Préfaces et Manifestes littéraires/La Patrie en danger

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G. Charpentier (p. 133-138).

LA PATRIE EN DANGER

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION[1]


La pièce ici imprimée, je la donne, telle qu’elle a été écrite par mon frère et par moi, telle qu’elle a été lue par mon frère au comité de la Comédie-Française, le 7 mars 1868, je la donne sans changer un mot[2].

Maintenant, si cela intéresse quelques personnes, de savoir les raisons, pour lesquelles je renonce à épuiser toutes les chances d’une représentation théâtrale sur un théâtre quelconque, pour une œuvre dans laquelle mon frère avait mis et les derniers efforts et les dernières espérances de sa vie, ces raisons, les voici :

Sous l’Empire, on nous avait dit : « Allez, c’est bien inutile de chercher à vous faire jouer, jamais la censure ne laissera passer votre pièce. »

L’Empire est tombé, la République lui a succédé ; mais sous le nouveau régime de liberté, je retrouve la censure replâtrée dans sa perpétuité et rafistolée dans sa toute-puissance. Or, avec les nouveaux censeurs, — qui, je crois bien, sont toujours les anciens, — je n’ai pas seulement à appréhender qu’ils trouvent notre pièce ou trop légitimiste ou trop révolutionnaire ; par le fait cruel des derniers événements, j’ai à craindre qu’ils ne découvrent, en notre troisième acte — écrit en 1867, dans la prévision certaine de la guerre future, — des allusions, des manœuvres tendant à une agitation dangereuse pour nos relations avec la Prusse.

Dans cette crainte, aujourd’hui que, des deux collaborateurs, je suis resté seul avec une énergie un peu défaillante, je ne me sens pas le courage d’entreprendre les démarches, de subir les taquineries, les ennuis, les petites tortures morales, qu’un fabricateur de livres rencontre d’ordinaire près d’une direction théâtrale, quand au bout d’une réussite si chèrement achetée peut se dresser le désespérant veto[3].

Après tout, s’il me prenait fant aisie de faire le tour des théâtres de Paris, il se pourrait bien que les directeurs épargnassent aux censeurs le crime que je leur impute par avance et que notre pièce fût refusée partout. Le temps n’est guère aux tentatives d’art pur, et le public républicain d’aujourd’hui me paraît ressembler bien fort au public impérial d’hier, au public contemporain de cette anecdote.

Je me trouvais, il y a quelques années, dans le salon d’un grand écrivain ; autour de lui des auteurs de livres connus, des esprits distingués et bêtement idéaux, gémissaient, sur un mode élevé, du remplacement au théâtre des mots spirituels par des gorges, du remplacement des phrases bien faites par des cuisses, et à défaut de chair toute crue, et toute nue, du remplacement d’à peu près tout par des robes de Worth. Tout à coup, une actrice, connue par le cynisme de son esprit, interrompit les doléances littéraires par cette apostrophe : « Vous êtes jeunes, vous autres, mais le théâtre au fond, mes enfants, c’est l’absinthe du mauvais lieu. »

Et ladite actrice avait toujours l’habitude d’appeler les sales choses par leurs noms propres.

Obligé de reconnaître que le brutal aphorisme a du vrai pour aujourd’hui comme il en avait pour hier, et que la République n’a pas encore beaucoup fait pour la régénération du goût public, je me résigne, à peu près de la même manière qu’on se suicide, à imprimer cette pièce, un peu consolé cependant par un pressentiment vague, qui me dit qu’un jour, un jour que nous devons tous espérer, cette œuvre mort-née sera peut-être jugée digne d’être la voix avec laquelle un théâtre national fouettera le patriotisme à la France[4].


    EDMOND DE GONCOURT.
    Mars 1875. 
  1. E. Dentu, 1873. 1 vol. in-8°.
  2. Seul le titre a été changé. La pièce a été lue sous le titre de MADEMOISELLE DE LA ROCHEDRAGON. Mais le matin de la lecture, sur l’annonce des journaux, nous recevions la visite d’une personne qui nous apprenait l’existence d’une marquise de la Rochedragon, d’une vieille femme qui souffrait de l’idée de se voir affichée, imprimée. Nous n’avions pu nous refuser à un changement de nom.
  3. M. Carvalho, alors directeur du Vaudeville, avait eu l’idée de monter LA PATRIE EN DANGER, dans le temps où il jouait l’Arlésienne d’Alphonse Daudet.
  4. (Note de la seconde édition.) Un journal nous a accusé de nous être inspiré pour le type de Boussanel du Cimourdain de M. Hugo ; nous n’avons qu’à répondre ceci : l’impression de notre pièce a précédé la publication de QUATRE-VINGT-TREIZE. Mais un critique légitimiste ne nous a-t-il pas sérieusement reproché d’avoir plagié MADAME BENOITON dans RENÉE MAUPERIN, roman paru deux ou trois ans avant la représentation de M. Sardou ?