à ses dépenses ; il devait être duc un jour, et il ne voulait pas que son état de maison déshonorât sa dignité future : en conséquence, il avait résolu d’habituer ses fils à une économie bien entendue, et ils recevaient une pension fixe et égale.

Le vieux duc avait offert de faire élever son héritier sous ses yeux ; mais lady Margaret avait trouvé, pour refuser, un prétexte ingénieux dont le monde avait fait honneur à son amour maternel, quoique, s’il eût été question de George, toutes ses objections eussent cédé au désir d’assurer la fortune de ce fils chéri, et de satisfaire son goût pour la dépense. De tels exemples ne sont pas rares : lorsque des parents prévenus ont décidé qu’un de leurs enfants manque d’esprit ou de jugement, ils ne peuvent souffrir qu’un tiers impartial vienne s’entremettre entre eux et l’innocent objet de leur censure, de crainte qu’un œil clairvoyant ne découvre leur erreur ou leur injustice.

La profusion imprudente de George le laissait souvent sans argent. Un jour qu’il venait de voir disparaître sa dernière guinée, il fut entraîné à une table de jeu par un de ses camarades qui connaissait sa confiance et qui avait résolu d’en profiter. En peu de temps il perdit quarante guinées sur parole. Comment sortir d’un tel embarras ? deux mois devaient encore s’écouler avant qu’il reçût le premier quartier de sa pension. Souvent il avait obtenu de sa mère de petites sommes, soit pour ajouter quelque chose à sa toilette, soit pour satisfaire quelque autre fantaisie ; mais quarante guinées ! où les trouver ? Sa fierté et sa franchise naturelle s’opposaient également à ce qu’il cachât la manière dont il les avait perdues, s’il avait recours à ses parents. Sa situation était affreuse, sa conscience lui faisait de continuels reproches, et il en craignait encore de plus amers et d’aussi mérites. Combien de fois n’avait-il pas été témoin de la violente colère où sa mère se mettait contre Francis, pour des fautes que George trouvait bien légères ! et que n’avait-il pas à craindre s’il risquait un pareil aveu !

Ne sachant à quoi se résoudre, George entra dans la chambre de son frère, et, se jetant sur une chaise, il cacha sa figure dans ses mains, et resta plongé dans ses tristes rêveries.

— George ! lui dit son frère avec douceur, qui peut vous affliger ? Ne puis-je vous consoler ?

— Oh ! non…, non, Francis, cela est tout à fait hors de votre pouvoir.

— Peut-être vous trompez-vous, cher frère ; ayez un peu de confiance en moi, reprit Francis en cherchant à prendre une de ses mains dans les siennes.

— Non…, cela est impossible…, dit George. Et, s’élançant de sa chaise avec un mouvement de désespoir, il s’écria : — Et je vis ! et je puis mourir !

— Mourir ! s’écria Francis en reculant d’horreur ; que voulez-vous dire par un tel langage ? Ah ! George, ne suis-je plus votre frère, votre frère et votre meilleur ami ?

Le pauvre Francis pensait que si George n’était plus son ami, le monde entier ne renfermerait plus un cœur qui battît à l’unisson du sien. Ses joues se couvrirent d’une pâleur mortelle, et des larmes d’angoisse sortirent de ses yeux.

George ne put résister à un appel aussi touchant ; il se jeta dans les bras de son frère, et lui confia l’embarras où il se trouvait. Non-seulement il fallait qu’il trouvât de suite les quarante guinées qu’il devait à son dangereux compagnon, mais il ne lui restait rien pour vivre jusqu’à ce qu’il eût reçu le prochain quartier de sa pension.

Francis réfléchit un moment ; enfin il demanda à son frère :

— Combien vous faudrait-il pour attendre ce terme ?

— Oh ! il me faudrait au moins quarante guinées encore, ou autant vaudrait ne pas vivre du tout. — George était habitué à n’estimer de la vie que ses plaisirs.

Après quelques moments d’hésitation, Francis se tourna vers lui, et lui dit :

— Mais dans les circonstances présentes ne pourriez-vous vous contenter de moins ?

— De moins… ! c’est impossible, s’écria George avec véhémence : à peine cela me suffirait-il. Si lady Margaret ne nous envoyait de temps en temps quelques guinées, nous serions souvent fort embarrassés. Ne trouvez-vous pas, Francis, que ces attentions maternelles arrivent toujours fort à propos ?

— Je le crois, répondit son frère d’un air embarrassé et en soupirant.

— Vous le croyez ! s’écria George en voyant le trouble de Francis. Ne recevez-vous pas comme moi des preuves réitérées de la tendresse de notre mère ?

Francis ne répondit rien, mais sa pâleur et son silence instruisirent George de la vérité. — Cher frère, s’écria-t-il, à l’avenir je ne recevrai pas un schelling que vous ne le partagiez avec moi ; je l’exige de votre amitié.

— Eh bien ! reprit Francis avec un triste sourire, j’y consens, c’est un marché conclu, et je vais faire pour vous ce qu’à l’avenir vous ferez pour moi.

Sans attendre la réponse de son frère, Francis courut dans la chambre voisine, et en revint avec la somme dont George avait besoin. Celui-ci refusa d’abord de la prendre, mais Francis l’exigea : c’était le fruit de ses épargnes, et il lui restait assez d’argent pour contenter la simplicité de ses goûts jusqu’au terme prochain.

— D’ailleurs, cher frère, vous oubliez que maintenant nos intérêts sont communs, et qu’en définitive c’est moi qui gagnerai à cet arrangement. Les vives instances de son frère et la nécessité forcèrent George à céder, et il quitta Francis pénétré de reconnaissance.

Plusieurs semaines se passèrent sans qu’ils fissent la moindre allusion à ce sujet désagréable, qui eut au moins le résultat heureux de rendre George un peu plus prudent, et de le ramener à des études que le goût des plaisirs lui faisait négliger.

Les deux frères reprirent avec plus d’ardeur que jamais leurs occupations ordinaires, et George acquit avec la plus heureuse facilité ces talents superficiels auxquels on attache tant de prix dans le monde. Il devenait de jour en jour plus aimable et plus séduisant. Le pauvre Francis faisait tous ses efforts pour l’imiter ; mais il semblait au contraire s’éloigner toujours davantage du but qu’il voulait atteindre.

Le général Denbigh avait conservé une apparence d’impartialité dans l’éducation de ses fils ; il les avait mis au même collège, il leur faisait la même pension : était-ce sa faute s’ils ne faisaient pas les mêmes progrès ?

Le duc, sortant quelquefois de sa léthargie, faisait au père de vives remontrances. Il ne concevait pas que son futur héritier se laissât ainsi surpasser par son jeune frère, et il accusait ses parents de ne pas donner le moindre soin à son éducation. Le général lui exposait alors superficiellement le système qu’il s’était tracé : ses deux fils lui coûtaient le même argent, et si Francis ne profitait pas des leçons qui leur étaient données à tous deux, il ne fallait en accuser que son peu d’intelligence et son esprit borné.

Non, ce n’était pas son intelligence, c’était l’aveugle partialité de ses parents qu’il fallait en accuser : autrement cette âme noble et généreuse se serait développée ; elle était susceptible des plus heureuses inspirations ; mais la froideur, l’indifférence de tout ce qui l’entourait l’avait comme glacée, et elle faisait de vains efforts pour sortir de la sphère étroite dans laquelle elle se trouvait circonscrite. Oh ! si Francis eût obtenu les mêmes encouragements que son frère, s’il eût été aimé comme lui, quel essor il aurait pris en un instant ! comme ses facultés engourdies se seraient réveillées tout à coup ! Il ne fallait qu’une étincelle pour allumer le feu divin qui couvait secrètement dans son cœur ; mais, hélas ! tout semblait au contraire conspirer pour l’étouffer.

L’époque approchait où George s’attendait à recevoir quelque présent de sa mère ; son espoir ne fut pas trompé, et, le cœur rempli de joie, il courut à la chambre de Francis, résolu de lui faire accepter de gré ou de force les vingt guinées qui venaient de lui être envoyées.

En ouvrant précipitamment la porte, il vit que son frère s’efforçait de cacher quelque chose derrière ses livres. C’était l’heure du déjeuner, et George avait le projet de surprendre son frère en venant partager avec lui son modeste repas. Ils dînaient tous les jours ensemble, mais ils avaient coutume de déjeuner chacun dans leur chambre. George regarda autour de lui, il ne vit pas de couvert mis ni de table préparée.

Il commença à soupçonner la vérité ; il écarta les livres… ; un morceau de pain et un verre d’eau frappèrent ses yeux. Il ne pouvait plus lui rester aucun doute.

— Francis ! mon frère ! voilà donc où vous a réduit ma folle extravagance ! s’écria-t-il en éprouvant une émotion telle qu’il n’en avait jamais ressenti. Francis voulut chercher quelque défaite ; mais l’amour qu’il avait toujours eu pour la vérité lui enchaîna la langue, et, penchant la tête sur l’épaule de George, il lui dit avec affection : — Ce n’est rien, mon frère, auprès de ce que je voudrais faire pour vous.

George éprouva le remords le plus cuisant, et, trop généreux pour cacher plus longtemps sa faute, il écrivit à lady Margaret le récit détaillé de toute cette aventure.

Pendant quelques jours Francis fut un nouvel être. Il avait agi noblement ; sa conscience approuvait sa conduite ; il sentait qu’il pouvait se rendre utile aussi bien que son frère, qui, dès ce moment, s’attacha davantage à lui, et sut mieux apprécier son caractère.

Les regards de Francis pouvaient alors rencontrer ceux de George avec assurance ; ils y trouvaient l’expression d’une amitié fraternelle. Sa mélancolie se dissipa en partie, et parfois un sourire venait embellir ses lèvres.

La réponse de lady Margaret à George arrêta tout à coup cet heureux essor, et l’âme de Francis se replia sur elle-même avec encore plus d’humilité qu’auparavant.

« Je suis surprise, mon fils, que vous ayez pu, sans égard pour la famille à laquelle vous appartenez, vous oublier au point de fréquenter ces maisons de jeu qu’on ne devrait pas souffrir dans le voisinage des universités. Lorsque vous serez dans le monde, que vous preniez part quelquefois à un jeu modéré, j’y consens ; c’est un amusement que votre père et moi nous nous permettons nous-mêmes sans scrupule, mais jamais en mauvaise compagnie. Les gens que vous hantez sont du plus bas étage ; c’est, mon fils, permettez-moi de vous le dire, le rebut de la société. Qu’en résulte-t-il ? c’est que vous êtes leur dupe, que vous le serez toujours, tant que vous ne choisirez pas des compagnons plus dignes de vous et du nom illustre que vous portez.

Quant à Francis, je ne puis m’empêcher de blâmer sous tous les rapports ce qu’il a fait. Il aurait dû, lui qui est votre aîné d’un an, vous empêcher de former de pareilles liaisons ; il aurait dû surtout m’apprendre sur-le-champ la perte que vous aviez faite, au lieu de blesser votre orgueil en vous exposant à l’humiliation de recevoir de l’argent d’un frère qui est presque de votre âge, et de compromettre sa santé en vivant, comme vous me l’écrivez, de pain et d’eau pendant plus d’un mois. Dites-lui que le général et moi nous sommes très-mécontents ; nous ne saurions approuver une semblable conduite, et nous finirons par vous séparer, puisque vous êtes de connivence pour faire des folies. »

George, dans un mouvement d’indignation, porta la lettre à son frère, et les réflexions qu’elle suggéra à Francis furent terribles.

Dans le premier moment il voulut se tuer, afin d’écarter ainsi l’obstacle que son existence apportait à l’avancement de son frère plus favorisé ; et, sans les preuves multipliées d’attachement que George lui donna, peut-être aurait-il eu recours, en dernier ressort, à l’expédient que lui suggérait le désespoir.

Au sortir de l’université les deux jeunes gens se séparèrent : l’un partit pour l’armée, l’autre alla habiter le château de son oncle. George obtint un brevet de capitaine, et c’était l’officier le plus franc, le plus gai, le plus aimable de son régiment. Francis arpentait du matin au soir les vastes domaines dont il devait hériter un jour. Plus misanthrope que jamais, il se haïssait lui-même, et sa présence seule pesait à tous ceux qui l’entouraient.

Voilà pourtant où l’avait réduit cette partialité injuste dont les funestes conséquences se font sentir plus ou moins vite, et ne manquent jamais de causer aux parents d’amers, mais de trop tardifs regrets.