Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 23

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Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 278-281).
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CHAPITRE XXIII.

LE ROI DE FRANCE, MAÎTRE DE LA FLANDRE ET VICTORIEUX, PROPOSE EN VAIN LA PAIX. PRISE DU BRABANT HOLLANDAIS. LES CONJONCTURES FONT UN STATHOUDER.


Dans ce fracas d’événements, tantôt malheureux, tantôt favorables, le roi, victorieux en Flandre, était le seul souverain qui voulût la paix. Toujours en droit d’attaquer le territoire des Hollandais, et toujours le menaçant, il crut les amener à son grand dessein d’une pacification générale en leur proposant un congrès dans une de leurs villes ; on choisit Bréda. Le marquis de Puisieux y alla des premiers en qualité de plénipotentiaire. Les Hollandais envoyèrent à Bréda M. de Vassenaer, sans avoir aucune vue déterminée. La cour d’Angleterre, qui ne penchait pas à la paix, ne put paraître publiquement la refuser. Le comte de Sandwich, petit-fils par sa mère du fameux Wilmot, comte de Rochester, fut le plénipotentiaire anglais[1]. Mais tandis que les puissances auxiliaires de l’impératrice-reine avaient des ministres à ce congrès inutile, cette princesse n’y en eut aucun[2].

Les Hollandais devaient plus que toute autre puissance presser l’heureux effet de ces apparences pacifiques. Un peuple tout commerçant, qui n’était plus guerrier, qui n’avait ni bons généraux ni bons soldats, et dont les meilleures troupes étaient prisonnières en France au nombre de plus de trente-cinq mille hommes, semblait n’avoir d’autre intérêt que de ne pas attirer sur son terrain l’orage qu’il avait vu fondre sur la Flandre. La Hollande n’était plus même une puissance maritime ; ses amirautés ne pouvaient pas alors mettre en mer vingt vaisseaux de guerre. Les régents sentaient tous que si la guerre entamait leurs provinces, ils seraient forcés de se donner un stathouder, et par conséquent un maître. Les magistrats d’Utrecht, de Dordrecht, de La Brille, avaient toujours insisté pour la neutralité ; quelques membres de la république étaient ouvertement de cet avis. En un mot, il est certain que si les États-Généraux avaient pris la ferme résolution de pacifier l’Europe, ils en seraient venus à bout ; ils auraient joint cette gloire à celle d’avoir fait autrefois d’un si petit pays un État puissant et libre, et cette gloire a été longtemps dans leurs mains ; mais le parti anglais et le préjugé général prévalurent. Je ne crois pas qu’il y ait un peuple qui revienne plus difficilement de ses anciennes impressions que la nation hollandaise. L’irruption de Louis XIV et l’année 1672[3] étaient encore dans leurs cœurs ; et j’ose dire que je me suis aperçu plus d’une fois que leur esprit, frappé de la hauteur ambitieuse de Louis XIV, ne pouvait concevoir la modération de Louis XV : ils ne la crurent jamais sincère. On regardait toutes ses démarches pacifiques et tous ses ménagements, tantôt comme des preuves de faiblesse, tantôt comme des pièges.

Le roi, qui ne pouvait les persuader, fut forcé de conquérir une partie de leur pays pendant la tenue d’un congrès inutile : il fit entrer ses troupes dans la Flandre hollandaise ; c’est un démembrement des domaines de cette même Autriche dont ils prenaient la défense : il commence une lieue au-dessous de Gand, et s’étend à droite et à gauche, d’un côté à Middelbourg sur la mer, de l’autre jusqu’au-dessous d’Anvers sur l’Escaut. Il est garni de petites places d’un difficile accès, et qui auraient pu se défendre. Le roi, avant de prendre cette province, poussa encore les ménagements jusqu’à déclarer aux États-Généraux qu’il ne regarderait ces places que comme un dépôt qu’il s’engageait à restituer sitôt que les Hollandais cesseraient de fomenter la guerre en accordant des passages et des secours d’hommes et d’argent à ses ennemis[4].

On ne sentit point cette indulgence ; on ne vit que l’irruption, et la marche des troupes françaises fit un stathouder. Il arriva précisément ce que l’abbé de Laville, dans le temps qu’il faisait les fonctions d’envoyé en Hollande, avait dit à plusieurs seigneurs des états qui refusaient toute conciliation, et qui voulaient changer la forme du gouvernement : « Ce ne sera pas vous, ce sera nous qui vous donnerons un maître[5]. »

Tout le peuple, au bruit de l’invasion, demanda pour stathouder le prince d’Orange ; la ville de Tervère, dont il était seigneur, commença, et le nomma (25 avril 1747) ; toutes les villes de la Zélande suivirent ; Rotterdam, Delft, le proclamèrent ; il n’eût pas été sûr pour les régents de s’opposer à la multitude : ce n’était partout qu’un avis unanime. Tout le peuple de la Haye entoura le palais où s’assemblent les députés de la province de Hollande et de Vestfrise, la plus puissante des sept, qui seule paye la moitié des charges de tout l’État, et dont le pensionnaire est regardé comme le plus considérable personnage de la république. Il fallut dans l’instant, pour apaiser le peuple, arborer le drapeau d’Orange au palais et à l’hôtel de ville ; et deux jours après le prince fut élu (1er mai[6]). Le diplôme porta « qu’en considération des tristes circonstances où l’on était on nommait stathouder, capitaine, et amiral général, Guillaume-Charles-Henri Frison, prince d’Orange, de la branche de Nassau-Diest », qu’on prononce Dist. Il fut bientôt reconnu par toutes les villes, et reçu en cette qualité à l’assemblée des États-Généraux. Les termes dans lesquels la province de Hollande avait conçu son élection montraient trop que les magistrats l’avaient nommé malgré eux. On sait assez que tout prince veut être absolu, et que toute république est ingrate. Les Provinces-Unies, qui devaient à la maison de Nassau la plus grande puissance où jamais un petit État soit parvenu, purent rarement établir ce juste milieu entre ce qu’ils devaient au sang de leurs libérateurs et ce qu’ils devaient à leur liberté.

Louis XIV, en 1672, et Louis XV, en 1747, ont créé deux stathouders par la terreur ; et le peuple hollandais a rétabli deux fois ce stathoudérat que la magistrature voulait détruire.

Les régents avaient laissé, autant qu’ils l’avaient pu, le prince Henri Frison d’Orange dans l’éloignement des affaires, et même quand la province de Gueldre le choisit pour son stathouder en 1722, quoique cette place ne fût qu’un titre honorable, quoiqu’il ne disposât d’aucun emploi, quoiqu’il ne pût ni changer seulement une garnison, ni donner l’ordre, les états de Hollande écrivirent fortement à ceux de Gueldre pour les détourner d’une résolution qu’ils appelaient funeste. Un moment leur ôta ce pouvoir, dont ils avaient joui pendant près de cinquante années.

Le nouveau stathouder commença par laisser d’abord la populace piller et démolir les maisons des receveurs, tous parents et créatures des bourgmestres ; et quand on eut attaqué ainsi les magistrats par le peuple, on contint le peuple par les soldats.

Le prince, tranquille dans ces mouvements, se fit donner la même autorité qu’avait eue le roi Guillaume, et assura mieux encore sa puissance à sa famille. Non-seulement le stathoudérat devint l’héritage de ses enfants mâles, mais de ses filles et de leur postérité : car, quelque temps après, on passa en loi qu’au défaut de la race masculine une fille serait stathouder et capitaine général, pourvu qu’elle fît exercer ces charges par son mari ; et en cas de minorité, la veuve d’un stathouder doit avoir le titre de gouvernante, et nommer un prince pour faire les fonctions du stathoudérat.

Par cette révolution, les Provinces-Unies devinrent une espèce de monarchie mixte, moins restreinte à beaucoup d’égards que celles d’Angleterre, de Suède, et de Pologne. Ainsi il n’arriva rien dans toute cette guerre de ce qu’on avait d’abord imaginé, et tout le contraire de ce que les nations avaient attendu arriva ; mais l’entreprise, les succès et les malheurs du prince Charles-Édouard en Angleterre, furent peut-être le plus singulier de ces événements qui étonnèrent l’Europe.



  1. Il était alors très-jeune ; c’est le même que nous avons vu deux fois dans le ministère britannique, et qui a été premier lord de l’amirauté jusqu’en 1782, dans la guerre actuelle. (K.) — Jean Montagu, comte de Sandwich, né en 1718, est mort en 1792.
  2. Et ce fut ce défaut qui servit de prétexte au plénipotentiaire anglais de ne rien conclure. (G. A.)
  3. 1. Voyez tome XIV, pages 254-255.
  4. C’était pour ménager le parti français ; mais cette réserve ne fit qu’irriter davantage.
  5. Tout cela se fit à la sortie de d’Argenson du ministère. L’alliance de la Hollande, que celui-ci avait rêvée, avorta. Notre envahissement eut ce beau résultat de sceller l’union de l’Angleterre et de la Hollande. (G. A.)
  6. Les auteurs de l’Art de vérifier les dates donnent le 8 mai pour jour de l’élection de Guillaume. Dès le 25 avril la ville de Veere en Zélande lui avait décerné le titre de stathouder ; plusieurs autres villes le lui donnèrent successivement. (B.)