Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens/Chapitre II

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CHAPITRE II.

Alphabet hiéroglyphique phonétique appliqué aux Noms propres de simples particuliers grecs et latins.

En présentant quelques nouvelles applications de mon alphabet des hiéroglyphes à de nouveaux noms propres insérés dans les inscriptions hiéroglyphiques de l’époque grecque ou romaine, je me propose principalement d’établir que les caractères phonétiques étaient employés simplement en ligne courante dans ces textes, sans que leur nature phonétique fût indiquée par aucune marque distinctive.

Ce fait important une fois prouvé, il sera bien plus facile de décider une question fondamentale, que je pose en ces termes : L’écriture phonétique, dont j’ai déjà prouvé l’emploi dans la transcription des noms propres des souverains étrangers, fut-elle uniquement réservée à cette transcription de noms propres ou de mots étrangers à la langue égyptienne !

En raisonnant dans la supposition que l’emploi des hiéroglyphes phonétiques était borné à la transcription des noms propres et mots étrangers, on sent bientôt que ces signes, dont la nature était si différente de celle des signes idéographiques environnans, auraient dû nécessairement être reconnaissables à des marques particulières ; et si l’on suppose encore, comme on le fait, que les caractères phonétiques n’exprimaient des sons qu’occasionnellement, et qu’ils avaient eux-mêmes une valeur idéographique, la nécessité de ces marques distinctives, dont la fonction eût été d’avertir de cette grande métamorphose d’un signe idéographique devenant tout-à-coup phonétique, se ferait sentir avec une nouvelle force, et on resterait convaincu qu’elles auraient été pour ainsi dire indispensables.

Aussi a-t-on cru que cette espèce d’encadrement elliptique, nommé cartel ou cartouche, qui, dans l’inscription de Rosette, entoure le nom propre de Ptolémée, pouvait et devait remplir les fonctions de ce signe-moniteur.

Si le texte hiéroglyphique de Rosette nous fût parvenu dans toute son intégrité, la question que nous examinons ici aurait été décidée à la première vue. Dans son état actuel, ce texte ne porte plus que le seul nom propre Ptolémée ; si nous y avions retrouvé écrits en hiéroglyphes phonétiques et entourés d’un cartel, les noms propres d’individus étrangers à la famille royale, tels qu’Aëtès, Diogène, Aréia, Irène, Pyrrha, &c. mentionnés dans le texte démotique et dans le texte grec, on aurait eu le droit, au moins apparent, de supposer que ce cartouche ou encadrement elliptique, commun à tous ces noms propres, n’était là que pour indiquer la nature phonétique des signes qu’il embrassait dans son contour.

Mais on n’a point assez considéré, dans l’examen de ces questions, qu’il ne pouvait en être ainsi, puisqu’on trouve des cartouches sur des monumens, tels que tous les grands obélisques de Rome, par exemple, qui sont bien certainement antérieurs à la domination des Grecs et des Romains en Égypte, et qui sont dus à la munificence des anciens Pharaons ; et qu’en persistant à croire, d’un côté, que l’encadrement elliptique renferme toujours des caractères phonétiques, on ne peut soutenir de l’autre, en même temps, comme on le voudrait faire, que l’écriture phonétique ne remonte point jusqu’à l’époque des rois de race égyptienne : cette contradiction rend donc fort douteux, pour le moins, que le cartouche fût la marque ordinaire des groupes phonétiques.

Mais une foule de monumens de tous les ordres viennent à notre secours pour décider cette question préliminaire autrement que par de simples considérations. Les faits parlent d’eux-mêmes, et j’ai acquis la conviction que les cartouches sculptés sur tous les monumens égyptiens connus, soit du premier, soit du second, soit du troisième style, indiquent, non pas que les caractères qui y sont contenus sont d’une nature phonétique, mais qu’ils renferment, quelle que soit d’ailleurs la nature graphique de ces caractères, des noms de rois, de reines, d’empereurs, d’impératrices, en un mot de personnages qui ont exercé des droits de souveraineté sur l’Égypte. Le cartouche ou encadrement en forme d’ellipse est donc un signe de suprématie politique, et non pas un signe graphique.

Les noms hiéroglyphiques de personnages privés sont tous, au contraire, écrits simplement en ligne courante dans les textes, sans aucune distinction qui se rapporte à la nature même des caractères qui les expriment ; et comme il n’existe point de monument égyptien, temple, obélisque, bas-relief, stèle, statuette, statue, colosse, figurine en bois ou en terre émaillée, vase funéraire, manuscrit, &c., qui ne porte des noms de souverains, et bien plus souvent encore des noms de simples particuliers, écrits en hiéroglyphes, on ne sera point étonné d’apprendre que mon recueil de ces noms s’élève déjà à plusieurs centaines : il sera donc très facile de les distinguer, et non moins facile d’établir que les noms hiéroglyphiques de simples particuliers s’écrivaient en ligne courante et sans être renfermés dans un cartouche. Je ne citerai dans ce chapitre que quelques noms propres grecs ou latins, extraits de monumens dont l’époque nous sera bien connue, la suite de cet ouvrage devant me fournir l’occasion de citer aussi un très grand nombre de noms propres égyptiens.

L’obélisque Barbérini est bien certainement du temps d’Hadrien, puisque les cartouches qui font partie de ses inscriptions hiéroglyphiques, contiennent les mots Αδριανος Καισαρ et Σαβεινα Σεβαςτη[1]. J’avais remarqué sur ce même obélisque, au commencement de la première colonne des faces 2.e, 3.e et 4.e, de plus dans la seconde de la 2.e face, un groupe de huit caractères (voy. pl. III, n.o 1) constamment précédé du nom le plus habituel d’Osiris (pl. III, n.o 2), et suivi de deux caractères (pl. III, n.o 4) qui, dans tous les manuscrits, sur toutes les stèles funéraires, sur les momies, &c., accompagnent toujours immédiatement tous les noms propres des défunts, que précède constamment aussi le nom précité d’Osiris. Je ne doutai point alors que ce groupe ne fût un nom propre, et je lui appliquai sur-le-champ mon alphabet hiéroglyphique phonétique.

Page 43, planche III
Page 43, planche III

Le premier caractère, le bras étendu, est un A ; la ligne brisée, un N ; la main, un T ; l’œil avec son sourcil, un Α ou un Ε ; les deux plumes ou feuilles, un Ι, la ligne brisée, un Ν ; le petit vase flanqué de deux triangles, inconnu ; enfin le trait recourbé est un Σ. Réunissant tous ces élémens, nous avons ΑΝΤΕΙΝ. Σ, nom dans lequel il est bien difficile, eu égard au monument qui le porte, de ne point reconnaître celui d’Antinoüs, ce favori d’Hadrien, qui périt en Égypte, et fut mis, dit-on, au rang des dieux de la contrée. Il est évident aussi que le 7.e caractère représente les dernières voyelles ΟΟ, ΟΥ, du nom grec ; la valeur bien connue des six qui le précèdent et de celui qui le suit ne permet point d’en douter. Et ce qui prouve encore mieux que ce 7.e caractère représente, soit une voyelle, soit une diphthongue, c’est que le nom d’Antinoüs est reproduit, mais dénué de toutes ses voyelles médiales, sous la forme ΑΝΤΝΣ (pl. III, n.o 3), en ne conservant que les consonnes et la seule voyelle initiale, dans la colonne perpendiculaire d’hiéroglyphes placée devant le personnage (Antinoüs lui-même) qui fait une offrande à l’une des plus grandes divinités de l’Égypte.

L’obélisque de Bénévent, portant divers cartouches qui renferment la légende Αυτοκρατωρ Καισαρ Δομιτιανος, l’empereur César Domitien[2], est bien certainement du temps de ce prince ; aussi n’ai-je point été surpris de reconnaître, vers le bas des faces 1.re, 2.e et 4.e à la suite d’une série d’hiéroglyphes, fort ordinaire sur les obélisques et qui répond à cette formule de la traduction grecque d’un obélisque par Hermapion, συνετελεσεν εργον αγαθον, un nom propre romain écrit en ligne courante (pl. III, n.o 5), et qui se lit sans difficulté par mon alphabet hiéroglyphique. La bouche est Ρ ou Α ; l’enroulement ou lituus ΟΥ ; le signe suivant Κ ; les deux traits inclinés Ι ; le lion couché Α ; les deux plumes ou feuilles Η ; le trait recourbé Σ ; et comme, dans les noms des empereurs Τιβεριος et Κλαυδιος, les deux voyelles ΙΟ sont constamment rendues en hiéroglyphes par les deux feuilles, nous lisons, sans balancer, le nom propre de l’obélisque de Bénévent[3] ΛΟΥΚΙΛΙΟΣ, Lucilius.

Mais, pourrait-on m’objecter, rien ne prouve ici que ces sept caractères expriment un nom propre quelconque : ils expriment bien certainement un nom propre, car ils sont accompagnés d’un hiéroglyphe figurant un homme accroupi et levant un bras, caractère qui suit immédiatement tous les noms propres hiéroglyphiques d’individus, à l’exception des seuls noms de rois, qui sont suffisamment caractérisés par le cartouche. Ce signe hiéroglyphique, placé quelquefois aussi à la suite de simples prénoms ou surnoms, est une marque de spécialité ; sa fonction est donc, non pas de désigner la nature des caractères qui le précèdent, mais la nature de l’idée exprimée, soit phonétiquement, soit idéographiquement, par ces mêmes caractères. C’est ainsi que les noms de femmes sont suivis de l’image d’une femme[4] ; les noms des dieux, du caractère d’espèce Dieu[5] ; les noms propres des vaches et des taureaux sacrés[6], de l’image d’une vache ou d’un taureau, &c.[7].

Un troisième obélisque, trouvé dans les ruines de Préneste et appartenant jadis au vénérable cardinal Borgia, est certainement aussi de style égypto-romain, puisqu’il est tout-à-fait semblable, pour la matière et pour le travail, aux obélisques Pamphile, Barbérini et de Bénévent, que j’ai prouvé appartenir aux règnes de Domitien et d’Hadrien. La matière et le travail de ces obélisques différent essentiellement, en effet, de la matière et du travail des grands monolithes de Rome purement égyptiens et du plus ancien style. Cette dernière observation est due à la sagacité de Georges Zoëga[8]. Mais ce savant, qui rapportait ces obélisques à l’époque des rois égyptiens successeurs de Psammitichus, n’a point dit que l’obélisque Borgia[9] était en quelque sorte un double de l’obélisque Albani[10]. Ces deux obélisques doivent avoir été primitivement placés en pendans, à l’entrée d’un temple ou de tout autre édifice public, soit en Italie, soit en Égypte. Il ne reste de chacun de ces deux monolithes qu’un seul fragment de leur partie inférieure, lequel, vers la base de l’obélisque, contient la dédicace du monument et le nom de ceux qui le firent ériger ; il ne reste non plus de ces parties curieuses des deux obélisques, que deux noms ou surnoms latins, écrits en hiéroglyphes, et la fin d’un troisième. Ces noms ou surnoms sont tracés en ligne courante, sans cartouche, sur les quatre faces des deux monolithes, et chacun d’eux est encore suivi de l’hiéroglyphe d’espèce homme, comme le nom précité de Lucilius, comme tous les noms propres d’homme égyptiens, dont nous donnerons successivement la lecture.

L’obélisque Borgia ne porte plus que les derniers caractères du premier nom ou surnom (pl. III, n.os 9 et 11), qui se lisent tantôt ΤΚΤΣ (face troisième) et tantôt ΤΤΚΣ (face deuxième). Mais sur l’obélisque Albani, ce nom est encore tout entier ; cependant la gravure de Kircher, et il n’en existe point d’autre à ma connaissance, est tellement défectueuse, que je ne hasarde point de le lire : ce nom ou surnom paraît contenir les élémens ΣΒ .. ΤΤΚΣ (pl. III, n.o 6).

Le second nom ou surnom, quoique fragmenté, est bien reconnaissable sur l’obélisque Borgia ; il est parfaitement conservé d’ailleurs sur l’obélisque Albani (pl. III, n.o 10), et il se lit sans difficulté : le trait recourbé Σ le triangle Κ, le trait recourbé Σ, le segment de sphère Τ, les deux sceptres ou bâtons Σ ; cela produit le prénom latin SEXTUS, ΣΕΞΤΟΣ, le Ξ grec et le X des Latins étant exprimés, dans le système hiéroglyphique, par les deux signes réunis des consonnes Γ ou Κ et Σ, ainsi que l’ont déjà prouvé les noms hiéroglyphiques d’Alexandre le Grand et de Ptolémée-Alexandre.[11]

Le troisième nom propre ou surnom (pl. III, n.o 7) est bien entier sur les deux obélisques, et se compose de sept caractères : l’épervier Α ; le carré strié Π ou Φ[12] ; le lion Ρ ou Α ; le triangle Κ ; un second épervier Α : la ligne brisée ou ondée Ν ; et les deux sceptres affrontés Σ. La réunion de ces élémens produit ΑΦΡΚΑΝΣ, la charpente entière du nom ou surnom Αφρικανος, AFRICANUS.

D’après la gravure de Kircher, l’obélisque Albani présente, avant ces noms propres, les traces d’un cartouche qui renfermait certainement le nom de l’empereur en l’honneur duquel cet obélisque a pu être érigé. Un dessin correct de ce monolithe nous eût permis de lire ce nom, et il aurait suffi peut-être pour nous fournir quelques notions sur le personnage qui porta, soit le prénom Sextus, soit le surnom Africanus, en fixant l’époque précise de son existence[13].

Mais ce qui importe bien plus au but général de cet ouvrage, c’est de déduire les conséquences naturelles de la lecture des noms propres, prénoms ou surnoms Antinoüs, Lucilius-Rufus, et Sextus-Africanus, que nous venons de reconnaître dans des textes hiéroglyphiques, et ces conséquences se réduisent à deux seulement :

1.o Les Égyptiens, du temps des Romains, en transcrivant les noms propres étrangers en hiéroglyphes phonétiques, ne plaçaient auprès de ces caractères aucun signe qui pût avertir de leur nature phonétique ;

2.o Les caractères phonétiques étaient groupés toujours, sans aucune distinction particulière, avec des signes proprement idéographiques, tels que les caractères précités dieu, déesse, homme, femme, taureau, vache, &c.

Ainsi donc, à l’égard du système général de l’écriture hiéroglyphique, nous reconnaissons déjà avec certitude qu’il employa deux ordres de signes très-différens : les uns exprimaient des sons, et les autres des

idées. Poursuivons cette analyse.

Notes du Chapitre II
  1. Voyez ma Lettre à M. Dacier, pag. 31 et 32, et aux planches, les n.os 76 et 77.
  2. Je donnerai la lecture de ces divers cartouches dans un ouvrage intitulé Chronologie des monumens de l’Égypte et de la Nubie, dont je m’occupe, de concert avec M. Huyot, membre de l’Institut, Académie des beaux-arts, qui les a dessinés sur les lieux.
  3. L’obélisque de Bénévent est gravé, mais fort imparfaitement, dans l’ouvrage de Zoëga, de Origine et usu obeliscorum, pag. 644.
  4. Voyez le caractère spécial homme et femme, au Tableau général, n.os 245 et 246.
  5. Voyez Tableau général, noms des dieux et des déesses.
  6. Idem, n.o 65.
  7. L’obélisque de Bénévent contient un second surnom ou nom propre romain ; mais la gravure est si mauvaise, que je n’ose décider sa lecture : toutefois il ne peut y avoir que ΛΟΥΠΟΣ ou ΡΟΥΦΟΣ.
  8. De origine et usu obeliscorium, pag. 474, 598, 599, &c. &c.
  9. Gravé dans l’ouvrage de Zoëga, pag. 192.
  10. Gravé dans Kircher, Obeliscus Minerveus, pag. 136,
  11. Lettre à M. Dacier, &c. pag. 17, 20 ; et pl. I.re, n.os 25, 26, 40 et 41.
  12. Voyez le nom hiéroglyphique de Philippe, Tabl. gén. n.o 126.
  13. Lucilius-Rufus et Sextus Africanus ne peuvent être que les deux préfets d’Égypte, Rufus et Africanus, cités dans les auteurs ou les inscriptions grecques d’Égypte (voyez les Recherches &c. de M. Letronne), et qui auront fait exécuter les deux obélisques, pour en faire hommage à l’empereur régnant.