Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 1

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Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 153-161).


PRÉCIS
DU
SIÈCLE DE LOUIS XV




CHAPITRE I.

TABLEAU DE L’EUROPE APRÈS LA MORT DE LOUIS XIV.


Nous avons donné avec quelque étendue une idée du siècle de Louis XIV, siècle des grands hommes, des beaux-arts et de la politesse : il fut marqué, il est vrai, comme tous les autres, par des calamités publiques et particulières, inséparables de la nature humaine ; mais tout ce qui peut consoler les hommes dans la misère de leur condition faible et périssable semble avoir été prodigué dans ce siècle. Il faut voir maintenant ce qui suivit ce règne, orageux dans son commencement, brillant du plus grand éclat pendant cinquante années, mêlé ensuite de grandes adversités et de quelque bonheur, et finissant dans une tristesse assez sombre, après avoir commencé dans des factions turbulentes,

Louis XV était un enfant orphelin. (Septembre 1715) Il eût été trop long, trop difficile et trop dangereux, d’assembler les états généraux pour régler les prétentions à la régence. Le parlement de Paris l’avait déjà donnée à deux reines[1] : il la donna au duc d’Orléans. Il avait cassé le testament de Louis XIII : il cassa celui de Louis XIV[2]. Philippe, duc d’Orléans, petit-fils de France, fut déclaré maître absolu par ce même parlement qu’il envoya bientôt après en exil[3]

(1715) pour mieux sentir par quelle fatalité aveugle les affaires de ce monde sont gouvernées, il faut remarquer que l’empire ottoman, qui avait pu attaquer l’empire d’Allemagne pendant la longue guerre de 1701, attendit la conclusion totale de la paix générale, pour faire la guerre contre les chrétiens. Les Turcs s’emparèrent aisément en 1715 du Péloponnèse que le célèbre Morosini, surnommé le Péloponésiaque, avait pris sur eux vers la fin du xviie siècle, et qui était resté aux Vénitiens par la paix de Carlowitz. L’empereur, garant de cette paix, fut obligé de se déclarer contre les Turcs. Le prince Eugène, qui les avait déjà battus autrefois à Zenta, passa le Danube, et livra bataille près de Pétervaradin, au grand visir Ali, favori du sultan Achemet III, et remporta la victoire la plus signalée.

Quoique les détails n’entrent point dans un plan général, on ne peut s’empêcher de rapporter ici l’action d’un Français célèbre par ses aventures singulières. Un comte de Bonneval, qui avait quitté le service de France sur quelques mécontentements du ministère, major général alors sous le prince Eugène, se trouva dans cette bataille entouré d’un corps nombreux de janissaires ; il n’avait auprès de lui que deux cents soldats de son régiment ; il résista une heure entière, et, ayant été abattu d’un coup de lance, dix soldats qui lui restaient le portèrent à l’armée victorieuse. Ce même homme, proscrit en France, vint ensuite se marier publiquement à Paris ; et, quelques années après, il alla prendre le turban à Constantinople, où il est mort bacha.

Le grand-vizir Ali fut blessé à mort dans la bataille. Les mœurs turques n’étaient pas encore adoucies ; ce vizir, avant d’expirer, fit massacrer un général de l’empereur qui était son prisonnier[4].

(1717) L’année d’après, le prince Eugène assiégea Belgrade, dans laquelle il y avait près de quinze mille hommes de garnison : il se vit lui-même assiégé par une armée innombrable de Turcs, qui avançaient contre son camp, et qui l’environnèrent de tranchées ; il était précisément dans la situation où se trouva César en assiégeant Alexie[5] ; il s’en tira comme lui : il battit les ennemis et prit la ville ; toute son armée devait périr ; mais la discipline militaire triompha de la force et du nombre.

(1718) Ce prince mit le comble à sa gloire par la paix de Passarovitz, qui donna Belgrade et Témesvar à l’empereur ; mais les Vénitiens, pour qui on avait fait la guerre, furent abandonnés et perdirent la Grèce sans retour,

La face des affaires ne changeait pas moins entre les princes chrétiens. L’intelligence et l’union de la France et de l’Espagne, qu’on avait tant redoutée, et qui avait alarmé tant d’États, fut rompue dès que Louis XIV eut les yeux fermés. Le duc d’Orléans, régent de France, quoique irréprochable sur les soins de la conservation de son pupille, se conduisit comme s’il eût dû lui succéder. Il s’unit étroitement avec l’Angleterre, réputée l’ennemie naturelle de la France, et rompit ouvertement avec la branche de Bourbon qui régnait à Madrid ; et Philippe V, qui avait renoncé à la couronne de France par la paix, excita, ou plutôt prêta son nom pour exciter des séditions en France, qui devaient lui donner la régence d’un pays où il ne pouvait régner. Ainsi, après la mort de Louis XIV, toutes les vues, toutes les négociations, toute la politique changèrent dans sa famille et chez tous les princes.

Le cardinal Albéroni, premier ministre d’Espagne, se mit en tête de bouleverser l’Europe, et fut sur le point d’en venir à bout. Il avait en peu d’années rétabli les finances et les forces de la monarchie espagnole ; il forma le projet d’y réunir la Sardaigne, qui était alors à l’empereur, et la Sicile, dont les ducs de Savoie étaient en possession depuis la paix d’Utrecht. Il allait changer la constitution de l’Angleterre pour l’empêcher de s’opposer à ses desseins ; et, dans la même vue, il était prêt d’exciter en France une guerre civile. Il négociait à la fois avec la Porte-Ottomane, avec le czar Pierre Le Grand, et avec Charles XII. Il était prêt d’engager les Turcs à renouveler la guerre contre l’empereur ; et Charles XII, réuni avec le czar, devait mener lui-même le prétendant en Angleterre, et le rétablir sur le trône de ses pères.

Le cardinal, en même temps, soulevait la Bretagne en France, et déjà il faisait filer secrètement dans le royaume quelques troupes déguisées en faux-sauniers, conduites par un nommé Colineri, qui devait se joindre aux révoltés. La conspiration de la duchesse du Maine, du cardinal de Polignac, et de tant d’autres, était prête d’éclater ; le dessein était d’enlever, si l’on pouvait, le duc d’Orléans, de lui ôter la régence, et de la donner au roi d’Espagne Philippe V[6]. Ainsi le cardinal Albéroni, autrefois curé de village auprès de Parme, allait être à la fois premier ministre d’Espagne et de France, et donnait à l’Europe entière une face nouvelle.

La fortune fit évanouir tous ces vastes projets ; une simple courtisane découvrit à Paris la conspiration, qui devint inutile dès qu’elle fut connue. Cette affaire mérite un détail qui fera voir comment les plus faibles ressorts font souvent les grandes destinées[7].

Le prince de Cellamare, ambassadeur d’Espagne à Paris, conduisait toute cette intrigue. Il avait avec lui le jeune abbé de Porto-Carrero, qui faisait son apprentissage de politique et de plaisir. Une femme publique, nommée Fillon, auparavant fille de joie du plus bas étage, devenue une entremetteuse distinguée, fournissait des filles à ce jeune homme. Elle avait longtemps servi l’abbé Dubois, alors secrétaire d’État pour les affaires étrangères, depuis cardinal et premier ministre. Il employa la Fillon dans son nouveau département. Celle-ci fit agir une fille fort adroite, qui vola des papiers importants[8] avec quelques billets de banque dans les poches de l’abbé Carrero, au moment de ces distractions où personne ne pense à ses poches. Les billets de banque lui demeurèrent, les lettres furent portées au duc d’Orléans ; elles donnèrent assez de lumières pour faire connaître la conspiration, mais non assez pour en découvrir tout le plan.

L’abbé Porto-Carrero, ayant vu ses papiers disparaître et ne retrouvant plus la fille, partit sur-le-champ pour l’Espagne : on courut après lui ; on l’arrêta près de Poitiers. Le plan de la conspiration fut trouvé dans sa valise avec les lettres du prince de Cellamare. Il s’agissait de faire révolter une partie du royaume et d’exciter une guerre civile ; et, ce qui est très-remarquable, l’ambassadeur, qui ne parle que de mettre le feu aux poudres, et de faire jouer les mines, parle aussi de la miséricorde divine ; et à qui en parlait-il ? au cardinal Albéroni, homme aussi pénétré de la miséricorde divine[9] que le cardinal Dubois son émule.

Albéroni, dans le même temps qu’il voulait bouleverser la France, voulait mettre le prétendant, fils du roi Jacques, sur le trône d’Angleterre par les mains de Charles XII. Ce héros imprudent fut tué en Norvège[10] et Albéroni ne fut point découragé. Une partie des projets de ce cardinal commençait déjà à s’effectuer, tant il avait préparé de ressorts. La flotte qu’il avait armée descendit en Sardaigne dès l’année 1717, et la réduisit en peu de jours sous l’obéissance de l’Espagne ; bientôt après elle s’empara de presque toute la Sicile en 1718.

Mais Albéroni n’ayant pu réussir, ni à empêcher les Turcs de consommer leur paix avec l’empereur Charles VI, ni à susciter des guerres civiles en France et en Angleterre, vit à la fois l’empereur, le régent de France, et le roi Georges Ier, réunis contre lui.

Le régent de France fit la guerre à l’Espagne de concert avec les Anglais, de sorte que la première guerre entreprise par Louis XV fut contre son oncle, que Louis XIV avait établi au prix de tant de sang ; c’était en effet une guerre civile[11], que le jeune roi de France fit sans le savoir.

Le roi d’Espagne avait eu soin de faire peindre les trois fleurs de lys sur tous les drapeaux de son armée. Le même maréchal de Berwick, qui lui avait gagné des batailles pour affermir son trône, commandait l’armée française. Le duc de Liria, son fils, était officier général dans l’armée espagnole. Le père exhorta le fils, par une lettre pathétique, à bien faire son devoir contre lui-même. L’abbé Dubois[12], depuis cardinal, enfant de la fortune comme Albéroni, et aussi singulier que lui par son caractère, dirigea toute cette entreprise. Lamotte-Houdard, de l’Académie française, composa le manifeste, qui ne fut signé de personne.

Une flotte anglaise battit celle d’Espagne auprès de Messine ; et alors, tous les projets du cardinal d’Albéroni étant déconcertés, ce ministre, regardé six mois auparavant comme le plus grand homme d’État, ne passa plus alors que pour un téméraire et un brouillon. Le duc d’Orléans ne voulut donner la paix à Philippe V qu’à condition qu’il renverrait son ministre : il fut livré par le roi d’Espagne aux troupes françaises[13], qui le conduisirent sur les frontières d’Italie[14]. Ce même homme étant depuis légat à Bologne, et ne pouvant plus entreprendre de bouleverser des royaumes, occupa son loisir à tenter de détruire la république de Saint-Marin. (1720) Cependant il résulta de tous ses grands desseins qu’on s’accorda à donner la Sicile à l’empereur Charles VI, et la Sardaigne aux ducs de Savoie, qui l’ont toujours possédée depuis ce temps, et qui prennent le titre de rois de Sardaigne ; mais la maison d’Autriche a perdu depuis la Sicile.

Ces événements publics sont assez connus ; mais ce qui ne l’est pas, et qui est très-vrai, c’est que, quand le régent voulut mettre pour condition de la paix qu’il marierait sa fille, Mlle de Montpensier, au prince des Asturies, don Louis, et qu’on donnerait l’infante d’Espagne[15] au roi de France, il ne put y parvenir qu’en gagnant le jésuite Daubenton, confesseur de Philippe V. Ce jésuite détermina le roi d’Espagne à ce double mariage ; mais ce fut à condition que le duc d’Orléans, qui s’était déclaré contre les jésuites, en deviendrait le protecteur, et qu’il ferait enregistrer la constitution : il le promit, et tint parole. Ce sont là souvent les secrets ressorts des grands changements dans l’État et dans l’Église. L’abbé Dubois, désigné archevêque de Cambrai, conduisit seul cette affaire, et ce fut ce qui lui valut le cardinalat. Il fit enregistrer la bulle purement et simplement, comme on l’a déjà dit[16], par le grand conseil, ou plutôt malgré le grand conseil, par les princes du sang, les ducs et pairs, les maréchaux de France, les conseillers d’État et les maîtres des requêtes, et surtout par le chancelier D’Aguesseau lui-même, qui avait été si longtemps contraire à cette acceptation. D’Aguesseau, par cette faiblesse, se déshonorait aux yeux des citoyens, mais non pas des politiques. L’abbé Dubois obtint même une rétractation du cardinal de Noailles. Le régent de France, dans cette intrigue, se trouva lié quelque temps par les mêmes intérêts avec le jésuite Daubenton.

Philippe V commençait à être attaqué d’une mélancolie qui, jointe à sa dévotion, le portait à renoncer aux embarras du trône, et à le résigner à son fils aîné don Louis ; projet qu’en effet il exécuta depuis en 1724[17]. Il confia ce secret à Daubenton. Ce jésuite trembla de perdre tout son crédit quand son pénitent ne serait plus le maître, et d’être réduit à le suivre dans une solitude. Il révéla au duc d’Orléans la confession de Philippe V, ne doutant pas que ce prince ne fît tout son possible pour empêcher le roi d’Espagne d’abdiquer. Le régent avait des vues contraires : il eût été content que son gendre fût roi, et qu’un jésuite qui avait tant gêné son goût dans l’affaire de la constitution ne fût plus en état de lui prescrire des conditions. Il envoya la lettre de Daubenton au roi d’Espagne. Ce monarque montra froidement la lettre à son confesseur, qui tomba évanoui, et mourut peu de temps après[18].

  1. Marie de Médicis en 1610 ; voyez tome XII, page 572, et l’Histoire du Parlement, chapitre xliv ; et Anne d’Autriche, voyez tome XIV, page 170, et 176, et l’Histoire du Parlement, chapitre liv.
  2. Voyez l’Histoire du Parlement, chapitre xlix.
  3. Après tous les absurdes mensonges qu’on a été forcé de relever dans les prétendus Mémoires de madame de Maintenon, et dans les notes de La Beaumette, insérées dans son édition du Siècle de Louis XIV, à Francfort, le lecteur ne sera point surpris que cet auteur ait osé avancer que la grand’salle était remplie d’officiers armés sous leurs habits. Cela n’est pas vrai : j’y étais ; il y avait beaucoup plus de gens de robe et de simples citoyens que d’officiers. Nulle apparence d’aucun parti, encore moins de tumulte. Il eut été de la plus grande folie d’introduire des gens apostés avec des pistolets, et de révolter les esprits, qui étaient tous disposés en faveur du duc d’Orléans. Il n’y avait autour du palais où l’on rend la justice qu’un détachement des gardes françaises et suisses. Cette fable que la grand’salle était pleine d’officiers armés sous leurs habits est tirée des Mémoires de la régence et de la Vie de Philippe, duc d’Orléans, ouvrages de ténèbres, imprimés en Hollande et remplis de faussetés.

    L’auteur des Mémoires de Maintenon avance que « le président Lubert, le premier président de Maisons, et plusieurs membres de l’assemblée, étaient prêts de se déclarer contre le duc d’Orléans ».

    Il y avait en effet un président de Lubert, mais qui n’était que président aux enquêtes, et qui ne se mêlait de rien. Il n’y a jamais eu de premier président de Maisons. C’était alors Claude de Mesmes, du nom d’Avaux, qui avait cette place ; M. de Maisons, beau-frère du maréchal de Villars, était président à mortier, et très-attaché au duc d’Orléans. C’était chez lui que le marquis de Canillac avait arrangé le plan de la régence avec quelques autres confidents du prince. Il avait parole d’être garde des sceaux, et mourut quelque temps après. Ce sont des faits publics dont j’ai été témoin, et qui se trouvent dans les Mémoires manuscrits du maréchal de Villars.

    Le compilateur des Mémoires de Maintenon ajoute à cette occasion que dans le traité de Rastadt, fait par le maréchal de Villars et le prince Eugène, « il y a des articles secrets qui excluent le duc d’Orléans du trône ». Cela est faux et absurde : il n’y eut aucun article secret dans le traité de Rastadt : c’était un traité de paix authentique. On n’insère des articles secrets qu’entre des confédérés qui veulent cacher leurs conventions au public. Exclure le duc d’Orléans en cas de malheur, c’eût été donner la France à Philippe V, roi d’Espagne, compétiteur de l’empereur Charles VI, avec lequel on traitait ; c’eût été détruire l’édifice de la paix d’Utrecht auquel on donnait la dernière main, outrager l’empereur, renverser l’équilibre de l’Europe. On n’a jamais rien écrit de plus absurde. (Note de Voltaire.)

  4. Il s’appelait Breûner (Note de Voltaire, 1763.)
  5. Ou mieux Alesia.
  6. Oncle du roi de France.
  7. Familier de la cour de Sceaux, et protégé du maréchal de Villars, Voltaire aurait eu encore bien d’autres détails à donner sur cette conspiration. (G. A.)
  8. Les traducteurs français de l’Histoire universelle, dont j’ai parle dans mon Avertissement, ont, dans une note, raconté un peu autrement l’anecdote de la Fillon. « Le secrétaire du prince de Cellamare avait un rendez-vous chez cette femme le jour que partait l’abbé Porto-Carrero. Il s’y rendit tard, et s’excusa sur ce qu’il avait été occupé à des expéditions de lettres fort importantes dont il fallait charger des voyageurs. La Fillon fit agir une fille fort adroite, qui lui déroba son secret, et en instruisit aussitôt cette courtisane. Celle-ci alla sur-le-champ rendre compte au régent de ce qu’elle venait d’apprendre ; en conséquence on expédia un courrier muni des ordres nécessaires pour avoir main-forte. Il joignit les voyageurs à Poitiers, les fit arrêter et saisir leurs papiers, qu’il rapporta à Paris. M. de Voltaire, qui était alors à Paris, n’a pas dû ni pu ignorer ces faits. Comment croire d’ailleurs qu’un ambassadeur eut été assez imprudent pour confier des papiers de la plus grande importance à un jeune homme avant le moment de son départ ? Plus on y réfléchit, plus on voit que le fait n’a pu arriver de la manière dont il est rapporté par M. de Voltaire. » (B.)

    — M. Henri Martin répudie toute l’histoire de la Fillon.

  9. Voyez ci-après, page 169.
  10. Le 11 décembre 1718.
  11. J’ajoute la fin de cette phrase d’après l’exemplaire dont je parle dans l’Avertissement. (B.)
  12. Voyez ci-dessus, page 59.
  13. Il ne fut pas livré aux troupes françaises. Chassé d’Espagne, il arriva en France après avoir échappé à un guet-apens, et fut reçu par un envoyé du régent, le chevalier de Marcien. (G. A.)
  14. C’est au même ministre que l’Espagne doit la conservation du tribunal de l’Inquisition, et de cette foule de prérogatives tyranniques ou séditieuses qui, sous le nom d’immunités ecclésiastiques, ont changé en couvents et en déserts le pays de l’Europe le plus beau et le plus fertile, et ont rendu inutiles cette force d’âme et cette sagacité naturelle qui ont toujours formé le caractère et l’esprit de la nation espagnole.

    Macanaz, fiscal du conseil de Castille, avait présenté un Mémoire à Philippe V sur la nécessité de diminuer les énormes abus de ces immunités ecclésiastiques. Le cardinal Giudice, grand-inquisiteur et ambassadeur en France, ayant une copie de ce Mémoire qu’un ministre lui avait confiée, trahit son prince, et la remit à un inquisiteur. Le saint-office rendit un décret contre le Mémoire, et Giudice confirma ce décret par son approbation.

    Cet excès d’insolence devait faire détruire l’Inquisition et perdre Giudice. Qu’espérer pour un pays dans lequel un Mémoire présenté au souverain peut être condamné et flétri par un tribunal, où les avis qu’un citoyen, qu’un ministre croit devoir donner au prince, sont poursuivis comme un crime ?

    Philippe V défendit la publication du décret. Alors les inquisiteurs déclarent que leur conscience ne leur permet point d’obéir. Giudice offre de se démettre de sa place de grand-inquisiteur, ne pouvant, disait-il, concilier son respect pour le roi avec son devoir ; mais il s’arrangea pour faire refuser sa démission par le pape.

    Albéroni venait de conclure le mariage de Philippe V avec la princesse de Parme, il croit qu’il est de son intérêt de s’unir avec Giudice. Tous deux déterminent la nouvelle reine à chasser honteusement la princesse des Ursins. Orry, qui gouvernait sous elle, est renvoyé en France. Macanaz est forcé de s’enfuir, et le petit-fils de Henri IV soumet sa couronne au saint-office. Ce fut sous ces auspices qu’Albéroni entra dans le ministère.

    Le jésuite Robinet, confesseur du roi, n’avait pas désapprouvé Macanaz ; il avait même dit à son pénitent que ce ministre n’avançait dans son Mémoire que des principes avoués en France, qu’on pouvait les adopter sans blesser la conscience ; il perdit sa place, et on vit disgracier un jésuite pour n’avoir pas été assez fanatique.

    Daubenton, plus digne d’être l’instrument d’Albéroni, fut appelé pour diriger la conscience de Philippe V.

    Le cardinal Giudice se crut maître de l’Espagne ; mais Albéroni, qui avait apprécié son ambition et son incapacité, brisa bientôt un appui devenu inutile, et Giudice alla intriguer à Rome contre le roi d’Espagne, de qui il tenait sa fortune.

    C’est ainsi que l’Espagne conserva l’Inquisition, et les abus ecclésiastiques que l’établissement d’une nouvelle race de souverains semblait devoir anéantir ; et cette révolution, qui devait rendre ce royaume une des premières puissances de l’Europe, fut arrêtée par les intrigues de deux prêtres. (K.)

  15. Marie-Anne-Victoire, née en 1718 ; voyez ci-après, chapitre iii, page 173.
  16. Voyez ci-dessus, page 59 ; voyez aussi l’Histoire du Parlement, chapitre lxii.
  17. Philippe V était attaqué d’une mélancolie profonde qui le rendait quelquefois incapable de tout travail. Ce fut pour dérober cet état aux yeux de la nation que ceux qui le conseillaient se prêtèrent au projet d’abdiquer qu’il avait formé. Il se retira au château de Balsain avec la reine, son confesseur, et son ministre de confiance ; mais le jeune roi, don Louis, n’eut d’abord que les honneurs de la royauté ; c’était à Balsain que se décidaient toutes les affaires. Cependant, quoique ce règne n’ait duré que quelques mois, les ministres du nouveau roi, tous nommés par Philippe, tentèrent de brouiller le père et le fils. On proposa dans le conseil de Louis de retrancher la moitié de la pension du roi Philippe, sous le prétexte du désordre des finances. Louis rejeta cette proposition avec l’indignation qu’elle méritait. Philippe en fut instruit ; et lorsqu’il remonta sur le trône, à la mort de son fils, il dit au marquis de Leide, l’un de ceux qui avaient opiné pour le retranchement et qui lui devait sa fortune : « Monsieur le marquis de Leide, je n’aurais jamais cru cela de vous. » De Leide se retira de la cour, et mourut de chagrin peu de temps après. Nous verrons bientôt un exemple plus frappant encore de l’ingratitude des ministres à l’égard des rois descendus du trône. (K.)
  18. Ce fait se trouve attesté dans l’histoire civile d’Espagne, écrite par Belando, imprimée avec la permission du roi d’Espagne lui-même ; elle doit être dans la bibliothèque des cordeliers à Paris. On peut la lire à la page 306 de la ive partie. J’en ai la copie entre les mains. Cette perfidie de Daubenton, plus commune qu’on ne croit, est connue de plus d’un grand d’Espagne qui l’atteste. (Note de Voltaire.)

    — Victor-Amédée est le premier prince de l’Europe qui ait renoncé aux confesseurs jésuites, et ôté à ces pères les collèges de ses États. Voici à quelle occasion. Un jésuite qu’il avait pour confesseur étant tombé malade, Victor allait souvent le voir ; peu de jours avant de mourir, le confesseur le pria d’approcher de lui : « Comblé de vos bontés, lui dit-il, je ne puis vous marquer ma reconnaissance qu’en vous donnant un dernier conseil, mais si important que peut-être il suffit pour m’acquitter envers vous. N’ayez jamais de confesseur jésuite. Ne me demandez point les motifs de ce conseil, il ne me serait pas permis de vous le dire. » Victor le crut, et depuis ce temps il ne voulut plus confier aux jésuites ni sa conscience ni l’éducation de ses sujets. Nous tenons ce fait d’un homme aussi véridique qu’éclairé, qui l’a entendu de la bouche même de Victor-Amédée. (K.) — Voltaire parle un peu plus longuement de la révélation du P. Daubenton dans un article sur les Mémoires du Maréchal de Noailles, faisant le cinquième des morceaux extraits du Journal de politique et de littérature. L’indiscrétion du jésuite avait été révoquée en doute par l’abbé Grozier, dans l’Année littéraire, 1777, tome IV, pages 145 et suiv. ; mais elle est évidente. On a vu dans la note de Voltaire qu’il citait l’exemplaire de Belando, déposé dans la bibliothèque des cordeliers à Paris. Cet exemplaire est aujourd’hui à la Bibliothèque du roi, et contient, dans les deux langues (espagnole et française), un avertissement manuscrit du P. Belando, rédigé au moment du départ de ce religieux pour l’exil, et qui confirme ce qu’il avait dit du P. Daubenton. Cette pièce a été imprimée en 1823, dans la treizième livraison de la France catholique, tome III, pages 7-11. Elle est précédée du texte du passage de l’histoire du P. Belando où il est question de Daubenton. (B.)