Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 43

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Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 430-435).
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CHAPITRE XLIII[1].

DES PROGRÈS DE L’ESPRIT HUMAIN DANS LE SIÈCLE DE LOUIS XV.


Un ordre entier de religieux aboli par la puissance séculière, la discipline de quelques autres ordres monastiques réformée par cette puissance, les divisions même entre toute la magistrature et l’autorité épiscopale, ont fait voir combien de préjugés se sont dissipés, combien la science du gouvernement s’est étendue, et à quel point les esprits se sont éclairés. Les semences de cette science utile furent jetées dans le dernier siècle ; elles ont germé de tous côtés dans celui-ci jusqu’au fond des provinces, avec la véritable éloquence qu’on ne connaissait guère qu’à Paris, et qui tout d’un coup a fleuri dans plusieurs villes : témoin les discours[2] sortis ou du parquet ou de l’assemblée des chambres de quelques parlements, discours qui sont des chefs-d’œuvre de l’art de penser et de s’exprimer, du moins à beaucoup d’égards. Du temps des d’Aguesseau, les seuls modèles étaient dans la capitale, et encore très-rares. Une raison supérieure s’est fait entendre dans nos derniers jours, du pied des Pyrénées au nord de la France. La philosophie, en rendant l’esprit plus juste, et en bannissant le ridicule d’une parure recherchée, a rendu plus d’une province l’émule de la capitale.

En général le barreau a quelquefois mieux connu cette jurisprudence universelle, puisée dans la nature, qui s’élève au-dessus de toutes les lois de convention, ou de simple autorité, lois souvent dictées par les caprices ou par des besoins d’argent : ressources dangereuses plus que lois utiles, qui se combattent sans cesse, et qui forment plutôt un chaos qu’un corps de législation, ainsi que nous l’avons dit[3].

Les académies ont rendu service en accoutumant les jeunes gens à la lecture, et en excitant par des prix leur génie avec leur émulation. La saine physique a éclairé les arts nécessaires, et ces arts ont commencé déjà à fermer les plaies de l’État, causées par deux guerres funestes. Les étoffes se sont manufacturées à moins de frais par les soins d’un des plus célèbres mécaniciens[4]. Un académicien encore plus utile[5], par les objets qu’il embrasse, a perfectionné beaucoup l’agriculture, et un ministre éclairé[6] a rendu enfin les blés exportables, commerce nécessaire défendu trop longtemps, et qui doit être contenu peut-être autant qu’encouragé.

Un autre académicien[7] a donné le moyen le plus avantageux de fournir à toutes les maisons de Paris l’eau qui leur manque : projet qui ne peut être rejeté que par la pauvreté, ou par la négligence, ou par l’avarice.

Un médecin[8] a trouvé enfin le secret longtemps cherché de rendre l’eau de la mer potable : il ne s’agit plus que de rendre cette expérience assez facile pour qu’on en puisse profiter en tout temps sans trop de frais.

Si quelque invention peut suppléer à la connaissance qui nous est refusée des longitudes sur la mer, c’est celle du plus habile horloger de France[9] qui dispute cette invention à l’Angleterre. Mais il faut attendre que le temps mette son sceau à toutes ces découvertes. Il n’en est pas d’une invention qui peut avoir son utilité et ses inconvénients, d’une découverte qui peut être contestée, d’une opinion qui peut être combattue, comme de ces grands monuments des beaux-arts en poésie, en éloquence, en musique, en architecture, en sculpture, en peinture, qui forcent tout d’un coup le suffrage de toutes les nations, et qui s’assurent ceux de la postérité par un éclat que rien ne peut obscurcir.

Nous avons déjà parlé du célèbre dépôt des connaissances humaines, qui a paru sous le titre de Dictionnaire encyclopédique[10]. C’est une gloire éternelle pour la nation que des officiers de guerre sur terre et sur mer, d’anciens magistrats, des médecins qui connaissent la nature, de vrais doctes quoique docteurs, des hommes de lettres, dont le goût a épuré les connaissances, des géomètres, des physiciens, aient tous concouru à ce travail aussi utile que pénible, sans aucune vue d’intérêt, sans même rechercher la gloire, puisque plusieurs cachaient leurs noms ; enfin sans être ensemble d’intelligence, et par conséquent exempts de l’esprit de parti.

Mais ce qui est encore plus honorable pour la patrice, c’est que, dans ce recueil immense, le bon l’emporte sur le mauvais : ce qui n’était pas encore arrivé. Les persécutions qu’il a essuyées ne sont pas si honorables pour la France. Ce même malheureux esprit de formes, mêlé d’orgueil, d’envie et d’ignorance, qui fit proscrire l’imprimerie du temps de Louis XI, les spectacles sous le grand Henri IV, les commencements de la saine philosophie sous Louis XIII, enfin l’émétique et l’inoculation ; ce même esprit, dis-je, ennemi de tout ce qui instruit et de tout ce qui s’élève, porta des coups presque mortels à cette mémorable entreprise ; il est parvenu même à la rendre moins bonne qu’elle n’aurait été, en lui mettant des entraves, dont il ne faut jamais enchaîner la raison : car on ne doit réprimer que la témérité, et non la sage hardiesse, sans laquelle l’esprit humain ne peut faire aucun progrès. Il est certain que la connaissance de la nature, l’esprit de doute sur les fables anciennes honorées du nom d’histoires, la saine métaphysique dégagée des impertinences de l’école, sont les fruits de ce siècle, et que la raison s’est perfectionnée[11].

Il est vrai que toutes les tentatives n’ont pas été heureuses. Des voyages au bout du monde pour constater une vérité que Newton avait démontrée dans son cabinet ont laissé des doutes sur l’exactitude des mesures. L’entreprise du fer brut forgé, ou converti en acier, celle de faire éclore des animaux à la manière de l’Égypte dans des climats trop différents de l’Égypte, beaucoup d’autres efforts pareils, ont pu faire perdre un temps précieux, et ruiner même quelques familles. Mais nous avons dû à ces mêmes entreprises des lumières utiles sur la nature du fer et sur le développement des germes contenus dans les œufs. Des systèmes trop hasardés ont défiguré des travaux qui auraient été très-utiles. On s’est fondé sur des expériences trompeuses pour faire revivre cette ancienne erreur que des animaux pouvaient naître sans germe. De là sont sorties des imaginations plus chimériques que ces animaux. Les uns ont poussé l’abus de la découverte de Newton sur l’attraction jusqu’à dire que les enfants se forment par attraction dans le ventre de leurs mères. Les autres ont inventé des molécules organiques. On s’est emporté dans ces vaines idées jusqu’à prétendre que les montagnes ont été formées par la mer : ce qui est aussi vrai que de dire que la mer a été formée par les montagnes.

Qui croirait que des géomètres[12] ont été assez extravagants pour imaginer qu’en exaltant son âme on pouvait voir l’avenir comme le présent ? Plus d’un philosophe[13], comme on l’a déjà dit ailleurs[14], a voulu, à l’exemple de Descartes, se mettre à la place de Dieu, et créer comme lui un monde avec la parole ; mais bientôt toutes ces folies de la philosophie sont réprouvées des sages, et même ces édifices fantastiques, détruits par la raison, laissent dans leurs ruines des matériaux dont la raison même fait usage.

Une extravagance pareille a infecté la morale. Il s’est trouvé des esprits assez aveugles pour saper tous les fondements de la société en croyant la réformer. On a été assez fou pour soutenir que le tien et le mien[15] sont des crimes, et qu’on ne doit point jouir de son travail ; que non-seulement tous les hommes sont égaux, mais qu’ils ont perverti l’ordre de la nature en se rassemblant : que l’homme est né pour être isole comme une bête farouche ; que les castors, les abeilles, et les fourmis, dérangent les lois éternelles en vivant en république.

Ces impertinences, dignes de l’hôpital des fous, ont été quelque temps à la mode, comme des singes qu’on fait danser dans les foires.

Elles ont été poussées jusqu’à ce point incroyable de démence qu’un je ne sais quel charlatan sauvage a osé dire, dans un projet d’éducation[16], « qu’un roi ne doit pas balancer à donner en mariage à son fils la fille du bourreau, si les goûts, les humeurs, et les caractères, se conviennent ». La théologie n’a pas été à couvert de ces excès : des ouvrages dont la nature est d’être édifiants sont devenus des libelles diffamatoires qui ont même éprouvé la sévérité des parlements[17], et qui devaient aussi être condamnés par toutes les académies, tant ils sont mal écrits.

Plus d’un abus semblable a infecté la littérature ; une foule d’écrivains s’est égarée dans un style recherché, violent, inintelligible, ou dans la négligence totale de la grammaire. On est parvenu jusqu’à rendre Tacite ridicule[18]. On a beaucoup écrit dans ce siècle ; on avait du génie dans l’autre. La langue fut portée, sous Louis XIV, au plus haut point de perfection dans tous les genres, non pas en employant des termes nouveaux, inutiles, mais en se servant avec art de tous les mots nécessaires qui étaient en usage. Il est à craindre aujourd’hui que cette belle langue ne dégénère par cette malheureuse facilité d’écrire que le siècle passé a donnée aux siècles suivants : car les modèles produisent une foule d’imitateurs, et ces imitateurs cherchent toujours à mettre en paroles ce qui leur manque en génie. Ils défigurent le langage, ne pouvant l’embellir. La France surtout s’était distinguée, dans le beau siècle de Louis XIV, par la perfection singulière à laquelle Racine éleva le théâtre, et par le charme de la parole, qu’il porta à un degré d’élégance et de pureté inconnu jusqu’à lui. Cependant on applaudit après lui à des pièces écrites aussi barbarement[19] que ridiculement construites.

C’est contre cette décadence que l’Académie française lutte continuellement ; elle préserve le bon goût d’une ruine totale, en n’accordant du moins des prix qu’à ce qui est écrit avec quelque pureté, et en réprouvant tout ce qui pèche par le style. Il est vrai que les beaux-arts, qui donnèrent tant de supériorité à la France sur les autres nations, sont bien dégénérés ; et la France serait aujourd’hui sans gloire dans ce genre, sans un petit nombre d’ouvrages de génie, tels que le poème des quatre Saisons[20], et le quinzième chapitre de Bélisaire[21], s’il est permis de mettre la prose à côté de la plus élégante poésie. Mais enfin la littérature, quoique souvent corrompue, occupe presque toute la jeunesse bien élevée : elle se répand dans les conditions qui l’ignoraient. C’est à elle qu’on doit l’éloignement des débauches grossières, et la conservation d’un reste de la politesse introduite dans la nation par Louis XIV et par sa mère. Cette littérature, utile dans toutes les conditions de la vie, console même des calamités publiques en arrêtant sur des objets agréables l’esprit, qui serait trop accablé de la contemplation des misères humaines.


FIN DU PRÉCIS DU SIÈCLE DE LOUIS XV.



  1. Ce chapitre est de 1768. (B.)
  2. Voyez les discours de MM. de Montolar, de La Chalotais, de Castilhon, de Servan, et d’autres. (Note de Voltaire.)
  3. Voyez page 427.
  4. M. Vaucanson. (Note de Voltaire.)
  5. M. Duhamel du Monceau. (Id.)
  6. Turgot ; voyez le Petit Écrit (daté du 1er janvier 1775) sur l’arrêt du conseil du 15 septembre 1774, qui permet le libre commerce des blés dans le royaume.
  7. M. de Parcieux. (Note de Voltaire.)
  8. M. Poissonnier. (Id.)
  9. M. Leroi. (Id.)
  10. Voyez l’article intitulé D’un Fait singulier concernant la littérature ; la huitième des Lettres à Son Altesse Monseigneur le prince de *** ; et tome XIV, page 153.
  11. Qu’il nous soit permis d’ajouter ici quelques traits au tableau tracé par M. de Voltaire. C’est dans ce siècle que l’aberration des étoiles fixes a été découverte par Bradley ; que les géomètres sont parvenus à calculer les perturbations des comètes, et à prédire le retour de ces astres ; que les mouvements des planètes ont été soumis à des calculs sinon rigoureux, du moins certains, et d’une exactitude égale à celle qu’on peut attendre des observations. Les principes généraux du mouvement des corps solides et des fluides ont été découverts par M. d’Alembert. Le problème de la précession des équinoxes, dont Newton n’avait pu donner qu’une solution incomplète, a été résolu par le même géomètre, et on lui doit encore la découverte d’un nouveau calcul nécessaire dans la théorie du mouvement des fluides et des corps flexibles. Les lois de la gradation de la lumière, trouvées par Bouguer ; la découverte des lunettes acromatiques, dont la première idée est due à M. Euler ; la méthode d’appliquer le prisme aux lunettes, de décomposer par ce moyen la lumière des étoiles, de mesurer avec plus d’exactitude les lois de la réfraction et de la diffraction, que l’on doit à M. l’abbé Rochon, avec de nouvelles méthodes de mesurer les angles et les distances, et des observations importantes sur la théorie de la vision : tous ces travaux sont autant de monuments du génie des savants qui ont illustré ce siècle.

    Quels progrès n’avons-nous point faits dans la chimie, devenue une des branches les plus utiles et les plus étendues de nos connaissances ! Nous avons su découvrir, analyser, soumettre aux expériences, ces fluides élastiques connus sous le nom d’airs, et dont le siècle dernier soupçonnait à peine l’existence ; les phénomènes électriques ont encore été une source féconde de découvertes ; la nature de la foudre a été connue grâce à M. Franklin, et il nous a instruits à nous préserver de ses ravages. L’histoire naturelle est devenue une science nouvelle par les travaux des Linnée, des Rouelle, des Daubenton, et de leurs disciples, tandis que l’éloquent historien de la nature en répandait le goût parmi les hommes de tous les états et de tous les pays. Les mathématiques ont fait par le génie des Bernouilli, des Euler, des d’Alembert, et des La Grange, d’immenses progrès dont Newton et Leibnitz seraient eux-mêmes étonnés. Le calcul des probabilités, qui ne servaient presque dans le siècle dernier qu’à calculer les chances des jeux de hasard, a été appliqué à dos questions utiles au bonheur des hommes.

    Les principes généraux de la législation, de l’administration des États, ont été découverts, analysés, et développés dans un grand nombre d’excellents ouvrages.

    L’art tragique enfin, perfectionné par M. de Voltaire, est devenu un art vraiment moral ; il a fait du théâtre une école d’humanité et de philosophie.

    Si nous examinons ensuite les progrès des arts, nous compterons au nombre des avantages du même siècle la perfection de l’art de construire les vaisseaux, la méthode de les doubler de cuivre ; l’art d’instruire les muets et de les rendre en quelque sorte à la société ; les secours établis pour les hommes frappés d’une mort apparente ; l’art militaire enfin, dont le génie de Frédéric a fait en quelque sorte une science nouvelle.

    Enfin nous avons vu tous les arts mécaniques, toutes les manufactures, toutes les branches de l’agriculture, se perfectionner, s’enrichir de méthodes nouvelles, se diriger par des principes plus sûrs et plus simples, fruits d’une application heureuse des sciences à tous les objets de l’industrie humaine. (K.)

  12. Maupertuis.
  13. Ceci à l’adresse de d’Holbach. (G. A.)
  14. Dans la Dissertation sur les changements arrivés dans notre globe, et dans la Dissertation du physicien de Saint-Flour, qui fait partie des Colimaçons.
  15. J.-J. Rousseau, dans son Discours sur les fondements de l’inégalité.
  16. Ces propres paroles se trouvent dans le livre intitulé Émile, tome IV, page 178. — Voici le texte d’Émile, livre V : « Il y a une telle convenance de goûts, d’humeurs, de sentiments, de caractères, qui devrait engager un père sage, fût-il prince, fût-il monarque, à donner, sans balancer, à son fils la fille avec laquelle il aurait toutes ces convenances, fût-elle née dans une famille déshonnête, fût-elle la fille du bourreau ».
  17. Le 24 septembre 1756 la chambre des vacations rendit un arrêt portant défense de publier et d’imprimer un mandement de l’archevêque de Paris (Beaumont), du 10 du même mois, daté de Conflans où le prélat était exilé depuis le 2 décembre 1754 ; voyez ci-dessus, pages 378, 381, 383, etc., et le Dictionnaire philosophique, au mot Commission, in fine.
  18. La Bletterie.
  19. Crébillon, dont Voltaire a dit :
    On préfère à mes vers Crébillon le barbare.

    Voyez, tome X, page 428, l’Épître à d’Alembert.

  20. Par Saint-Lambert.
  21. Par Marmontel.