Première Introduction à la philosophie économique/1

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Première Introduction à la philosophie économique
ou analyse des États policés (1767)
Texte établi par Auguste DuboisPaul Geuthner (p. 1-12).

CHAPITRE PREMIER.

Analyse des trois sortes d’Arts qui s’exercent dans les États policés.

No premier.
De la Nature et de l’Art en général.


L’homme ne peut se conserver sur la terre, s’y procurer le bien-être, qu’en [2] appliquant à cet usage des objets dont les jouissances utiles ou agréables nous préservent de la douleur et de la mort, perpétuent les individus ou l’espèce, et nous font une vie douce, une existence commode.

J’ose croire que cette première idée n’a pas besoin d’être éclaircie. Les objets propres à nos jouissances utiles ou agréables s’appellent des biens. Mais tous ces objets de jouissances, tous ces biens, même ceux qui paroissent les plus composés, se réduisent en dernière analyse à des productions naturelles plus ou moins façonnées.

La première distinction économique sembleroit donc être celle de la nature, qui produit les objets propres à notre conservation, ou à notre bien-être ; de l’art qui les assemble, qui les divise, qui les polit en mille et mille manieres différentes.

En effet ; quand on réfléchit sur les [3] productions naturelles que l’industrie façonne dans les grandes sociétés, pour en former divers objets propres à nos jouissances, on reconnoît bientôt que ces productions, même dans leur état brut, ou dans leur plus grande simplicité primitive, sont, il est vrai, des présents de la nature, mais aussi des effets de l’art et même de trois espèces d’arts qui s’exercent dans les États policés ; c’est-à-dire, de l’art social, de l’art productif et de l’art stérile. C’est ce que je dois expliquer.


No II.
De l’Art fécond ou productif.


L’homme policé a poussé la réflexion, la prévoyance et l’adresse jusqu’au point de préparer, d’assurer, de multiplier les productions naturelles, d’où dépendent sa conservation et son bien-être.

Tous les animaux travaillent jour[4]nellement à se procurer la jouissance des productions spontanées de la nature, c’est-à-dire, des aliments que la terre leur fournit d’elle-même.

Quelques espèces plus industrieuses amassent et conservent ces mêmes productions, pour en jouir dans la suite. Presque tous ceux qui nous sont connus façonnent plus ou moins leur habitation, le lieu de leur repos, celui qui sert à l’éducation de leurs petits.

L’homme seul destiné à étudier les secrets de la nature et de la fécondité, s’est proposé d’y suppléer, en se procurant, par son travail, plus de productions utiles qu’il n’en trouveroit sur la surface de la terre inculte et sauvage.

Cet art, père de tant d’autres arts, par lequel nous disposons, nous sollicitons, nous forçons pour ainsi dire la terre à produire ce qui nous est propre, c’est-à-dire, utile ou agréable, est peut-[5]être un des caractères les plus nobles et le plus distinctif de l’homme sur la terre.

On l’appelle art fécond ou productif, parcequ’il travaille directement et immédiatement à opérer la plus grande fécondité de la nature ; à tirer du sein de la terre une plus abondante récolte de productions ; à préparer, assurer, et multiplier la naissance des objets utiles à notre conservation et à notre bien-être.

La fécondité de la nature et de ses productions fait donc l’objet de cet art, puisque c’est pour aider, pour multiplier les opérations de cette fécondité, que nous l’employons, avant la naissance des productions, pour que la récolte en soit plus certaine et plus abondante.

La production naturelle, prise dans son état brut, ou dans sa plus grande simplicité primitive caractérise donc cet art fécond ou productif, dont elle est l’effet.

[6] Il s’exerce sur les trois règnes de la nature. Car l’homme policé fait usage des animaux, des végétaux et des minéraux divers.

On peut donc subdiviser l’art fécond ou productif, en trois arts suivant ces trois règnes.

La chasse et la pêche raisonnées et préparées, l’éducation et la multiplication des animaux plus ou moins domestiques est le premier.

L’agriculture proprement dite forme le second.

L’art de tirer les minéraux quelconques du sein de la terre fait le troisième.

Tous les trois appartiennent à l’art fécond, ou productif, qui est la cause de la récolte et de son abondance.


No III.
De l’Art stérile ou non productif.


Quand la terre préparée, sollicitée, [7] forcée même, pour ainsi dire, à devenir plus féconde, nous a donné des productions propres à nos jouissances ; la plupart ne sont pas encore en état de servir à notre conservation, à notre bien-être, dans l’état brut de leur simplicité primitive.

Mais la réflexion, l’adresse, l’expérience ont appris aux hommes à varier presque à l’infini les objets de leurs jouissances, par les formes différentes qu’ils savent donner aux productions de la simple nature : par les divisions et les altérations qu’ils leur font subir : par la manière dont il les assemblent ou les incorporent l’une à l’autre.

Il est donc une seconde espèce d’arts, qui s’emparent des productions, après que la fécondité de la nature les a données ; qui ne destine pas (comme l’art fécond ou productif) ces fruits naturels à revivre dans une postérité semblable à eux, ou à servir de moyens [8] préparatoires, de moyens productifs d’une nouvelle et plus ample récolte du même genre, mais qui se propose seulement de les façonner, afin que la jouissance en devienne plus utile ou plus agréable.

On appelle cet art stérile, infécond ou non productif par opposition à l’art fécond ou productif, parcequ’en effet il s’exerce sur les productions naturelles, non pour aider et pour augmenter leur fécondité ; non pour qu’elles se reproduisent et se multiplient, mais au contraire pour les rendre elles-mêmes prochainement et immédiatement utiles aux jouissances des hommes, aux dépens de cette même fécondité, qui périt sous la main de l’art stérile.

Les arts non productifs, bien loin d’être inutiles, font dans les États policés le charme et le soutien de la vie, la conservation et le bien-être de l’espèce humaine.

[9] La plupart même de ces arts stériles exigent beaucoup d’esprit naturel et de science acquise, pour les exercer comme ils le sont dans les grands empires florissants.

Ce n’est donc pas pour déprécier ou avilir cette espèce d’industrie très utile, très nécessaire, qu’il faut distinguer l’art fécond ou productif de l’art stérile, ou non productif. C’est qu’en effet l’un prépare et augmente la fécondité de la nature et de ses productions, l’autre se contente d’en profiter. L’un s’occupe des productions futures pour en procurer la naissance, l’autre ne s’occupe que des productions déjà nées pour en préparer la jouissance ou la consommation.

Dans les grands États policés, où presque tout le sol est cultivé, il n’existe que très peu de productions spontanées. C’est-à dire, de productions qui naissent d’elles-mêmes, sans aucun travail hu[10]main préparatoire. Presque toute récolte est donc effet subséquent du travail fait par quelqu’un des arts féconds, ou productifs.

Mais aussi, dans ces empires florissants, comme il n’est que très peu de productions naturelles employées dans leur état brut ou de simplicité primitive, presque toute récolte est la cause antérieure du travail à faire par quelques-uns des arts stériles ou non productifs.

Je le répete, en finissant, stériles par opposition à l’art fécond, mais non par opposition à utiles, comme quelques-uns seroient tentés de le croire ; car au contraire ces arts sont dans un État policé d’une très grande utilité, d’une très grande nécessité. Les productions qu’ils employent servent immédiatement aux jouissances qui font la conservation et le bien être des hommes. Elles y contribuent tant par leurs qua[11]lités naturelles, que par les formes qu’elles ont acquises.

Mais les productions employées par l’art fécond ou productif servent au contraire immédiatement à la réproduction, à la multiplication des dons de la nature, et ce n’est que dans leur postérité, s’il est permis de s’exprimer ainsi, qu’elles servent médiatement à toute autre espece de jouissance.


No. IV.
Des subsistances et des matieres premieres.


Telle est la loi de la nature, que les objets propres à nos jouissances périssent tôt ou tard, par l’usage même que nous en faisons. C’est ce qu’on appelle consommation.

Mais il est aisé de voir que les uns sont de consommation subite, totale et momentanée : les autres de consommation lente, partielle et successive.

Nos aliments, nos boissons, les ma[12]tieres que nous brulons pour divers usages sont de la premiere espece. Nos habitations, nos meubles, nos vêtements sont de la seconde.

La premiere s’appelle donc, pour abréger, les subsistances : la seconde s’appelle, dans l’état brut ou de simplicité primitive, les matieres premieres des ouvrages de l’art, et pour l’ordinaire, en deux mots, matieres premieres.

Ainsi tous les êtres physiques quelconques existants dans l’empire le plus vaste et le plus florissant se réduisent, par une analyse bien simple et bien naturelle, en subsistances des êtres vivants, et en matieres premieres des ouvrages de l’art.

Quand on considere cette masse générale des subsistances et des matieres premieres dans l’état de simplicité primitive, telle que l’art fécond ou productif la reçoit chaque année des mains de la nature ; on l’appelle la réproduction [13] totale annuelle de l’état, ou simplement la réproduction.

C’est pourquoi, dans le langage économique, le mot réproduction signifie l’assemblage universel des subsistances et des matieres premieres, dont une partie doit être consommée subitement par les êtres vivants, l’autre usée lentement après avoir été plus ou moins façonnée.


No. V.
Des Richesses.


Les objets propres à nos jouissances utiles ou agréables sont appellés des biens, parcequ’ils procurent la conservation, la propagation, le bien-être de l’espece humaine sur la terre.

Mais quelquefois ces biens ne sont pas des richesses, parcequ’on ne peut pas les échanger contre d’autres biens, ou s’en servir pour se procurer d’autres jouissances. Un beau temps, une bonne [14] santé, une belle ame, sont des biens sans être des richesses. Les productions de la nature, ou les ouvrages de l’art les plus nécessaires et les plus agréables cessent d’être richesses, quand vous perdez la possibilité de les échanger et de vous procurer par cet échange d’autres jouissances. Cent mille pieds des plus beaux chênes de l’univers ne vous formeroient point une richesse dans l’intérieur de l’Amérique septentrionale où vous ne trouveriez point à vous en défaire par un échange.

Le titre de richesses suppose donc deux choses : premierement les qualités usuelles, qui rendent les objets propres à nos jouissances utiles ou agréables, et qui les constituent des biens : secondement la possibilité de les échanger, qui fait que ces biens peuvent vous en procurer d’autres, ce qui les constitue richesses.

Cette possibilité de l’échange sup[15]pose qu’il existe d’autres biens contre lesquels on peut les échanger.

Mais parmi les simples productions naturelles, les subsistances périssent chaque année, chaque jour, chaque moment, par la consommation subite qu’en font les êtres vivants. On appelle ces biens les richesses sans cesse périssantes et renaissantes, ou richesses de consommation subite.

Au contraire, les matieres premieres se conservent plus ou moins long-tems, suivant les ouvrages qu’on en forme, et suivant leurs qualités naturelles. La plupart des ouvrages de l’art ne s’usant que peu à peu, procurent les mêmes jouissances pendant plusieurs jours, plusieurs mois, plusieurs années, et même quelques-uns pendant plusieurs siécles.

Ces biens s’appellent richesses de durée ou de conservation.

Mais il est très essentiel de remarquer [16] ici comment se forment ces richesses de durée ou de conservation. C’est par les façons que reçoivent les matieres premieres, et par la consommation des subsistances que font les ouvriers, en donnant ces formes aux matieres.

Cette observation est absolument nécessaire pour éviter un double emploi qu’on fait souvent dans le calcul des richesses d’un État.

On dit communément qu’il y a deux sortes de richesses, les unes naturelles, les autres industrielles, ou formées par l’industrie des arts stériles. On appelle quelquefois les unes richesses primitives, les autres richesses secondaires. Il y a dans cette maniere de parler un fonds véritable, mais quand on ne s’explique pas plus clairement, il peut en résulter de doubles emplois dans le calcul des richesses, et de très grandes erreurs dans toutes les parties de la théorie politique ; erreurs qui sont la source [17] de plusieurs fautes graves dans la pratique de l’administration.

Dans la réalité il y a deux manieres de jouir des productions naturelles, soit matieres premieres, soit subsistances. L’une de ces manieres est de les employer ou consommer de telle sorte qu’il n’en reste plus rien ; que toutes ces productions soient absolument détruites, et ne procurent plus aucune autre jouissance : telles sont toutes les consommations qu’on fait en ne travaillant pas aux ouvrages de durée.

L’autre maniere consiste à façonner une portion des matieres, en consommant d’autres productions naturelles ; de telle sorte qu’il reste un ouvrage solide capable de procurer des jouissances.

Mais il y auroit plus que de la confusion, il y auroit de l’erreur à ne pas observer que tout le réel se réduit néanmoins aux productions de la nature ; [18] que de ces productions une portion a péri par la consommation, l’autre portion reste avec une forme qui procure certaine jouissance.

Pour mieux concevoir l’identité parfaite de ces deux prétendues especes de richesses ; donnez-moi toutes les richesses naturelles (ou toutes les productions nées et à naître dans leur état brut, de simplicité primitive ; toutes les subsistances, toutes les matieres premieres) que ce soit là mon lot. Prenez pour le vôtre en idée toutes les richesses industrielles, et tâchez de la réaliser cette idée. Voyez si vous n’êtes pas obligé de venir prendre à mon lot, d’abord chaque objet réel, dont vous devez former le vôtre, c’est-à-dire toutes les matieres premieres et toutes les subsistances ; puis même, si vous voulez échanger votre ouvrage, tous les objets réels dont vous préférez la jouissance à celle des matieres par vous façonnez.

[19] Les richesses industrielles sont donc une portion des richesses naturelles, et pour analyser avec exactitude, avec précision, il faut dire, les productions toutes simples forment la masse générale des richesses. Elles viennent d’abord entre les mains de l’art productif qui les arrache à la fécondité de la nature, c’est-là le tout. Mais quelques-unes de ces productions, qui ne sont qu’une partie du même tout, passent entre les mains de l’art stérile qui leur donne une forme : voilà les richesses de durée.

Toute la masse des richesses est donc crée d’abord par l’art fécond ou productif ; l’art stérile ou infécond, ne fait donc que varier la maniere de jouir des richesses naturelles.


No. VI.
De l’Art social.


Quand on réfléchit sur l’état actuel de [20] l’art fécond ou productif, et de l’art stérile ou non productif, dans les grands empires policés ; on voit que l’un et l’autre ne doivent leur développement, leur perfection qu’à la société.

J’appelle société les communications des hommes entr’eux, la combinaison de plusieurs intelligences, de plusieurs volontés, de plusieurs forces réunies et tendantes au même but ; les relations multipliées par l’instruction, par l’exemple, par l’émulation.

Pour que l’industrie productive et l’industrie façonnante fleurissent dans un État ; il faut que les hommes sachent, il faut qu’ils veulent, il faut qu’ils puissent se livrer aux travaux de l’art fécond, à ceux de l’art stérile.

Savoir, suppose l’instruction, l’exemple ou le loisir de réfléchir et d’inventer.

Vouloir, suppose la liberté d’opérer, et la certitude de profiter de son travail.

Pouvoir, suppose des moyens de dé[21]penser par avance, des instruments, des préparations, des secours.

Si vous supposez les hommes bruts, ignorants et stupides ; si vous les supposez sans cesse occupés à se dépouiller, à se déchirer, à se détruire : si vous supposez qu’ils ne se prêtent aucun secours, qu’ils n’ont point établi et facilité de communications entr’eux, qu’ils n’ont point donné de préparations au sol qu’ils habitent, pour le rendre plus fécond ; ce n’est plus un État policé que vous imaginez, c’est une horde de sauvages, dans une terre inculte. À peine y trouverez-vous les plus grossieres ébauches de l’art productif et de l’industrie façonnante.

Au contraire, plus vous verrez d’instruction, de bon exemple, et de développement de l’industrie dans les esprits ; plus vous verrez de justice et de bienfaisance dans les ames, de tranquillité, de respect pour le travail d’autrui, et [22] pour les fruits de ce travail, de concours des forces, des intelligences, des volontés pour de grands objets qui l’exigent ; plus vous verrez de grandes avances pour multiplier la production, ou pour en étendre l’usage, pour la rendre utile et agréable ; plus aussi vous serez sûr que l’État est policé, que l’art productif et l’art stérile y sont en prospérité.

Il y a donc dans les États policés, des causes effectives auxquelles tous les arts tant productifs que stériles doivent leur naissance : des conditions antérieures, sans lesquelles ces arts ne pourroient ni naître ni se perfectionner, mais par le moyen desquelles ces arts fleurissent de plus en plus les uns et les autres.

Ces conditions les voici en trois mots, instruction, protection, administration. C’est ce qui fait la premiere essence des États policés. C’est par ces trois moyens véritablement efficaces que les arts pro[23]ductifs et les arts stériles y fleurissent de plus en plus.

L’instruction opere que les hommes savent pratiquer ces arts utiles et agréables ; la protection opere qu’ils le veulent ; la bonne administration opere qu’ils le peuvent.

Tous les trois sont proprement l’exercice de l’autorité. L’art d’exercer l’autorité, de la perfectionner de plus en plus, est celui que j’appelle art social, le premier de tous, le principe et la cause de tous les autres.


No. VII.
Utilité de l’Art social.


L’exercice de l’autorité (c’est-à-dire l’instruction, la protection, l’administration) qui sont les causes de la prospérité des Empires, forme donc l’objet de l’art social.

1o la nécessité de l’instruction vient de ce que l’homme brut et abandonné à lui-même, ne développeroit ni les fa[24]cultés de son esprit, ni celles de ses organes. Il languiroit dans l’inertie, il seroit trop souvent stupide, paresseux, sujet à la colere et à la cupidité, meres des violences. Il n’écouteroit souvent que des desirs fougueux, n’ayant ni la prévoyance qui les empêche de naître, ni l’habitude de réfléchir, qui les tempere ; de là naitroient trop communément des usurpations, des représailles, des vengeances.

L’utilité de l’instruction vient de ce que l’homme enseigné est capable de pousser de plus en plus à leur perfection toute espece de vertus bienfaisantes et de justice exacte, toutes sortes de sciences, tous les arts utiles et agréables.

L’instruction, qui contient l’enseignement, l’exemple, l’émulation, est le moyen de former le cœur, l’esprit et les organes des hommes ; chacun suivant leurs talents et leur condition ; [25] d’en développer avantageusement toutes les facultés, de les tourner autant qu’on peut et de plus en plus vers le grand objet des États policés, c’est-à-dire d’abord, vers la prospérité de l’art fécond ou productif, puis par elle vers la prospérité des autres arts, qui en est l’effet.

Par la continuité, par la généralité, par la perfection de l’art d’instruire, les hommes s’approprient de bonne heure le résultat des réflexions, des expériences, et des succès de plusieurs générations et de plusieurs siécles. Et c’est cette appropriation qui développe les facultés de l’esprit, du cœur ou des organes corporels, qui en dirige l’emploi vers le bien commun des États policés et de l’humanité.

2o la protection ou la puissance tutélaire est de deux sortes. L’une est intérieure, elle empêche, réprime et punit les usurpations faites par violence ou [26] par fraude sur les propriétés des hommes réunis en société ; c’est ce qu’on appelle plus communément justice distributive, c’est la justice civile ou criminelle, qui fait jouir chaque citoyen de sa liberté personnelle, de ses possessions et de ses droits légitimement acquis.

L’autre est extérieure ; c’est la force publique militaire et politique de l’État, qui le garantit des invasions du dehors.

La nécessité de la protection ou de la puissance tutélaire, vient de l’inclination trop réelle qu’ont les hommes à l’usurpation et aux violences, parcequ’il nous est naturel à tous de vouloir jouir. Or il semble plus facile et plus prompt de s’approprier le fruit du travail d’autrui, que de travailler soi même pour acquérir des jouissances légitimes.

Dans le vrai, l’usurpation et la violence sont les moyens les plus couteux, les plus dangereux, les plus odieux pour chaque individu, puisqu’ils engendrent [27] la haine, la vengeance, les représailles, les combats : au moins la crainte, le péril et les remords.

Ils sont évidemment tout en perte pour l’espece humaine prise en général, puisque tout usurpateur pourroit créer ou mériter légitimement les objets propres à ses jouissances, et cela souvent sans être obligé d’employer autant de force, d’adresse et de tems qu’il en met pour préparer, pour exécuter, pour pallier ou soutenir ses usurpations.

Il n’en est pas moins vrai que dans la fougue des desirs, l’homme est malheureusement enclin à l’usurpation, à la violence, à la fraude. Et c’est-là ce qui rend nécessaire la protection publique ou la puissance tutélaire.

L’utilité de la protection ou de l’autorité garantissante, (sur tout quand elle est précédée de l’instruction qui rend communément les hommes meilleurs, en les rendant plus éclairés et plus in[28]dustrieux) ; cette utilité, dis-je, vient de ce que dans les États policés, lorsque la puissance publique est bien organisée ; lorsqu’elle est par-tout présente, agissante, imposante, elle prévient et réprime les attentats de la violence ou de la fraude privée, par une justice exacte ; elle contient ou repousse les usurpateurs du dehors, par la force militaire de l’état et par l’efficacité de ses relations politiques avec de bons et fidéles alliés.

3o Enfin, l’administration comprend tous les travaux tant généraux que particuliers, qui disposent le sol ou le territoire d’un État à l’exercice, à la prospérité de tous les arts féconds ou productifs, puis de tous les arts stériles qui en sont l’effet.

La nécessité de cette administration se tire de ce que la terre inculte et sauvage a besoin de préparations, pour devenir un empire organisé, une société policée.

[29] Car il faut y former des propriétés particulieres, c’est-à-dire, des portions de terres toutes prêtes à recevoir la culture, à produire abondamment, à être récoltées commodément. Ce qui suppose, comme tout le monde sait, les défrichements ou l’enlevement des obstacles naturels opposés à la culture, à la fécondité, à la facilité des récoltes ; (tels que les pierres, les sables, les buissons), l’extirpation des racines, des mauvaises plantes ou des arbres inutiles, et la substitution des bons à leur place ; l’écoulement convenable des eaux, ou les commodités des arrosements, les clôtures, les abris contre les vents, contre le hâle, contre les animaux destructeurs ; enfin, les édifices convenables pour loger les cultivateurs, leurs instruments, leurs troupeaux et leurs denrées.

C’est là ce qu’on appelle avances foncieres : c’est ainsi que l’administration [30] privée forme des propriétés particulieres sur le territoire de l’État.

Il faut en même-tems y former les grandes propriétés publiques, qui font valoir celles des particuliers. Les chemins, les canaux, les rivieres navigables, les ponts, les ports, les villages, les villes, et tous les autres grands ou petits édifices publics.

C’est l’administration générale et suprême qui forme ces grandes propriétés publiques par ses avances souveraines.

L’utilité de cette administration, tant privée que publique, n’est pas douteuse. Elle vient de ce qu’un territoire ainsi disposé, par de grandes avances de l’un et de l’autre genre, peut entretenir un nombre prodigieux d’hommes dans l’abondance et la prospérité ; tandis qu’un sol tout pareil, de même étendue, mais dénué de ces avances, n’en entretiendra qu’un petit nombre, ayant peu de jouissances.

[31] Instruire, protéger, administrer, voilà donc l’autorité ou l’art social.

Dans les États policés, la perfection de l’art social est une cause de prospérité pour l’art fécond ou productif, et pour l’art (utile, nécessaire même) que j’appelle stérile, c’est-à-dire infécond ou non productif, qui ne fait pas naître les productions, mais qui leur donne une forme, et qui rend par cette forme les jouissances plus variées, plus utiles ou plus agréables.