Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 34

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Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 355-367).


CHAPITRE XXXIV.

LES FRANÇAIS MALHEUREUX DANS LES QUATRE PARTIES DU MONDE. DÉSASTRES DU GOUVERNEUR DUPLEIX. SUPPLICE DU GÉNÉRAL LALLY.


La France alors semblait plus épuisée d’hommes et d’argent dans son union avec l’Autriche qu’elle n’avait paru l’être dans deux cents ans de guerre contre elle. C’est ainsi que, sous Louis XIV, il en avait coûté pour secourir l’Espagne plus qu’on n’avait prodigué pour la combattre depuis Louis XII. Les ressources de la France ont fermé ces plaies ; mais elles n’ont pu réparer encore celles qu’elle a reçues en Asie, en Afrique, et en Amérique.

Elle parut d’abord triomphante en Asie. La compagnie des Indes était devenue conquérante pour son malheur. L’empire de l’Inde, depuis l’irruption de Sha-Nadir, n’était plus qu’une anarchie. Les soubabs, qui sont des vice-rois, ou plutôt des rois tributaires, achetaient leurs royaumes à la porte du grand padisha mogol, et revendaient leurs provinces à des nababs qui cédaient à prix d’argent des districts à des raïas. Souvent les ministres du Mogol, ayant donné une patente de roi, donnaient la même patente à qui en payait davantage ; soubab, nabab, raïa, en usaient de même. Chacun soutenait par les armes un droit chèrement acheté. Les Marattes[1] se déclaraient pour celui qui les payait le mieux, et pillaient amis et ennemis. Deux bataillons français ou anglais pouvaient battre ces multitudes indisciplinées, qui n’avaient nul art, et qui même, aux Marattes près, manquaient de courage. Les plus faibles imploraient donc, pour être souverains dans l’Inde, la protection des marchands venus de France et d’Angleterre, qui pouvaient leur fournir quelques soldats et quelques officiers d’Europe. C’est dans ces occasions qu’un simple capitaine pouvait quelquefois faire une plus grande fortune dans ces pays qu’aucun général parmi nous.

Pendant que les princes de la presqu’île se battaient entre eux, on a vu que ces marchands anglais et français se battaient aussi, parce que leurs rois étaient ennemis en Europe.

Après la paix de 1748, le gouverneur Dupleix conserva le peu de troupes qu’il avait, tant les soldats d’Europe qu’on appelle blancs, que les noirs des îles transplantés dans l’Inde, et les cipayes et pions indiens.

Un des sous-tyrans de ces contrées, nommé Chandasaeb[2], aventurier arabe né dans le désert qui est au sud-est de Jérusalem, transplanté dans l’Inde pour y faire fortune, était devenu gendre d’un nabab d’Arcate. Cet Arabe assassina son beau-père, son frère et son neveu. Ayant éprouvé des revers peu proportionnés à ses crimes, il eut recours au gouverneur Dupleix pour obtenir la nababie d’Arcate, dont dépend Pondichéry. Dupleix lui prêta d’abord secrètement dix mille louis d’or qui, joints aux débris de la fortune de ce scélérat, lui valurent cette vice-royauté d’Arcate. Son argent et ses intrigues lui obtinrent le diplôme de vice-roi d’Arcate. Dès qu’il est en possession, Dupleix lui prête des troupes[3]. Il combat avec ces troupes réunies aux siennes le véritable vice-roi d’Arcate. C’était ce même Anaverdikan, âgé de cent sept ans, dont nous avons déjà parlé[4] qui fut assassiné à la tête de son armée[5].

Le vainqueur Chandasaeb, devenu possesseur des trésors du mort, distribua la valeur de deux cent mille francs aux soldats de Pondichéry, combla les officiers de présents, et fit ensuite une donation de trente-cinq aldées à la compagnie des Indes. Aldée signifie village ; c’est encore le terme dont on se sert en Espagne depuis l’invasion des Arabes, qui dominèrent également dans l’Espagne et dans l’Inde, et dont la langue a laissé des traces dans plus de cent provinces.

Ce succès éveilla les Anglais. Ils prirent aussitôt le parti de la famille vaincue. Il y eut deux nababs ; et comme le soubab, ou roi de Décan, était lié avec le gouverneur de Pondichéry, un autre roi, son compétiteur, s’unit avec les Anglais. Voilà donc encore une guerre sanglante allumée entre les comptoirs de France et d’Angleterre sur les côtes de Coromandel, pendant que l’Europe jouissait de la paix. On consumait de part et d’autre dans cette guerre tous les fonds destinés au commerce, et chacun espérait se dédommager sur les trésors des princes indiens.

On montra des deux côtés un grand courage. MM. d’Auteuil, de Bussy, Lass, et beaucoup d’autres, se signalèrent par des actions qui auraient eu de l’éclat dans les armées du maréchal de Saxe. Il y eut surtout un exploit aussi surprenant qu’il est indubitable : c’est qu’un officier, nommé M. de La Touche, suivi de trois cents Français, entouré d’une armée de quatre-vingt mille hommes qui menaçait Pondichéry, pénétra la nuit dans leur camp, tua douze cents ennemis sans perdre plus de deux soldats, jeta l’épouvante dans cette grande armée, et la dispersa tout entière. C’était une journée supérieure à celle des trois cents Spartiates au pas des Thermopyles, puisque ces Spartiates y périrent, et que les Français furent vainqueurs. Mais nous ne savons peut-être pas célébrer assez ce qui mérite de l’être, et la multitude innombrable de nos combats en étouffe la gloire.

Le roi protégé par les Français s’appelait Mouza-Fersingue. Il était neveu du roi favorisé par les Anglais. L’oncle avait fait le neveu prisonnier, et cependant il ne l’avait point encore mis à mort, malgré les usages de la famille[6]. Il le traînait chargé de fers à la suite de ses armées avec une partie de ses trésors. Le gouverneur Dupleix négocia si bien avec les officiers de l’armée ennemie que, dans un second combat, le vainqueur de Mouza-Fersingue fut assassiné. Le captif fut roi, et les trésors de son ennemi furent sa conquête. Il y avait dans le camp dix-sept millions d’argent comptant. Mouza-Fersingue en promit la plus grande partie à la compagnie des Indes : la petite armée française partagea douze cent mille francs. Tous les officiers furent mieux récompensés qu’ils ne l’auraient été d’aucune puissance de l’Europe.

Dupleix reçut Mouza-Fersingue dans Pondichéry, comme un grand roi fait les honneurs de sa cour à un monarque voisin. Le nouveau soubab, qui lui devait sa couronne, donna à son protecteur quatre-vingt aldées, une pension de deux cent quarante mille livres pour lui, autant pour Mme Dupleix, une de quarante mille écus pour une fille de Mme Dupleix, du premier lit. Chandasaeb, bienfaiteur et protégé, fut nommé vice-roi d’Arcate. La pompe de Dupleix égalait au moins celle des deux princes. Il alla au-devant d’eux, porté dans un palanquin, escorté de cinq cents gardes précédés d’une musique guerrière, et suivi d’éléphants armés.

Après la mort de son protégé Mouza-Fersingue, tué dans une sédition de ses troupes, il nomma encore un autre roi, et il en reçut quatre petites provinces en don pour la compagnie. On lui disait de toutes parts qu’il ferait trembler le Grand Mogol avant un an. Il était souverain en effet : car, ayant acheté une patente de vice-roi de Carnate à la chancellerie du Grand Mogol même pour la somme modique de deux cent quarante mille livres, il se trouvait égal à sa créature Chandasaeb, et très-supérieur par son crédit. Marquis en France, et décoré du grand cordon de Saint-Louis, ces faibles honneurs étaient fort peu de chose en comparaison de ses dignités et de son pouvoir dans l’Inde. J’ai vu des lettres où sa femme était traitée de reine[7]. Tant de succès et de gloire éblouirent alors les yeux de la compagnie, des actionnaires, et même du ministère. La chaleur de l’enthousiasme fut presque aussi grande que dans les commencements du système, et les espérances étaient bien autrement fondées, car il paraissait que les seules terres concédées à la compagnie rapportaient environ trente-neuf millions annuels. On vendait, année commune, pour vingt millions d’effets en France au port de Lorient ; il semblait que la compagnie dût compter sur cinquante millions par année, tous frais faits. Il n’y a point de souverain en Europe, ni peut-être sur la terre, qui ait un tel revenu quand toutes les charges sont acquittées.

L’excès même de cette richesse devait la rendre suspecte. Aussi toutes ces grandeurs et toutes ces prospérités s’évanouirent comme un songe ; et la France, pour la seconde fois, s’aperçut qu’elle n’avait été opulente qu’en chimères.

Le marquis Dupleix voulut faire assiéger la capitale du Maduré[8] dans le voisinage d’Arcate. Les Anglais y envoyèrent du secours. Les officiers lui représentèrent l’impossibilité de l’entreprise : il s’y obstina, et, ayant donné des ordres plutôt en roi qui veut être obéi qu’en homme chargé du maintien de la compagnie, il arriva que les assiégeants furent vaincus par les assiégés. La moitié de son armée fut tuée, l’autre captive. Les dépenses immenses prodiguées pour ces conquêtes furent perdues, et son protégé Chandasaeb, ayant été pris dans cette déroute, eut la tête tranchée (mars 1752). Ce fut le fameux lord Clive qui eut la part principale à la victoire. C’est par là qu’il commença sa glorieuse carrière, qui a valu depuis à la compagnie anglaise presque tout le Bengale. Il acquit et conserva la grandeur et les richesses que Dupleix avait entrevues. Enfin, depuis ce jour, la compagnie française tomba dans la plus triste décadence.

Dupleix fut rappelé en 1753[9]. À celui qui avait joué le rôle d’un grand roi on donna un successeur[10] qui n’agit qu’en bon marchand. Dupleix fut réduit à disputer à Paris les tristes restes de sa fortune contre la compagnie des Indes, et à solliciter des audiences dans l’antichambre de ses juges. Il en mourut bientôt de chagrin[11] ; mais Pondichéry était réservé à de plus grands malheurs.

La guerre funeste de 1756 ayant éclaté en Europe, le ministère français, craignant avec trop juste raison pour Pondichéry et pour tous les établissements de l’Inde, y envoya le lieutenant général comte de Lally. C’était un Irlandais de ces familles qui se transplantèrent en France avec celle de l’infortuné Jacques II. Il s’était si distingué à la bataille de Fontenoy, où il avait pris de sa main plusieurs officiers anglais, que le roi le fit colonel sur le champ de bataille. C’était lui qui avait formé le plan, plus audacieux que praticable, de débarquer en Angleterre avec dix mille hommes lorsque le prince Charles-Édouard y disputait la couronne. Sa haine contre les Anglais et son courage le firent choisir de préférence pour aller les combattre sur les côtes de Coromandel. Mais malheureusement il ne joignait pas à sa valeur la prudence, la modération, la patience, nécessaires dans une commission si épineuse. Il s’était figuré qu’Arcate était encore le pays de la richesse, que Pondichéry était bien pourvu de tout, qu’il serait parfaitement secondé de la compagnie et des troupes, et surtout de son ancien régiment irlandais qu’il menait avec lui. Il fut trompé dans toutes ses espérances. Point d’argent dans les caisses, peu de munitions de toute espèce, des noirs et des cipayes pour armée, des particuliers riches et la colonie pauvre ; nulle subordination. Ces objets l’irritèrent et allumèrent en lui cette mauvaise humeur qui sied si mal à un chef, et qui nuit toujours aux affaires. S’il avait ménagé le conseil, s’il avait caressé les principaux, officiers, il aurait pu se procurer des secours d’argent, établir l’union, et mettre en sûreté Pondichéry[12].

La direction de la compagnie des Indes l’avait conjuré, à son départ, « de réformer les abus sans nombre, la prodigalité outrée, et le grand désordre qui absorbaient tous les revenus ». Il se prévalut trop de cette prière, et se fit des ennemis de tous ceux qui devaient lui obéir.

Malgré le triste aspect sous lequel il envisageait tous les objets, il eut d’abord des succès heureux. Il prit aux Anglais le fort Saint-David, à quelques lieues de Pondichéry, et en rasa les murs (28 avril 1758). Si l’on veut bien connaître la source de sa catastrophe, si intéressante pour tout le militaire, il faut lire la lettre qu’il écrivit du camp devant Saint-David à Duval Leyrit, qui était gouverneur de la ville de Pondichéry pour la compagnie.

(18 mai 1758) « Cette lettre, monsieur, sera un secret éternel entre vous et moi, si vous me fournissez les moyens de terminer mon entreprise. Je vous ai laissé cent mille livres de mon argent pour vous aider à subvenir aux frais qu’elle exige. Je n’ai pas trouvé en arrivant la ressource de cent sous dans votre bourse ni dans celle de tout votre conseil. Vous m’avez refusé les uns et les autres d’y employer votre crédit. Je vous crois cependant tous plus redevables à la compagnie que moi, qui n’ai malheureusement l’honneur de la connaître que pour y avoir perdu la moitié de mon bien en 1720. Si vous continuez à me laisser manquer de tout, et exposé à faire face à un mécontentement général, non-seulement j’instruirai le roi et la compagnie du beau zèle que ses employés témoignent ici pour leur service, mais je prendrai des mesures efficaces pour ne pas dépendre, dans le court séjour que je désire faire dans ce pays, de l’esprit de parti et des motifs personnels dont je vois que chaque membre paraît occupé, au risque total de la compagnie. »

Une telle lettre ne devait ni lui faire des amis, ni lui procurer de l’argent. Il ne fut pas concussionnaire, mais il montra indiscrètement une telle envie contre tous ceux qui s’étaient enrichis que la haine publique en augmenta[13]. Toutes les opérations de la guerre en souffrirent. Je trouve dans un journal de l’Inde, fait par un officier principal, ces propres paroles : « Il ne parle que de chaînes et de cachots, sans avoir égard à la distinction et à l’âge des personnes. Il vient de traiter ainsi M. de Moracin lui-même. M. de Lally se plaint de tout le monde, et tout le monde se plaint de lui. Il a dit à M. le comte de… : Je sens qu’on me déteste, et qu’on voudrait me voir bien loin. Je vous engage ma parole d’honneur, et je vous la donnerai par écrit, que si M. de Leyrit veut me donner cinq cent mille francs, je me démets de ma charge, et je passe en France sur la frégate. »

Le journal dit ensuite : « On est aujourd’hui à Pondichéry dans le plus grand embarras. On n’y a pas pu ramasser cent mille roupies ; les soldats menacent hautement de passer en corps chez l’ennemi. »

(Décembre 1758) Malgré cette horrible confusion, il eut le courage d’aller assiéger Madras, et s’empara d’abord de toute la ville Noire ; mais ce fut précisément ce qui l’empêcha de réussir devant la ville haute, qui est le fort Saint-George. Il écrivait de son camp devant ce fort, le 11 février 1759 : « Si nous manquons Madras, comme je le crois, la principale raison à laquelle il faudra l’attribuer est le pillage de quinze millions au moins, tant de dévasté que de répandu dans le soldat, et, j’ai honte de le dire, dans l’officier qui n’a pas craint de se servir même de mon nom en s’emparant des cipayes chelingues et autres pour faire passer à Pondichéry un butin que vous auriez dû faire arrêter, vu son énorme quantité. »

J’ai le journal d’un officier général, que j’ai déjà cité[14]. L’auteur n’est pas l’ami du comte de Lally, il s’en faut beaucoup ; son témoignage n’en est que plus recevable quand il atteste les mêmes griefs qui faisaient le désespoir de Lally. Voici notamment comme il s’exprime :

« Le pillage immense que les troupes avaient fait dans la ville Noire avait mis parmi elles l’abondance. De grands magasins de liqueurs fortes y entretenaient l’ivrognerie et tous les maux dont elle est le germe. C’est une situation qu’il faut avoir vue. Les travaux, les gardes de la tranchée, étaient faits par des hommes ivres. Le régiment de Lorraine fui seul exempt de cette contagion ; mais les autres corps s’y distinguèrent. Le régiment de Lally se surpassa. De là les scènes les plus honteuses et les plus destructives de la subordination et de la discipline. On a vu des officiers se colleter avec des soldats, et mille autres actions infâmes dont le détail, renfermé dans les bornes de la vérité la plus exacte, paraîtrait une exagération monstrueuse. »

(27 décembre 1758) Le comte de Lally écrivait avec encore plus de désespoir cette lettre funeste : « L’enfer m’a vomi dans ce pays d’iniquités, et j’attends comme Jonas la baleine qui me recevra dans son ventre[15]. »

Dans un tel désordre rien ne pouvait réussir. On leva le siège après avoir perdu une partie de l’armée (18 février 1759). Les autres entreprises furent encore plus malheureuses sur terre et sur mer. Les troupes se révoltent, on les apaise à peine[16]. Le général les mène dans la province d’Arcate pour reprendre la forteresse de Vandavachi ; les Anglais s’en étaient emparés après deux tentatives inutiles, dans l’une desquelles ils avaient été complètement battus par le chevalier de Geogeghan. Lally les osa attaquer avec des forces inférieures[17] : il les eût vaincus s’il eût été secondé ; mais il ne remporta de cette expédition que l’honneur d’avoir donné une nouvelle preuve de ce courage opiniâtre qui faisait son caractère.

Après bien d’autres pertes il fallut enfin se retirer dans Pondichéry[18]. Une escadre de seize vaisseaux anglais obligea l’escadre française, envoyée au secours de la colonie, de quitter la rade de Pondichéry après une bataille indécise, pour aller se radouber à l’île de France[19].

Il y avait dans la ville soixante mille habitants indiens et noirs, et cinq à six cents familles d’Europe, avec très-peu de vivres. Lally proposa d’abord de faire sortir les premiers, qui affamaient Pondichéry ; mais comment chasser soixante mille hommes ? Le conseil n’osa l’entreprendre. Ce général, ayant résolu de soutenir le siège jusqu’à l’extrémité et ayant publié un ban par lequel il était défendu sous peine de mort de parler de se rendre, fut forcé d’ordonner une recherche rigoureuse des provisions dans toutes les maisons de la ville. Elle fut faite sans ménagement jusque chez l’intendant, chez tout le conseil et les principaux officiers. Cette démarche acheva d’irriter tous les esprits déjà trop aliénés. On ne savait que trop avec quel mépris et quelle dureté il avait traité tout le conseil. Il avait dit publiquement dans une de ses expéditions : « Je ne veux pas attendre plus longtemps l’arrivée des munitions qu’on m’a promises. J’y attellerai, s’il le faut, le gouverneur Leyrit et tous les conseillers. » Ce gouverneur Leyrit montrait aux officiers une lettre adressée depuis longtemps à lui-même, dans laquelle étaient ces propres paroles : « J’irais plutôt commander les Cafres que de rester dans cette Sodome, qu’il n’est pas possible que le feu des Anglais ne détruise tôt ou tard au défaut de celui du ciel. »

Ainsi, par ses plaintes et ses emportements, Lally s’était fait autant d’ennemis qu’il y avait d’officiers et d’habitants dans Pondichéry. On lui rendait outrage pour outrage ; on affichait à sa porte des placards plus insultants encore que ses lettres et ses discours. Il en fut tellement ému que sa tête en parut quelque temps dérangée. La colère et l’inquiétude produisent souvent ce triste effet. Un fils du nabab Chandasaeb était alors réfugié dans Pondichéry auprès de sa mère. Un officier débarqué depuis peu avec la flotte française qui s’en était retournée, homme aussi impartial que véridique, rapporte que cet Indien, ayant vu souvent sur son lit le général français absolument nu, chantant la messe et les psaumes, demanda sérieusement à un officier fort connu si c’était l’usage en rance que le roi choisît un fou pour son grand vizir. L’officier, étonné, lui dit : « Pourquoi me faites-vous une question aussi étrange ? — C’est, répliqua l’Indien, parce que votre grand vizir nous a envoyé un fou pour rétablir les affaires de l’Inde. »

Déjà les Anglais bloquaient Pondichéry par terre et par mer. Le général n’avait plus d’autre ressource que de traiter avec les Marattes[20]. Ils lui promirent un secours de dix-huit mille hommes ; mais sentant qu’on n’avait point d’argent à leur donner, aucun Maratte ne parut. On fut obligé de se rendre (14 janvier 1761). Le conseil de Pondichéry somma le comte de Lally de capituler. Il assembla un conseil de guerre. Les officiers de ce conseil conclurent à se rendre prisonniers de guerre suivant les cartes établis ; mais le général Coole voulut avoir la ville à discrétion. Les Français avaient démoli Saint-David : les Anglais étaient en droit de faire un désert de Pondichéry. Le comte de Lally eut beau réclamer le cartel de vive voix et par écrit, on périssait de faim dans la ville (16 janvier) : elle fut livrée aux vainqueurs, qui bientôt après rasèrent les fortifications, les murailles, les magasins, tous les principaux logements.

Dans le temps même que les Anglais entraient dans la ville, les vaincus s’accablaient réciproquement de reproches et d’injures. Les habitants voulurent tuer leur général. Le commandant anglais fut obligé de lui donner une garde. On le transporta malade sur un palanquin. Il avait deux pistolets dans les mains, et il en menaçait les séditieux. Ces furieux, respectant la garde anglaise, coururent à un commissaire des guerres, intendant de l’armée, ancien officier, chevalier de Saint-Louis[21]. Il met l’épée à la main : un des plus échauffés s’avance à lui, en est blessé, et le tue.

Tel fut le sort déplorable de Pondichéry, dont les habitants se firent plus de mal qu’ils n’en reçurent des vainqueurs. On transporta le général et plus de deux mille prisonniers en Angleterre. Dans ce long et pénible voyage, ils s’accusaient encore les uns les autres de leurs communs malheurs.

À peine arrivés à Londres, ils écrivirent contre Lally et contre le très-petit nombre de ceux qui lui avaient été attachés. Lally et les siens écrivaient contre le conseil, les officiers, et les habitants. Il était si persuadé qu’ils étaient tous répréhensibles et que lui seul avait raison qu’il vint à Fontainebleau, tout prisonnier qu’il était encore des Anglais, et qu’il offrit de se rendre à la Bastille. (Novembre 1762) On le prit au mot. Dès qu’il fut enfermé, la foule de ses ennemis, que la compassion devait diminuer, augmenta. Il fut quinze mois en prison sans qu’on l’interrogeât.

En 1764 il mourut à Paris un jésuite, nommé Lavaur[22], longtemps employé dans ces missions des Indes où l’on s’occupe des affaires profanes sous le prétexte des spirituelles, et où l’on a souvent gagné plus d’argent que d’âmes : ce jésuite demandait au ministère une pension de quatre cents livres pour aller faire son salut dans le Périgord, sa patrie, et l’on trouva dans sa cassette environ onze cent mille livres d’effets, soit en billets, soit en or ou en diamants. C’est ce qu’on avait vu depuis peu à Naples à la mort du fameux jésuite Peppe, qu’on fut prêt de canoniser. On ne canonisa point Lavaur ; mais on séquestra ses trésors. Il y avait dans cette cassette un long mémoire détaillé contre Lally[23], dans lequel il était accusé de péculat et de lèse-majesté. Les écrits des jésuites avaient alors aussi peu de crédit que leurs personnes proscrites dans toute la France ; mais ce mémoire parut tellement circonstancié, et les ennemis de Lally le firent tant valoir, qu’il servit de témoignage contre lui.

L’accusé fut d’abord traduit au Châtelet, et bientôt au parlement. Le procès fut instruit pendant deux années. De trahison, il n’y en avait point, puisque s’il eût été d’intelligence avec les Anglais, s’il leur eût vendu Pondichéry, il serait resté parmi eux. Les Anglais d’ailleurs ne sont pas absurdes, et c’eût été l’être que d’acheter une place affamée qu’ils étaient sûrs de prendre, étant maîtres de la terre et de la mer. De péculat, il n’y en avait pas davantage, puisqu’il ne fut jamais chargé ni de l’argent du roi ni de celui de la compagnie ; mais des duretés, des abus de pouvoir, des oppressions, les juges en virent beaucoup dans les dépositions unanimes de ses ennemis.

Toujours fermement persuadé qu’il n’avait été que rigoureux et non coupable, il poussa son imprudence jusqu’à insulter dans ses Mémoires juridiques des officiers qui avaient l’approbation générale. Il voulut les déshonorer, eux et tout le conseil de Pondichéry. Plus il s’obstinait à vouloir se laver à leurs dépens, plus il se noircissait. Ils avaient tous de nombreux amis, et il n’en avait point. Le cri public sert quelquefois de preuve, ou du moins fortifie les preuves. (6 mai 1766) Les juges ne purent prononcer que suivant les allégations. Ils condamnèrent le lieutenant général Lally « à être décapité comme dûment atteint d’avoir trahi les intérêts du roi, de l’État, et de la compagnie des Indes, d’abus d’autorité, vexations, et exactions. »

Il est nécessaire de remarquer que ces mots trahi les intérêts du roi ne signifient pas ce qu’on appelle en Angleterre haute trahison, et parmi nous lèse-majesté. Trahir les intérêts ne signifie dans notre langue que mal conduire, oublier les intérêts de quelqu’un, nuire à ses intérêts, et non pas être perfide et traître. Quand on lui lut son arrêt, sa surprise et son indignation furent si violentes qu’ayant par hasard dans la main un compas, dont il s’était servi dans sa prison pour faire des cartes de la côte de Coromandel, il voulut s’en percer le cœur. On l’arrêta. Il s’emporta contre ses juges avec plus de fureur encore qu’il n’en avait étalé contre ses ennemis. C’est peut-être une nouvelle preuve de la forte persuasion où il fut toujours qu’il méritait des récompenses plutôt que des châtiments. Ceux qui connaissent le cœur humain savent que d’ordinaire les coupables se rendent justice eux-mêmes au fond de leur âme, qu’ils n’éclatent point contre leurs juges, qu’ils restent dans une confusion morne. Il n’y a pas un seul exemple d’un condamné avouant ses fautes qui ait chargé ses juges d’injures et d’opprobres. Je ne prétends pas que ce soit une preuve que Lally fût entièrement innocent ; mais c’est une preuve qu’il croyait l’être. On lui mit dans la bouche un bâillon qui débordait sur les lèvres. C’est ainsi qu’il fut conduit à la Grève dans un tombereau[24]. Les hommes sont si légers que ce spectacle hideux attira plus de compassion que son supplice.

L’arrêt confisqua ses biens, en prélevant une somme de cent mille écus pour les pauvres de Pondichéry. On m’a écrit que cette somme ne put se trouver. Je n’assure point ce que j’ignore[25]. Si quelque chose peut nous convaincre de cette fatalité qui entraîne tous les événements dans ce chaos des affaires politiques du monde, c’est de voir un Irlandais chassé de sa patrie avec la famille de son roi, commandant à six mille lieues des troupes françaises dans une guerre de marchands, sur des rivages inconnus aux Alexandre, aux Gengis, et aux Tamerlan, mourant du dernier supplice sur le bord de la Seine pour avoir été pris par des Anglais dans l’ancien golfe du Gange[26].

Cette catastrophe, qui m’a semblé digne d’être transmise à la postérité dans toutes ses circonstances, ne m’a pas permis de détailler tous les malheurs que les Français éprouvèrent dans l’Inde et dans l’Amérique. En voici un triste résumé.



  1. Voyez page 328.
  2. Ou mieux, Chunda-Saëb. (G. A.)
  3. Tout cela est peu clair. Chunda-Saëb était prisonnier à Pounah. Dupleix lui avança la somme nécessaire pour sa rançon. Libre, Chunda-Saëb se mit à la tête de trois mille Maharattes et tint campagne dans la nababie qu’il réclamait, et que lui promit Muzafer-Singb, lequel disputait à son oncle Nazer-Singh la soubahbie du Dekkan. Dupleix se joignit à eux.
  4. Voyez page 327.
  5. Il ne fut pas assassiné. Voyez au chapitre xxix.
  6. Cela est encore bien embrouillé. Tout au fait d’armes de l’officier La Touche, qu’il signale le premier, Voltaire a oublié de mentionner la bataille que gagna Nazer-Singh sur son neveu Muzafer-Singh, grâce à une sédition qui éclata dans les troupes françaises. (G. A.)
  7. La Johanna Begum, comme on l’appelait, entretenait avec l’Inde entière une correspondance diplomatique. (G. A.)
  8. Bourcet, dans la lettre à Voltaire mentionnée en mon Avertissement, dit : « Ce n’est pas la capitale de Maduré que fit assiéger M. Dupleix ; c’était la ville de Trichenapalli, capitale d’un ancien royaume tributaire d’Arcate, où Mahomet-Alikam, fils d’Anaverdikam, s’était retiré avec ses trésors. » (B.)
  9. L’Angleterre avait eu l’habileté de faire ressortir le scandale que présentaient les hostilités des compagnies dans l’Inde, à une époque où les deux mères-patries étaient en paix. Au lieu de conquêtes, la compagnie ne voulut plus qu’un commerce d’échange. On rappela donc Dupleix comme obstacle à la paix. (G. A.)
  10. Godeheu. « Ce misérable, dit M. Henri Martin, après s’être glissé, d’échelon en échelon, jusqu’au rang de directeur de la compagnie, avait suivi, depuis plusieurs années, tout un plan de trahison contre Dupleix. »
  11. Joseph Dupleix est mort en 1763, dix ans après La Bourdonnaie. Voyez pages 331-332.
  12. Voltaire reparle avec détail de Lally et des événements de l’Inde dans les Fragments historiques sur l’Inde, articles xiii-xix.
  13. Voltaire passe sous silence les cruautés que Lally exerça sur les Indiens, qu’il faisait attacher à la bouche des canons. (G. A.)
  14. À la page précédente.
  15. Par ses emportements et son arrogance, Lally tua tout esprit public. Les particuliers, loin de lui venir en aide dans sa détresse, riaient de ses embarras et applaudissaient à ses revers. (G. A.)
  16. La fin de cet alinéa a été corrigée d’après la lettre de Bourcet dont je parle dans mon Avertissement.
  17. À Vandavachi. (G. A.)
  18. Voltaire ne mentionne pas la plus grande faute de Lally, qui fut de rappeler du Dekkau son rival Bussy. (G. A.)
  19. L’auteur avait d’abord mis à l’île de Bourbon. C’est encore d’après Bourcet qu’il s’est corrigé. (B.)
  20. C’était revenir enfin au système de Dupleix. (G. A.) — Les premières éditions portaient : « avec les Marattes, qui l’avaient battu. » Les derniers mots ont été supprimés d’après les observations de Bourcet. (B.)
  21. Il s’appelait Dubois. — Voyez l’article xvii des Fragments historiques sur l’Inde.
  22. Voyez la note sur la lettre à Frédéric II, roi de Prusse, août 1740.
  23. On trouva chez Lavaur deux mémoires : l’un en faveur de Lally, et l’autre contre lui. Suivant les circonstances, le jésuite devait faire usage de l’un d’eux. On brûla l’écrit apologétique, et on remit l’autre au procureur général. (G. A.)
  24. Le 6 mai 1766 ; voyez l’Histoire du Parlement, chapitre lxix.
  25. Presque tous les journaux ont débité que le parlement de Paris avait député au roi pour le supplier de ne point accorder de grâce au condamné. Cela est très-faux. Un tel acharnement, incompatible avec la justice et avec l’humanité, aurait couvert le parlement d’un opprobre éternel. Il est vrai seulement que l’exécution fut accélérée de quelques heures, parce qu’on craignait que cet infortuné général ne mourût, et qu’on envoya un courrier au roi, à Choisy, pour l’en prévenir (voyez les chapitres xviii et xix des Fragments sur l’Inde). (Note de Voltaire.) — Sur la circonstance que le parlement députa au roi pour le prier de ne pas faire grâce au condamné, Voltaire dit : Cela est très-faux. M. Clogenson observe que cela est très-vrai, si l’on s’en rapporte à ce qui est dit sur ce point dans la Biographie universelle, article Lally ; mais il est à remarquer que l’article anonyme de la Biographie universelle est de feu Lally fils. (B.)
  26. On sait avec quelle énergie Voltaire s’employa à la réhabilitation du général. Au moment de mourir, le philosophe apprit que le fils de Lally avait obtenu la cassation de l’arrêt de son père. Il lui écrivit : « Je meurs content ! » Ce fut le parlement de Bourgogne qui revisa le procès.